Rico

Si le nom d’Éric Chédeville ne vous dit rien, vous avez déjà entendu au moins une fois l’étendue de son savoir-faire. Depuis la fin des années 80, ce producteur de l’ombre trimballe sa maestria au gré des projets auxquels il participe. De ses débuts dans le cinéma X de Dorcel pour lequel il a composé de la musique originale jusqu’à sa rencontre avec Guy-Manuel de Homem-Christo (Daft Punk), qu’il va accompagner dans la plupart de ses délires créatifs, il fallait bien qu’un jour, Rico the Wizard revienne sur quelques-uns de ses tours. C’est à nous que le sorcier a décidé d’en dévoiler les ficelles.

Vous rappelez-vous de ce que vous faisiez pendant vos années lycée ? Peut-être fumiez-vous des clopes en vous la coulant douce à vos premières teufs ? Sans doute traîniez-vous dans la cour du bahut à refaire le monde pour ne pas bosser ? Éric Chédeville alias Rico the Wizard, lui, jouait déjà dans la cour des grands. Au lieu de réviser d’insipides leçons de chimie, il suivait les cours de Bruno Gigliotti dit Orlando, ni plus ni moins que le frère de Dalida. À ses côtés, le jeune Rico se lançait dans la production d’artistes, dont certains jouissaient même d’une réputation non négligeable — Monsieur Frédéric Château, comment allez-vous ? Une entrée en matière qu’un autre faiseur de carrières valide rapidement, Romano Musumarra, probablement disparut de l’imaginaire collectif au moment où nous écrivons ces lignes. Deux expériences originales avant une troisième classée X en compagnie d’un certain Marc Dorcel, qu’il rencontre en 1986 alors qu’il n’est toujours pas majeur.

« J’ai fait la musique de tous ses pornos pendant 5 ans, se lance Rico the Wizard. Au début, ça m’a bien fait marrer. On était les premiers à faire des compositions originales pour ses films. Ça a créé un petit buzz, disons… Mais, honnêtement, la musique que je faisais, c’était de la merde. Enfin, je veux dire qu’elle était aussi fake que les images qu’on regardait. »

Si son travail avec le deuxième leader mondial du secteur (juste derrière Colmax) n’a pas eu un grand impact dans sa carrière, cette parenthèse immersive lui aura au moins servi à se familiariser avec ses futurs outils de prédilections. Les synthétiseurs et les boîtes à rythmes. Une aubaine, puisque sans vraiment le savoir, lorsque la décennie touchera à sa fin, Rico sera prêt pour affronter la suivante et son lot de changements musicaux.

Année 90 part 1 : Rex 91 et premier label

Nous sommes en janvier 1991 et Éric Chédeville a la vingtaine. La vie devant lui, elle s’apprête déjà à radicalement changer. Une nuit, Rico se retrouve au Rex Club, alors en pleine bascule dans le monde de la musique électronique. Débarqué dans cette soirée Space, c’est l’illumination totale : « Premier acide, première teuf… Je découvre la techno, une nouvelle drogue, une ambiance de dingue. J’ai vraiment plongé au cœur du truc en faisant la fête pendant 6, 8 mois, comme un malade. »

Au bout de ce marathon décadent, le jeune homme lève la tête du guidon. Être musicien c’est cool, mais ingénieur du son, plus utile. Rico retourne s’asseoir sagement sur les bancs de l’école. Malgré ses lacunes, il s’accroche pendant deux ans. Finalement, qu’importe, puisqu’en ce début d’été 94, Médéric Nebinger, un jeune homme rencontré sur le dancefloor du Rex, va lui faire une proposition qu’on ne peut pas refuser.

« Allo, Éric ? Ici Médéric. J’ai eu une super idée : on va faire un label ! Il y a un mec, Louis Pierre [Yschard ; ndlr] qui fout la thune. Viens, on monte ça ensemble ! »

Rico accepte le deal et se débrouille pour choper des locaux. À peine installé dans un large studio planqué à Nanterre, Pumpking Records sort de terre. Dès lors, les deux potes se muent en d’authentiques artisans. Pour publier leurs disques, ils font tout eux même jusqu’à coller les photos sur les pochettes. Leur travail paye et en quelques années, Pumpking se bricole un sympathique répertoire. Notamment grâce à des maxis signés de la main de ses créateurs, mais aussi de Dead Zonne ou encore Jennifer — que le monde connaîtra plus tard sous les alias Manu le Malin et Jennifer Cardini. Puis, forcément, pour resserrer les liens avec ces DJs et faiseurs de sons, tout ce beau monde se retrouve lors de récurrentes grosses teufs.

Années 90 part 2 : la fête et la fin

Dans l’ancien millénaire, l’électro n’était pas aussi populaire qu’aujourd’hui, cela va de soi. Alors, pendant leurs folles soirées, tout le gratin de ce qui allait être cette musique de demain se côtoyait. « Nos deux cercles de connaissances s’entrechoquaient avec Médéric. Tu pouvais croiser des mecs de Pias, Éric Morand [cofondateur de F Communications avec Laurent Garnier ; ndlr] ou encore Guy-Man et Thomas [Daft Punk ; ndlr] qui passaient leurs premières DAT », se souvient Éric.

En totale immersion dans cet univers propice à la débauche, les démons de la vingtaine ne sont jamais très loin. Rico enchaîne : « Très rapidement avec Médéric, la drogue a pris une importance énorme. Et c’est d’ailleurs ça qui a contribué à faire fermer le label. » Un soir, le financier du trio, Louis Pierre Yschard se pointe à une teuf. Il tombe nez à nez avec Éric en flagrant délit d’héroïne. Il lui laissera un mois pour se tirer avec son matos. Ça ne sera pas la fin officielle de Pumpking Records. Médéric le gardera sous perfusion encore un petit moment.

Après s’être fait « foutre à la porte de son propre label », Rico the Wizard va avoir un énorme coup de bol. Sans-studio-fixe, il tombe sur d’imposants locaux à Neuilly. Il s’installe alors dans les anciens studios Idéfix créés par l’éditeur Georges Dargaud, c’est-à-dire à l’endroit même où tous les vieux Astérix et Lucky Luke sont nés. Pour la petite anecdote, ce studio datant des années 70 a été le QG d’une des premières radios libres, La Voix du lézard — l’ancêtre de Skyrock, puisque son actuel président, Pierre Bellanger, officiait là-bas. S’il est locataire de ce lieu, il ne sait pas quoi en faire pour autant. C’est ici que Guy-Man, futur Daft Punk, rentre dans la danse. Avec lui, Éric sort tout le temps. Ensemble, ils se voient « presque tous les jours ». Mais affirmer que Rico a plus d’atomes crochus avec lui qu’avec Thomas, futur autre Daft Punk, ne serait pas juste. Disons plutôt que les deux ont des points communs, et surtout, une envie similaire. Si Bangalter va créer le label Roulé, Guy-Man et Chédeville vont lancer leur Crydamoure.

Un cri d’amour à la musique

À ce moment de leur carrière, à cet âge aussi, les Daft de demain étaient au bord du militantisme. Les revendications étaient fortes et tournaient autour de la liberté. Celle de pouvoir tout faire soi-même, sans nécessairement passer par des majors. « Bon, les Daft sont le parfait exemple qui confirme l’adage : il n’y a que les cons qui ne changent pas d’avis », plaisante Rico. Quoiqu’il en soit, début 1997, le tout neuf label Crydamoure fondé par la paire Rico/Guy-Man partage un premier maxi. Ce «  » est l’acte musical originel de leur duo baptisé Le Knight Club. À propos du morceau Santa Claus, Rico explique que c’est Bangalter qui était à la basse. Concernant Holiday On Ice, qui rappelle Around the World des Daft, il dira simplement que les deux titres ont été composés à une semaine d’écart. « En même temps, Guy-Man était dans un studio et dans l’autre. C’est lui qui a fait le riff de Holiday On Ice. Ça montre à quel point il est cohérent comme garçon ! »

Ce qui l’est d’autant plus, c’est la direction artistique qu’adopte Crydamoure. Si Pumpking Records reflétait ce besoin quasi animal qu’avait Éric de faire du son, la ligne de son deuxième label est plus affinée. Puis, les temps changent : les raves sont finies, l’air du clubbing les a remplacées. Les attentes ne sont plus les mêmes et dans cette fin 90, le public a envie de « danse, de fun, de hype. » Dorénavant, leurs disques regorgeront de samples tout droit sortis du disco et du funk, à la façon de leur morceau Mirage, qui utilise une basse empruntée à Stevie Wonder. Cette house qui fait le succès des premiers albums des Daft Punk va séduire une flopée d’artistes et groupes qui voudront rejoindre l’aventure. En deux temps trois mouvements, le Crydamoure gagne en décibels.

« Tous les membres sont des proches. Les Archigram étaient au collège avec Thomas et Guy-Man. Deelat était lui en primaire avec eux. Dans Buffalo Bunch, tu as le meilleur ami de Paul, le frère de Guy-Man. C’était une histoire de famille. »

Deux « Waves » successives

Jusqu’au début des années 2000 et la sortie de la symbolique première compilation « Crydamoure Presents Waves », tout va pour le mieux. Les galettes sont pressées par dizaines de milliers et s’écoulent très bien. Mais les garçons, revendicateurs, ne veulent pas jouer le jeu de l’industrie pour autant. Quand on leur propose une synchronisation pour le film La Plage (2000), ils refusent. Quand ils vendent 40 000 copies d’un disque et qu’ils sont invités à la célèbre Winter Music Conference, ils débarquent à Miami dans des hôtels luxueux, mais avec tout leurs amis en contrepartie. Une joie de courte durée, puisqu’une certaine réalité vient rattraper Rico : « À partir des années 2000, l’industrie a changé et les ventes de vinyles ont commencé à baisser. La passion à laisser place à un “vrai boulot”. Je passais mon temps à signer des contrats, à lire des machins… Ça a un côté excitant au début, mais au bout d’un moment… Ce n’est pas ça mon délire. Et à Guy-Man non plus d’ailleurs. »

On pourrait penser que la Daft mania déclenchée par le succès planétaire de « Discovery » (2001) aurait mis du plomb dans l’aile de Crydamoure, mais pas du tout. Comme Rico nous l’explique, lui et Guy-Man en avaient vraiment « ras le cul de passer leur temps à bosser et ne plus faire de musique ». Aussi, plus le nouveau millénaire avançait, moins ils vendaient. « On commençait même à avoir des dettes », assène Éric. Néanmoins, le label continue sa route en la jalonnant de disques, notamment « Crydamoure Presents Waves II », une deuxième compilation « plus aboutie artistiquement que la précédente », selon son créateur. Mais en 2004, c’est le clap de fin. Le Crydamour s’estompe et tel un symbole, l’immeuble dans lequel trône le studio est racheté. Poussé dehors, Rico se retrouve encore sans-studio-fixe. Son matos est quant à lui stocké au bureau de Daft Trax, rue Durantin.

À contre-courant

De nouveau, c’est en duo qu’Éric va rebondir. Cette fois, il s’allie à Romain Tranchart. Bien entendu, son nouvel associé fait lui aussi partie de cette génération fanatique des musiques électroniques. Il y a également contribué. Sous l’alias Modjo, il a inondé les foyers de France et de Navarre avec le tube Lady (Hear Me Tonight), vendus à 2  millions d’exemplaires. Désormais confortablement installés ensemble dans un nouveau studio, Guy-Man les embarque sur un projet tout neuf, le disque d’un artiste français qui monte en flèche, Sébastien Tellier. Dès 2006, ils s’attellent à la confection de « Sexuality ». Rico the Wizard se voit attribuer le rôle de co-producteur. L’album est une réussite et assoit la réputation grandissante de Tellier. Mais, côté Rico, ça coince. Pour la première fois de sa carrière, le sorcier perd en vitesse. Malheureusement, ni les quelques remixes qu’il propose ni la production de l’album de son pote Tranchart — qui ne sortira d’ailleurs jamais — ne rectifient le tir.

« Fin 2006, début 2007, Romain a voulu arrêter le studio. De son côté, Guy-Man partait aux États-Unis. Il fallait bien que je fasse quelque chose aussi », relance Rico. Coup du sort ou du destin, la marque de fringues Zadig & Voltaire vient le démarcher pile à ce moment-là pour monter un label. Le producteur accepte de les suivre et quitte la capitale en direction de la Bretagne, où un certain Axel Le Baron possède un studio qui ressemble au sien comme deux gouttes d’eau. Arrivé sur place, il prend Axel en assistant et ensemble, ils sortent « Playground », un album piloté par le naissant Zadig & Voltaire Music. Ce retour sur les rails s’accompagne d’un changement radical. C’est ici qu’Éric rencontre celle qui va devenir sa femme, Mélanie. Pour sceller leur union, les tourtereaux fondent le groupe Sixtine et accouchent d’un premier album-enfant, « Sweet Sixteen » (2013). La parenthèse Bretagne se referme sur cette belle preuve d’amour. Pour le couple, l’heure est au retour sur Paris.

Mélanie

 

Objectifs GG : Grammy & Gainsbourg

En ce début des années 10, Rico a le cœur léger. Il déménage à Puteaux où il s’installe au 41ème étage d’une tour. Évidemment, il habille l’endroit d’un studio. Coïncidence ou pur hasard, Guy-Man rentre des USA. « Quand il est revenu, on s’est remis à faire du son tous les jours, quasiment pendant 1 an ; tout 2013, jusqu’à juillet 2014. On a composé pour la musique d’un film [Les portes du soleil, 2014], on a faitRest” avec Charlotte Gainsbourg et aussi I Feel It Coming de The Weeknd », détaille Rico. Par quoi commencer ? Peut-être avec la fille du grand Serge. Pour cet album où Charlotte chante pour la première fois en français, Éric Chèdeville a de nouveau endossé ce rôle de « producer ». Avec Guy-Man à « la boucle », ils triturent avec finesse les pistes, fabriquent le son de basse, doublent les gimmicks avec du Memory Moog, choisissent « les voix de Charlotte parmi les 90 prises ».

Et à propos de la pop-star de Toronto ? Encore une fois, Guy-Man et Rico ont fonctionné en paire. Vous vous rappelez de cette petite mélodie ultra entêtante au début de I Feel It Coming ? Des accords accrocheurs tout au long du morceau ? En somme, de la trame musicale du titre ? C’est à Rico The Wizard et Guy-Man que l’on doit tout ça. Résultat, 1 milliard de vues sur YouTube. Quelque chose à ajouter ? « Pour ce morceau, j’ai reçu deux Grammy : le BMI Crystal Grammy qui est livré à Londres par l’équivalent de la SACEM, et à Los Angeles, ils m’ont filé un ASCAP », détaille le coproducteur. Les caisses renflouées, Rico et Mélanie repartent en Bretagne, au calme, pour commencer dès 2018 la production du nouvel album de sa chère et tendre.

« Pour ce morceau, j’ai reçu deux Grammy : le BMI Crystal Grammy qui est livré à Londres par l’équivalent de la SACEM, et à Los Angeles, ils m’ont filé un ASCAP »

Et maintenant ?

Intitulé « Cri D’Amour », sans doute en hommage au bon vieux temps, ce disque convie autant le défunt batteur Tony Allen qu’un orchestre macédonien de 50 violons et le spectre de Gainsbourg période « Histoire de Melody Nelson » (1971). À propos de ce nouveau volet de leur union paru en novembre 2022, Éric raconte : « Mélanie a tout composé : les arrangements, les paroles… enfin tout, de A à Z. Pour ma part, je n’ai fait que la production sonore. » On vous a dit que le sorcier était un authentique amoureux de la musique, pas vrai ? Alors, à votre avis, la cinquantaine passée, que lui manque-t-il à faire ? Transmettre son savoir et une fois encore, pas à n’importe qui.

« Je travaille avec trois teams de jeunes avec lesquels je trouve qu’il y a vraiment des choses à développer », assure Éric. La première formation s’articule autour d’Élia, protégée du rappeur Booba, qui depuis son featuring avec lui (Grain de sable) a le vent en poupe. Dans l’équipe numéro deux, le capitaine s’appelle Austin Paoli. En sa compagnie, Rico avance sur « pas mal de projets ». Le jeune homme a de la ressource. Du haut de ses 25 ans, il a notamment signé la production de Until I Bleed Out, soit l’outro de l’album « After Hours » (2020) de… The Weeknd. Et pour finir, Prince 85, un bidouilleur de sons très plébiscité outre-Atlantique : Drake, Lil Wayne, French Montana, Metro Boomin sans oublier, bien sûr… The Weeknd.

« Même si tout a profondément changé depuis mon époque, le cœur est le même. Les artistes avec qui je bosse ont cette passion très forte du son, des compétences et du talent. Et c’est très rare », conclut Éric.

Des choses rares, certes. Mais pour les dénicher, encore faut-il avoir du flair. Une aptitude instinctive voire naturelle chez ce sorcier, qui caractérise à merveille ses tours, qu’ils soient de force ou de passe-passe.

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