©Louis Perruchaud

À l’occasion d’un nouvel album du NCY Milky Band, je me suis pointé à Nancy en express, en plein cœur de cette ville où la plupart des artistes du label BMM Records ont élu résidence. J’ai infiltré leur QG-studio, tapé la discute avec les groupes présents, écouté des sessions jam de qualité, gagné aux fléchettes et… je ne me rappelle plus trop. Au final, voici un reportage photos sur une clique de mecs au four et au moulin à paroles.

Mettre Paris sur pause le temps d’aller découvrir un lieu et des gens est une chose que j’aime particulièrement — lorsque la SNCF n’est pas trop capricieuse à ce propos, bien entendu. Loin de moi cette idée de dire que la capitale est devenue un trop petit terrain de jeu après toutes ces années, au contraire. S’en éloigner un peu permet de stimuler la curiosité et de simplement voir d’autres choses, d’autres quotidiens. Et dans notre cas précis, celui d’âmes passionnées de musique. Ces artistes, ils s’appellent Louis, Paul, Samy ou encore Genshu. Autant de prénoms pour autant de groupes, qu’ils forment les uns avec et les autres ou parfois l’inverse, à deux, trois, quatre ou cinq.
Ce qui ne bouge pas, c’est le studio-QG de BMM Records où s’opèrent toutes ces « fusions ». Fusion, d’abord selon sa définition brûlante. Ensuite, aussi, dans son sens artistique. Car au milieu de ce fourmillement d’idées, tous ces « musiciens-chercheurs » (nous reviendrons plus tard sur ce terme) fusionnent les genres et les esthétiques, jazz, rap, pop, pour au final en crée une unique, celle de BMM Records. Un authentique label sorti de terre en 2012 et géré par des gens qui se donnent les moyens de bien faire les choses, sous l’impulsion de deux passionnés.

Avant d’endosser ce rôle de producteur, Black Milk Music était un show radio, interviews, bonne musique et tutti quanti. Pendant deux ans, ces Messieurs Louis Treffel et Joseph Petitpain, la vingtaine à peine, ont trimballé leurs micros et leur sono, parfois pour raconter des belles histoires, d’autres, pour les foutre directement sous le nez de leurs artistes fétiches : Thundercat, Raphael Saadiq, Femi Kuti, Afrika Bambaataa, Erik Truffaz — bref, vous avez saisi les refs. En parallèle, probablement par volonté d’en être aussi, Louis s’est mis à faire du son. Une période de gestation qui aura duré deux ans et finalement abouti à la fondation d’un premier groupe avec Samy, M.A BEAT!, d’une première compilation, « Funkanozor Vol. 1 », puis logiquement, de BMM Records, structure permettant la publication et la distribution de projets musicaux. De là, la machine s’est mise à tourner.

Tout ce « background » (prononcé façon DJ Snake), je ne le connaissais pas avant de rencontrer Maël Gilabert, couteau suisse toulousain de ce joyeux bordel. C’est avec lui que tout a commencé, lorsqu’il m’a envoyé un album du NCY Milky Band, « Burn’IN » (2021). Avec ce groupe de « jazz co(s)mique » — si on veut vraiment leur coller une étiquette en plein front — dont Louis fait partie, les planètes se sont rapidement alignées. En termes de sons ou de teufs, de concerts ou de pseudo-galères, disons que le courant est bien passé. Encore plus quand ces quatre filous — Louis Treffel (claviers et synthés), Paul Lefèvre (batterie), Antoine Léonardon (basse) et Quentin Thomas (saxophone) — ont sorti un nouveau disque, « 100 ans » (2022). Un disque dont on racontait tout le bien du monde dans un précédent article, certifié 100 % sans bakchich. Maintenant que le décor est planté, place à l’action.

Jeudi matin, l’empereur, sa femme et… non pas du tout. Jeudi 1er décembre au matin, j’ai donc ramené ma fraise dans cette bonne vieille cité Ducale. Accueilli par la paire Louis/Maël, on me jette dans une caisse telle une cymbale, direction « un bon petit restau de Nancy mon gars, tu ne seras pas déçu », dixit Le Serveur, l’alias de Louis. La peau du ventre bien tendue, la ride reprend aussitôt pour filer cette fois dans les « quartiers cossus » de la ville, coin dans lequel Samy Abboud a installé son home studio.
Cernés de volutes de cigarettes, les mecs me racontent qu’ils se sont rencontrés au Japon, pays d’origine de Genshu, pendant que Samy tournait là-bas avec un autre groupe. Tous les deux musiciens, la connexion était finalement assez évidente, presque autant que celle entre un « salary man et un otaku ».

©Gi Hess

Alors que Samy, multi-instrumentiste de sensibilité et bidouilleur émérite de fonction, prenait son pied avec la formation M.A BEAT!, le batteur, rappeur et producteur Genshu, lui, traînait du côté de Montréal à parfaire ses armes hip-hop. Lorsqu’ils ont monté leur duo, la direction musicale à embrasser était évidente. Genshu, c’est à toi : « On fait une forme de hip-hop ultra-produit avec des machines et des voix, auquel il faut ajouter des vrais musiciens qui réinterprètent tous les sons et qui nous accompagnent sur scène. Ils sont 5 ou 6 et leur taf c’est de retranscrire nos textures. » Une façon de procéder rare dans le rap, qui ne les empêche pas pour autant d’appliquer rigoureusement les codes du style. Notamment cette tendance à ponctuer de samples puissants leurs compositions, une technique signature popularisée par le bien nommé DJ Premier. Samy, oui ?

« DJ Premier fait du gros hip-hop, mais je trouve qu’il a une manière de manipuler ses samples comme les gars de l’electronica. De DJ Premier à Gold Panda, au niveau du sample, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de commun. Et c’est un peu le chemin que j’ai pris en termes d’influences. »

Forcément, à l’écoute de leur premier disque « Happily Confused » (2020), ça se ressent. Plus que de constituer une base solide, cette association les a inspirés pour la suite.

Cette suite, les Fantômes l’ont déjà amorcée. Ils m’en font d’ailleurs écouter quelques morceaux, au fur et à mesure que les autres artistes de BMM Records nous rejoignent chez Samy. Au milieu de ce sympathique brouhaha naissant et de ces quelques notes qui s’échappent des instruments répartis dans la pièce, nous recentrons la conversation sur leur « projet à venir-on-ne-sait-pas-quand ». Messieurs, j’ai l’impression que ce nouveau disque contient plus d’éléments lives. C’était votre volonté de base ? « Oui. L’idée, c’est d’aller encore plus dans cette partie acoustique. De faire des enregistrements plus traditionnels pour changer un peu de son » répond Samy. « De moins prendre des gros samples » résume Genshu. « Puis, ça fonctionne vachement bien avec le TRC : pouvoir organiser des sessions avec plein de musiciens, en mode improvisé » conclut Samy. Les amoureux de Londres auront déjà reconnu l’acronyme. « TRC » pour « Total Refreshment Centre », soit le nom du studio où loge actuellement Genshu. Ni plus ni moins qu’une des places les plus novatrices et vivantes en termes de musique live dans la capitale anglaise. Pour la petite info, certains des artistes traînant là-bas ont collaboré sur le futur disque des Ghost In The Tapes ; à vous de bien lire les crédits quand cela sera possible !

Bon, ce n’est pas tout, mais le temps passe et écouter l’étonnant « De Natura Sonorum » (1975) de Bernard Parmegiani n’est pas la raison de ma venue à Nancy. Alors rebelote, on me rejette dans la bagnole, cette fois façon caisse claire, pour filer tout droit au studio BMM Land, situé en périphérie de la ville. Arrivé sur place, même si je n’en doutais pas une seconde, je me rends bien compte que les types ne sont pas des peintres.

Pendant que certains mettent au frigo les boissons achetées plus tôt, je me lance dans un rapide inventaire du matos. C’est simple, le sol est jonché de tapis, de câbles et d’amplis. Tous sont reliés les uns aux autres, parfois à des synthétiseurs, d’autres à des guitares et des basses, même à une contrebasse… Il y a un Fender Rhodes, un piano classique, un xylophone, une batterie — et dans peu de temps une deuxième. Des canapés, des fauteuils, des bureaux. Et dans le fond, une large cabine insonorisée, fief de Louis Treffel, par qui tout passe lorsqu’il s’agit d’enregistrer. Désormais, fermez les yeux et visualisez l’endroit. Imaginez maintenant un musicien derrière chaque instrument. C’est bon, vous voyez la scène ? La jam session peut débuter.

Assister à ce genre de purs moments créatifs est à double tranchant. Si les artistes ne sont pas rodés, une horrible cacophonie est vite arrivée. Mais là, il faut avouer que Paul Lefèvre est un crack de la batterie, que Quentin Thomas qui a ramené son saxo et une flûte spécialement pour l’occasion a du coffre, ou encore, que Samy Abboud, Louis et Adrien Legay sont aussi très à l’aise un peu partout. Puis tout ce petit monde se connaît bien, leur complicité est palpable. Comme quoi, les hommes peuvent mentir, mais pas les notes. Je profite d’une première pause pour emmener les trois dernières personnes citées dans la cabine, face à l’imposante console, afin d’en apprendre plus sur M.A BEAT!, formation que Samy et Louis ont fondée, qu’Adrien à ensuite rejoint. La plus ancienne signature du label, qui est aussi un groupe qui peut vous réchauffer les cuisses.

©Gi Hess
©Gi Hess

Si vous voulez comprendre les origines de BMM Records, il faut obligatoirement remonter à la création du groupe M.A BEAT!. C’est avec leur premier EP, « Arbor EP » (2012), puis un deuxième, « Pushing Forms EP » (2013) que cette petite maison indépendante s’est affirmée. Est-ce donc juste de penser que cette formation est la colonne vertébrale du label ? Samy et Louis ensemble, puis Louis, seul. « Oui, grave ». « C’est en quelque sorte un laboratoire d’expérimentations. On a testé plein de choses avec ce groupe-là. En parallèle, vu que c’était un peu nos premières sorties avec BMM, on s’est fait nos armes : apprendre à faire un CD, sa promo, les premiers clips, les tournées. » Même son de cloche chez Adrien, qui toutefois ajoute une touche perso :

« J’ai appris et découvert plein de choses avec le groupe, sur scène et en dehors. C’est-à-dire en termes de styles musicaux, des genres auxquels je n’avais pas accès. Tous nos univers se sont mélangés. Même si pour le coup, je suis arrivé un peu après ce premier EP. »

M.A BEAT! a donc déclenché une sorte d’émulation qui a attiré d’autres musiciens pour lesquels BMM s’est empressé de jouer le rôle de producteur. Parmi eux, « The Fat Badgers, Mr.Troy, le Milky, mais dans une autre organisation… » détaille Louis. Pause. Profitons de ce début de name-dropping pour faire un bilan comptable. Au moment où l’on se parle, BMM Records a produit presque 80 galettes, parmi lesquelles figure des disques de La Récré (side-project d’Emile Sornin aka Forever Pavot avec le batteur Cédric Laban), la compilation « Groove Dingueries Vol. 1 » qui réunit des artistes du label, mais pas que, ou encore les dernières grosses sorties en date, comme « Dance The Devil Away » de The Natural Yogurt Band et « Une Histoire d’Amour Brésilienne » du Commandant Couche-Tôt.

Outre cet apprentissage des rouages du métier — notamment comment faire une fiche technique, n’est-ce pas ? —, M.A BEAT! a aussi servi ses membres au niveau artistique. Vu que Louis, Samy et Adrien ont beaucoup joué ensemble, mais qu’ils ont des sensibilités différentes, ils se sont forcément nourris les uns les autres. Adrien :

« Chacun a ses petites lubies et ses vétos, parfois un peu vénères je te le cache pas ! À une époque, j’étais à fond dans le jazz et je n’écoutais que ça. Du coup, quand on mettait des choses sur la table, c’était toujours un truc qui dépassait une esthétique ou une façon de faire. »

C’est sans doute aussi pour exploiter ses véhémences musicales plus personnelles qu’Adrien a lancé une première, puis une deuxième formation parallèle, respectivement nommée The Storm Watchers et Vecteur 0 — qui n’en est pour le moment qu’au stade embryonnaire des démos. Il faut préciser ici qu’elles sont toutes deux apparues depuis que M.A BEAT! est entré en mode pause, juste après la sortie de leur disque « Microsizers » (2018).

©Gi Hess

Arrivé là, après avoir écouté tous ces artistes me parler de leur musique et de leur vie, quels que soient les esthétiques et les parcours, ma matrice mentale me renvoie au Groupe de recherches musicales fondé par Pierre Schaeffer. Et si BMM Records et ses « musiciens-chercheurs » (on y revient) en quête de leur propre identité, n’étaient finalement pas l’un de leurs descendants, toute proportion gardée ? Cette question pourra faire grincer des dents mais elle a le mérite d’être posée. D’autant plus qu’il existe in fine certaines similitudes assez évidentes entre les deux entités. La principale, et commune à tous les membres du laboratoire/label, est sans conteste cette recherche de textures sonores afin d’en créer une unique, propre à chacun. En clair, faire la musique la plus concrète qui soit. Avec ses mots, Louis semble aller dans le même sens que moi : « Chez nous, tu peux faire n’importe quoi, qu’importe le style, mais il faut mettre un peu de soi pour que ça soit bien. Et c’est ça la ligne directrice. Si on entend un truc de punk qui ressemble à tous les autres trucs de punk, bah, c’est chiant… » Fin de discussion. Sortie de cabine d’enregistrement.

Cela fait maintenant de longues heures que nous squattons BMM Land. Une dernière bière et une ultime partie de fléchettes (gagnante) en duo avec le batteur du NCY Milky Band, Mister P.P. Paul (à prononcer « Pipi Paul »), puis on appuie sur la touche EXIT. Pour revenir dans le centre de Nancy, ce coup-ci, on me fait rouler comme une grosse caisse dans le tacot. Un petit tour nocturne avec tout le monde qui nous traîne d’abord vers le spot du Nancy Jazz Pulsations, puis dans un bar, et un autre, et un autre… Le reste est assez flou et la plupart des mecs se sont barrés. Louis propose une dernière pirouette par le club La Place, situé… Place Stanislas. Des petits shots et puis fin du film. Demain est un nouveau jour, et Paris attend mon retour.

Toutes les sorties de BMM Records sont disponibles sur leur page Bandcamp.

Quelques concerts à venir :
02/02/22 NCY Milky Band @ La Boule Noire, Paris
16/12/22 The Fat Badgers @ Le Gueulard Plus, Nilvange
17/12/22 The Fat Badgers @ L’Octroi, Nancy

2 commentaires

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