C’était l’époque où les numéros sur les téléphones à cadrans ne nécessitaient que six chiffres, où Daniel Cohn-Bendit n’était qu’un sage petit lycéen parmi tant d’autres, où l’on croyait que les grands ensembles façon Le Corbusier étaient la panacée urbanistique et que Poulidor pourrait porter le maillot jaune ailleurs que dans une pub pour la Samaritaine. On criait « pool ! » à Dallas, Luther King rêvait et le Viêt Nam prenait le relais de l’Algérie comme premier de cordée dans la catégorie « guêpier pour puissance occidentale ». C’était l’année soixante-euh-trois – et tant pis pour l’autre tête d’ampoule des salles de bain.
Et tandis qu’en cinéma ou en sciences humaines, la France donne encore le tempo, en matière de musique pop, c’est plus compliqué : les coquelets sont bien loin du diapason, repompant sans vergogne des standards d’Oncle Sam pour faire leur beurre dans les juke-boxes hexagonaux.
Au milieu de tout ce fatras contextuel ici assemblé à la diable, une Parisienne effrontée, fille d’immigrants polonais, montre le bout de sa frimousse. Elle s’appelle Stella, prénom qu’on pourra trouver digne du téléphone rose certes, mais dont on ne peut nier la dénotation étoilée. Le destin semble inscrit jusque dans son État-civil : elle sera une star. Elle n’en sera jamais une. Par excès d’amusement, de friponnerie railleuse, de causticité rieuse ? Peut-être, mais c’est justement ça qui nous la rend, à cinquante ans de distance, bien plus sympathique qu’une Sheila, une Sylvie Vartan ou n’importe quelle pseudo-sommité de cette camarilla d’idoles momifiées aussi subversives qu’un paquet de coquillettes premier prix. Et ainsi a-t-elle au moins évité, contrairement à ses congénères d’âge tendre mais têtes de cons dont elle a fait siffler les oreilles à longueur de métrique, de beugler dans des publicités pour opticiens, de s’afficher aux côtés de Présidents de la République ou de participer à ces tournées balloches de stégosaures décatis sponsorisées par Radio Nostalgie.
Mais, tout de même … Si l’on conçoit aisément que son visage ne sera jamais gravé sur le Mont Rushmore des sixties, on aurait pu imaginer que sa trajectoire coïncide avec celles de l’opportuniste Dutronc, de l’apprenti savant fou Évariste, de l’élucubrant Antoine, ou du soulman contrarié Nino Ferrer, qui ont tous été largement reconnus – fût-ce à leurs dépens ; ne nie pas, Nino – pour leurs ritournelles capables de faire ce pas de côté rigolo ou irrévérencieux. Mais non, chou blanc. Son absence fut similaire lorsque furent distribués les deniers du culte : contrairement à Jacqueline Taieb ou Ronnie Bird, Stella ne fait l’objet d’aucune adulation générale parmi les branchés. Pourtant, ses chansons moqueuses et malicieuses mériteraient davantage que l’oubli dans le cimetière aux scopitones, et on ne saurait réduire l’ensemble de sa carrière artistique à un simple second rôle dans l’ombre de son ex-compagnon Christian Vander, leader de Magma. De sa première période, seul le label anglais Cherry Red compilera les chansons, dans une anthologie publiée en 2015 qui n’arrivera en France que par des voies détournées. Si vous entendez parler d’une maxime qui parle de pays et de prophètes qui n’y sont pas, merci de la rediriger vers les services concernés.
Pourquoi pas elle ?
Stella déboule en 1963 à treize ans avec un 45-tours publié par Vogue. Pourquoi pas moi ? est une scie qui annonce la couleur : de la fraîcheur, un brin d’insolence et des paroles qui, déjà, se moquent allègrement des facilités yéyé. Quarante-trois ans plus tard, cette chanson sera reprise à l’ukulélé par une Miss France tahitienne ; hommage janusien puisque ledit disque de covers, acclamé par des Inrockuptibles déjà perdus d’avis, aura tout d’un prodrome à l’effrayant projet Nouvelle Vague qui, à la fin des années 2000, viendra dévitaliser façon lounge et bossa nova le tranchant du post-punk le plus ténébreux.
Mais revenons à nos années soixante. Stella arrive dans une fenêtre de tir idéale. 1963, c’est l’année du fameux concert place de la Nation où les yéyés s’affirment comme une nouvelle force collective, générationnelle. Outre-Manche, les Beatles s’ébrouent à coups de bluettes, Love me do, She loves you, I want to hold your hand ; et tandis que les groupies font péter les aigus, les vieux barbons s’effraient. Dans Le Monde, en 1965, on peut lire à propos des Fab Four les lignes suivantes, avec le recul effarantes : « Il ne s’agit plus de chanson, il ne s’agit plus de musique, il ne s’agit plus d’art même populaire, il ne s’agit même pas d’un sain divertissement pour lequel on pourrait avoir de l’indulgence, de la sympathie ». Le tout est signé d’une Claude Sarraute plutôt pisse-froid dont on aurait préféré qu’elle gardât ces phrases au chaud quelques décennies encore, afin de les envoyer en direction des jeux-de-mots-laids de son futur patron Laurent Ruquier.
Cela dit, pour la doublette Stella/Chorenslup, nourrie au jazz de Coltrane, Brubeck et Miles Davis, les yéyés semblent aussi avoir l’aspect d’une mauvaise blague, artistes en peau de lapin ne valant même pas le papier de leurs pochettes de 45 tours, qui profitent de l’inculture musicale française pour refourger leur camelote à tire-larigot. Un parti pris tranché que Maurice Chorenslup ne saurait mieux condenser qu’avec cette phrase assassine : « La première fois que j’ai entendu Johnny, j’ai pensé que c’était un clown musical. »
Petit chiot s’aventurant dans ce jeu de quilles, Pourquoi pas moi fait son petit effet. Pas mal pour un titre enregistré et envoyé au petit bonheur la chance, sans plus de prétention qu’une blague qu’on ferait prolonger un peu plus, histoire de voir jusqu’où elle pourrait mener. Exemple de cette ambition réduite à la portion congrue : le choix du label. Pourquoi Stella et Chorenslup ont-ils proposé leur chanson chez Vogue ? Tout simplement parce qu’il s’agissait du label dont le siège, situé à Villetaneuse, était le plus proche du lieu de travail de Maurice Chorenslup. Comme stratégie, on a fait plus subtil et prémédité.
Jouer les premiers trolls
Le manège étant décidé à accorder des tours de rab, la facétie va donc continuer quelques années, hérissées de quelques chansons notables : Les parents twist qui épingle le jeunisme des adultes qui voudraient rester dans le vent, un texte qui ne prendra sa pleine mesure qu’une vingtaine d’années plus tard, lorsque les soixante-huitards, justement, ne voudront pas lâcher la rampe ; Caramels et bretzels, hymne féministe sans avoir l’air d’y toucher et régime alimentaire de choix pour les grévistes de la vaisselle ; Le folklore auvergnat, à propos duquel se vexeront à la fois Sheila et les Auvergnats, tant pis pour ces Français moyens ; J’achète des disques américains, pour se payer le snobisme des branchés dédaignant les productions hexagonales au profit d’équivalent US ou UK pas nécessairement de qualité supérieure (même si à l’époque, si, tout de même).
https://www.youtube.com/watch?v=Sg0yfyOlw4c
On notera aussi Beatnicks d’occasion, qui anticipe d’une décennie le Part-time punks des TV Personalities, en glissant au passage un petit taquet à Antoine et sa voiture de sport d’outre-Manche (une Triumph TR4, nommément citée dans les refrains). Pourquoi cette défiance vis-à-vis des beatnicks, étiquetés « révoltés de carton-pâte », et cette acrimonie envers l’ancien élève de Centrale à la chemise fleurie ? Maurice Chorenslup fournit la réponse : « Les accompagnateurs d’Antoine étaient mes clients [au magasin Western House, qui vendait des articles de cowboy]. Ils s’appelaient encore les Problèmes et répétaient à qui voulait l’entendre qu’ils étaient des purs et durs qui faisaient du rock et que jamais ils ne feraient de la soupe. Moins d’un an plus tard, ils sont devenus les Charlots ! »
« C’est une emmerdeuse qui a parfois raison » (Son oncle)
Stella part même à l’abordage de cibles internationales. Le cauchemar auto-protestateur s’attaque à la mode des protest songs, via Dylan et son Psychomotor nightmare, hissé haut (Santiano …) par Hugues Aufray en Cauchemar psychomoteur. Mais il n’y a pas que le Zim, tout amouraché de Françoise Hardy soit-il, qui se fasse taquiner de la sorte : la scène freakbeat des Pretty Things ou des Stones passe de même à la moulinette, sur un morceau à l’intitulé long comme un Hellfest sans pinte de bière pisseuse, l’amusant Si vous connaissez quelque chose de pire qu’un vampire, parlez m’en toujours, ça pourra peut-être me faire sourire, dédié au cinéma horrifique – l’un des musts musicaux de votre prochain Halloween, calé entre le 2020 de Suuns et le Waltzinblack des Stranglers, ne nous remerciez pas, c’est cadeau.
Les inventaires étant ce qu’ils sont, à savoir longs et fastidieux, arrêtons-nous là. Citons, tout de même, la chanson qui sans doute la synthétise au mieux : Pourquoi je chante, rondeau cynique et jubilatoire qui ridiculise par avance les violons à la bouche de ces artistes affirmant ne chanter que pour le seul bonheur du public (mais bien sûr, et la marmotte hein …). Le scopitone de cette chanson donne tout sur un plateau : la mise proprette de jeune fille sage mais le je-m’en-foutisme assumé, balançant des pleines poignées de 45 tours, et son sourire en coin de petite peste fière de son coup, détachant chaque mot de ces paroles qui mettent en boîte, sans donner le moindre nom, la totalité de sa corporation. Bien joué.
Sucre et acidité, miel et strychnine, un rire dents de lait, dents de loup. Trop malicieuse pour s’enliser dans le bourbier réac, Stella reste cette « emmerdeuse qui a parfois raison » (dixit son oncle Chorenslup), cette gamine à la saine dérision qui se moque comme de son premier carnet de notes du respect entre pairs ; après tout, jamais plus nous ne chanterons si jeunes. Mais se soucier de savoir si ses lendemains chanteront semble être le cadet de ses soucis : « En ce moment je m’amuse, affirme-t-elle en 1964. [La chanson,] c’est aussi valable comme passe-temps que la chasse aux papillons ou la collection de timbres. » Pas moins, mais pas plus non plus.
Yéyé ou anti-yéyé ?
Passé ce bref tour d’horizon, on pourrait s’amuser à retrouver des particules volatiles de cette insolente insouciance chez des artistes aussi divers qu’Elastica, les Vaselines, Sexy Sushi, April March ou encore La Femme, qui avait placé Pourquoi pas moi au milieu de Gainsbourg et New Order dans une playlist pour le magazine Magic (pour les curieux, c’est dans le n°163 de juin 2012 avec Tellier en couv, j’ai retrouvé le numéro chez moi par hasard). Mais, au-delà de ses considérations généalogiques, un autre sujet surgit. A zoomer et dézoomer sans cesse, comment parvient-on encore à distinguer yéyés et anti-yéyés ?
Dans une interview au Chicago Tribune en 1973, François Truffaut posait : « Certains films prétendent être anti-guerre mais je ne crois pas en avoir vu un. Tous les films sur la guerre finissent par être pro-guerre. » Sans doute en est-il ainsi des anti-yéyés. Arrivé ici, il va falloir poser quelques orteils dans les prés carrés de Jean-Paul Sartre et sa notion de « mauvaise foi ». Suivant cette dernière, l’anti-yéyé se montre dupe de lui-même dans une certaine mesure et s’avère bien plus proche de son anti-modèle (la fameuse pirouette « contre, tout contre ») qu’il ne voudrait se l’admettre. Car si le retournement revendiqué des signes ne peut, bien sûr, opérer parfaitement, il est surtout également impuissant à oblitérer l’acculturation et donc la miscibilité de l’opposition au modèle – puisque étant tous deux les produits d’une époque, d’un système économique, d’une forme d’art marchand, d’un public, d’un format d’expression quasi-identiques.
N’étant ni ce qu’ils prétendent, ni ce à quoi ils s’opposent, les anti-yéyés naviguent en zones troubles et ambiguës. Chez eux, comme l’écrivait le strabique existentialiste à propos de la « mauvaise foi » déjà évoquée, « il faut affirmer la facticité comme étant la transcendance et la transcendance comme étant la facticité, de façon que l’on puisse dans l’instant où on saisit l’une se trouver brutalement en face de l’autre. » Louez le tournemain mélodique, et la morsure des textes vous marquera de ses canines ; concentrez-vous sur l’attaque verbale, et les cotes musicales révéleront le classicisme de leurs mesures. Et c’est ainsi que les anti-yéyés – Stella au premier chef – en viennent à concilier le charme sucré de la pop pour tous, taillée aux cotes en vogue, et l’épice piquante de l’insolence, ce zeste de distinction amusée qui marque les esprits et fait esquisser un sourire au coin des lèvres. Narcissisme de la petite différence (pour les plus critiques) ou entrisme subtil (pour les plus louangeurs), chacun verra midi à sa porte.
Toujours est-il qu’avec son refus du romantisme à quat’sous, son ironie gracile et sa frange de traviole, Stella ouvre un courant d’air bienvenu entre les asphyxiants chromos d’Épinal de la scène yéyé, ses refrains fades pour vestales et damoiseaux. Bien sûr, à côté des pièces de Marc’O, à côté des pamphlets situs de Debord et Khayati, les 45 tours de Stella font figure de miaulements de chat, de foucades griffonnées à l’encre délébile, déclinaisons poids plume du thème ; mais ce n’est pas une raison pour lui dénier le mérite de sa lucidité et de son impertinence. Mieux, la banderille désarme d’autant mieux lorsqu’elle est plantée par une Gavroche malicieuse – et ce n’est pas la Zazie de Queneau qui contredira cette affirmation.
Petite étoile se fond dans le magma
Mais voilà déjà que Stella s’éclipse, à la fin de l’année 1967, barricadant sa carrière musicale à même pas dix-sept piges, à cet âge où, pourtant, on est réputé n’être pas sérieux. Et même si elle est pile dans la bonne gé-gé-généraychieune, elle n’ira pas voir sous les pavés de la rue Gay-Lussac si on peut y poser sa serviette de plage. Cela augure-t-il un retrait définitif – adieu micro bonjour sillon – comme Clothilde, Isabelle et autres swingin’ mesdemoiselles du temps ? Non, là encore, Stella prend le contrepied des pronostics ; il s’agit juste un changement d’étiage. Car, sa crise de la quarantaine adolescente passée, elle revient cinq ans plus tard au cœur d’un groupe, médaillon du zeuhl autour du cou. Fini Stella – la piste aux étoiles, le pailleté pop, place à Magma – la terre, le volcanique, le bouillonnement souterrain de la contre-culture 70s. Difficile de faire plus belle allégorie pour signifier sa volte-face : direction l’underground, quitte à envoyer toute sa carrière dans les oubliettes de l’histoire. Ce qui n’est pas toutefois le genre de considération propre à inquiéter Stella, qui connaît la musique : une partition commence toujours par une clef, non ?
Libre à vous, désormais, de la faire tourner dans la serrure. Derrière la porte, vous aurez votre content de pétillant.
8 commentaires
« si vous entendez parler d’une maxime … » : je bondis à la lecture de votre début d’article, car Stella a bien fait l’objet d’une anthologie 2 CD en France, 15 ans avant Cherry Red donc (en 2000, pour les forts en calcul – ou ceux qui ont le disque). Double CD sorti par Magic Records, de 40 titres – certes, il manque les 4 morceaux issus des 2 derniers singles, dont le sublime « Trempe Tes Pieds Dans Le Gange », mais quand même …
C’est une très bonne idée de parler de Stella, comme de Bernard Ilous dans un précédent article, mais de grâce, chers gonzos, renseignez-vous, ayez cette politesse de la rigueur journalistique avant de vouloir faire des phrases.
gonzo n’achete que des disks américains, mais, jamais les bons. Pauvre gonzo,tu dis tjrs OUI, La Flemme, pas la Flamme, du flan, pas le Feu.
Mea culpa, je suis totalement passé à côté de cette compilation-ci – même si, en règle générale, j’essaie d’être poli au moment de rédiger mes bafouilles.
Bonjour Gonzaï, je découvre Stella grâce à votre article (en fait je n’ai pas encore écouté les pièces jointes mais ça m’a donné envie), Monsier Aa, lui, avait l’air au courant… J’avais une vingtaine d’années à l’époque évoquée et je m’intéressais surtout au jazz et à ce qu’on appelle la chanson française…Mais c’est le ton de votre article qui m’a plu et c’est juste pour dire que je l’ai lu jusqu’au bout. Et que je découvre ainsi des pans de mon existence qui m’ont complétement échappés, mais il n’est jamais trop tard (enfin pour le moment…)!
j’espere que ce n’est pas une vieille ronchonne comme la Catherine Ribeiro…..
Typiquement le genre d’article et d’initiative discographique (BBR) qui témoignent de l’absurdité à laquelle le révisionnisme du temps et la recherche obsessionnelle de la réhabilitation branchée conduisent…c’était inécoutable à l’époque et ca l’est toujours autant aujourd’hui !
fuck le wolf!
196,70BOULES LE LP chez Les Escros du web & leur lodérateurs qui n’ecoutent que de la soca 180bpm