Dans une crevasse forée à même la banquise, Sakamoto tout sourire immerge une perche télescopique au bout de laquelle est attachée une grosse soucoupe noire. Zoom avant. Il s’agit d’un enregistreur pensé waterproof pour l’occasion. «I’m fishing sounds » (« je pêche des sons »). Voilà des paroles qui ne sauraient mieux résumer le personnage ; une vie entière consacrée à la musique du monde, et pas seulement d’un point de vue culturel. Aussi à l’aise à la tête d’un orchestre qu’à l’enregistrement des fonds marins façon ASMR, retour sur un génial binoclard aux méthodes hétéroclites.

2009. Soir de neige. L’algorithme de YouTube commence à faire du sacré boulot; il a bien compris que mes lubies adolescentes se tournent de façon pavlovienne vers un contenu désespérément japonisant. Dans le coin droit des recommandations, nichée entre deux vidéos d’origami, une vignette montre une silhouette aux cheveux longs, blancs, à moitié dans la pénombre et penchée sur un piano. Merry Christmas Mr Lawrence (1996 version). C’est le nom de la chanson. Je clique.

Vendredi 4 Novembre 2011. Train Strasbourg-Bruxelles. 17 piges, toutes mes dents. Un mois. Un mois maintenant que je fréquente cette russe accro à la coke et à Jefferson Airplane. Entre discours hallucinés sur une soi-disant hyperconnectivité humaine et théories du complot autour de la mort de Syd Barrett, la bougresse m’a vite fait voir la couleur. Ses potes suivent à peu près la même démarche. Un peu naïf au départ, j’apprends que les babos férus de défonce sur Bloc Party, ça devient rapidement très chiant. De l’air, vite, bientôt.

Samedi 5 Novembre 2011. Le cul bien au chaud dans un fauteuil rouge. Le Palais des Beaux-Arts se remplit peu à peu. Luxe, calme et volupté dans la capitale belge ce soir. Ça change du Sex Drugs and Rock’n roll préfabriqué que je vois plus que je ne le vis chez mes camarades saturniens de l’université. Répit pour la première fois depuis 30 jours. Le rideau s’ouvre. Ryuichi Sakamoto est déjà assis devant son piano. Sourire pudique. Léger affaissement de la tête. Vague souvenir d’une certaine soirée d’hiver en 2009. Le concert commence.

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Le savant mélomane

Ryuichi Sakamoto ne fait pas les choses à moitié lorsqu’il se décide à suivre la voie d’Apollon. Courant des années 70, alors qu’il n’a pas encore atteint le quart de siècle, il sort diplômé de la prestigieuse université des Beaux-Arts de Tokyo en composition musicale et en ethnomusicologie. Visage tracé au pinceau, voix en velours, mains harmonieuses ; Sakamoto se distingue très vite par son look de dandy sobrement androgyne et ses appétences pour la world music. Cet humanisme musical pas prémédité pour un sou lui vaut d’ailleurs la reconnaissance de ses pairs tout au long de ses années académiques, et lui permettra d’affirmer au passage sa légitimité comme théoricien du genre. Il sera même canonisé par l’un de ses confrères italiens, le musicologue Massimo Milano, dans un essai rédigé en 1998 pouvant se targuer aujourd’hui encore d’être l’une des rares biographies écrites du prodige japonais.

« Asian music heavily influenced Debussy, and Debussy heavily influenced me. So, the music goes around the world and comes full circle.”

Mais Sakamoto n’appartient pas pour autant à cette caste de pédants qui ne vivent qu’au travers des partitions en noir sur blanc. Il n’oublie pas de vivre avec son temps et passe volontiers plusieurs heures dans sa piaule étudiante à alterner entre les vinyles des Beatles et ceux de Debussy. Il considère d’ailleurs celui-ci comme passeur involontaire des influences musicales opérant depuis plus d’un siècle entre l’Orient et le vieux continent : « Asian music heavily influenced Debussy, and Debussy heavily influenced me. So, the music goes around the world and comes full circle.” Les bases sont fixées.

78 année robotique

1978 est une année charnière et particulièrement prolifique pour le jeune Sakamoto. Il forme le mythique Yellow Magic Orchestra aux côtés de deux collègues avec lesquels il a déjà officié comme musicien de session. Leur premier album éponyme fait un carton au pays du soleil levant et ne tarde pas à envahir l’Europe et les États-Unis. Les trois comparses, engagés dans leur carrière respective, ont tout à prendre et rien à perdre. Seul mot d’ordre : l’expérimentation … et on ne lésine pas sur les moyens. Rien que l’arsenal de Sakamoto, confectionné par ses propres soins, trahit ses tendances volages pour les synthétiseurs ; Moog, Korg , Oberheim … Tout est bon tant que ça sonne.

L’une des pièces-maîtresses de l’album, Behind the Mask, marquera les afficionados du genre par son usage avant-gardiste du vocoder quand, au même moment et à plusieurs milliers de km de là, Kraftwerk applique pour la première fois son Robovox sur The Robots, sorte de vocoder customisé par Florian Schneider. Avantage Kraftwerk, qui en exploite l’usage depuis quelques années déjà. Mais le trio du soleil levant et son Electropop commence à représenter une sérieuse concurrence pour les robots de Dusseldorf …

Toujours en 78, Sakamoto profite également de cette popularité naissante pour sortir son propre album solo, « Thousand Knives ». Si YMO est pour lui l’opportunité de faire joujou avec les machines, sa carrière indépendante, elle, lui offre la possibilité d’exploiter pleinement son goût du métissage improbable. Musique traditionnelle et électro constitueront les deux piliers fondamentaux de « Thousand Knives », permettant au jeune Ryuichi d’affirmer ce refus viscéral de sombrer dans le statisme musical … refus qui deviendra dès lors sa marque de fabrique.

Sakamoto et l’art total

Habitué des coups-double, Sakamoto réalise simultanément ses premiers pas au cinéma et dans la composition de musique de films dès le début des années 80. Il y tient à deux reprises le rôle d’un général effacé et procédurier dans des films qui ont pour dénominateur commun l’impérialisme japonais au XXème siècle. Premier essai transformé avec le crépusculaire Furyo (Merry Christmas Mr Lawrence dans sa version occidentale) de Nagisa Oshima en 1983, où il partage l’affiche avec Bowie (scusez du peu). Deuxième tentative moins inspirée mais satisfaisante avec le Dernier Empereur, écrit en 1987 par un certain Bertolucci, le papa de Little Buddha.

Résultat de recherche d'images pour ""RyÅ«ichi Sakamoto" 1980"Un an après la sortie de « Smoochy » en 1995 – album d’ascenseur aux sonorités latines plutôt oubliable, Sakamoto réarrange le titre-phare de Furyo aux côtés d’une formation devenue légendaire sur l’album 1996. Il faut dire que le line-up fonctionne à merveille, entre le jeu à fleur de peau du violoncelliste brésilien Jacques Morelenbaum et la sobriété structurante du violoniste anglais Everton Nelson. Sakamoto découvre avec ses nouveaux camarades un minimalisme dépouillé de toute vibration électronique. La sauce lui réussit pas mal et il finira par adopter cette recette acoustique pour la plupart des opus à suivre. Ce sera le cas notamment avec l’album « Back to the Basics » en 1999, bel hommage à ses premiers émois dixneuvièmistes, ou encore avec le superbe Blu, composition orchestrale exclusivement écrite pour les beaux-yeux de la Fondation Cartier. Fait surprenant ; que ce soit pour le mastodonte du luxe franchouillard ou encore pour une marque de téléphonie finlandaise, il semble que même le mercantilisme le plus grossier ait droit à une âme quand Sakamoto est à l’habillage.

Le World citizen

On l’a compris, Sakamoto n’est pas casanier. C’est à l’extérieur qu’il joue le mieux. Mais si son CV compte un nombre hallucinant de collaborations internationales, certaines resteront indiscutablement plus significatives que d’autres.

Entre autres sa rencontre avec David Sylvian sur le titre Forbidden Colours, version chantée de Merry Christmas Mr Lawrence pour les besoins du film d’Oshima. Le leader de Japan et sa voix new wave à souhait -et dont le timbre partage des similitudes avouées avec celui de Bowie-, donnent une teinte toute particulière aux compositions de Sakamoto. Elle trouve son apogée en 2003 avec le sublime World Citizen, hymne écologique sans emphase rappelant les cadors du rock progressif sauce 90’s, à mi-chemin entre Porcupine Tree et Perfect Circle.

C’est ensuite son tandem avec le violoncelliste Jacques Morelenbaum qui ramènera effectivement Sakamoto à une approche plus intimiste de la composition. Sur l’album « Casa » sorti en 2001, Morelenbaum tire son collègue nippon vers des horizons plus ensoleillés mais pas moins complexe, lui qui a longuement officié au service d’une éminence de la Bossa-nova, Antônio Carlos Jobim. Sakamoto s’en tire pourtant à merveille dans ce nouvel exercice. Il incorpore avec une aisance déconcertante la délicatesse de son toucher si particulier à un genre qui s’en accommode parfaitement. La voix coulante de la femme de Jacques, la chanteuse Paula Morelenbaum, ne fait que donner plus de relief encore à un album moins sombre que 1996 mais dont l’héritage mélodique s’avère plus qu’évident.

Sakamoto se décide tout de même à sortir de son mormonisme musical et revient invariablement à son amour des champs magnétiques en 2002, date à laquelle il enregistre l’album « Vrioon » aux côtés du DJ Allemand Carsten Nicolai, a.k.a Alva Noto. Ce premier disque fait office de prémices à un long compagnonnage entre les deux musiciens : quatre albums suivront. Les titres illisibles de ces derniers (utp_, Summvs) seront cependant à l’image de leurs expérimentations sonores ; une sorte de mélasse à base d’ondes sonores un peu snob, bourrée d’acouphènes bourdonnants difficile à supporter plus de 5 minutes pour les non-initiés. De loin pas la phase la plus convaincante de Sakamoto.

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Un homme occupé

La compétence même teintée de discrétion passe rarement inaperçue. Des Grammy Awards aux BAFTA en passant par une petite décoration à la fraiche de l’ordre des Arts et des Lettres en 2009, le talent démesuré de Sakamoto suscite forcément l’intérêt de ces institutions rassurantes qui ont à cœur de récompenser les artistes à leur juste valeur.

Le film-documentaire Coda réalisé en 2018 retrace ainsi le parcours de l’homme derrière ce génie aux méthodes précises et aux confins de l’autisme. Outre ses techniques de composition et sa philosophie du métier sur fond de plans contemplatifs, y sont également abordées sa lente convalescence d’un cancer de la gorge diagnostiqué en 2014 et sa manière d’appréhender sa pratique depuis. Le film fait du bien ; il cristallise enfin la légende du compositeur de Babel et son constant pèlerinage sonore aux quatre coins du globe, après un demi-siècle au service d’une carrière aussi éclectique que fructueuse.

Dimanche 6 Novembre 2011. Une ruelle bruxelloise aux alentours de minuit. J’expérimente pour la première fois le bonheur des errances sans conséquences, avec en prime le best-of des 90 dernières minutes qui me résonnent encore en tête. « Energy Flow », « Thousand Knives », et bien sûr ce bon vieux Joyeux Noël au Sieur Laurent. Même le poulet frit du colonel Sanders que je m’expédie en catimini au coin de la rue prend saveur de caviar après pareille expérience. C’est que Sakamoto est un sublimateur au profil bas, un de ces gars qui vous chieraient la Joconde par le son sans très bien saisir la portée de son œuvre. La preuve ; 1h30 pour se remettre les idées en place. Il ne m’a pas fallu davantage pour lâcher la ruskove à mon retour.

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