Photographe coqueluche des années 1980, Patrick Sarfati compte parmi les maîtres de la photographie masculine. Son talent et son érudition lui ont valu de rencontrer des centaines d’artistes et de personnalités qui ont façonné l’histoire du XXe siècle. Quand sa timidité ne l’en a pas empêché, il les a immortalisés sur sa pellicule, pour mieux se convaincre que ce qu’il vivait n’était pas un rêve. On a retrouvé ce témoin privilégié des années fric et frime qui consacrèrent Paris comme capitale de la fête et de la mode.

Nous y sommes. Sur le palier de son appartement parisien nous parvient la rumeur d’une bataille que se livrent sans merci une chaîne hi-fi diffusant de la trip-hop, une station de radio d’information en continu et un documentaire télévisuel diffusé vraisemblablement sur Arte.
Dans la vie, Patrick Sarfati a choisi de ne renoncer à rien de ce qui pouvait nourrir son esprit en constante alerte. Après une attente dont la durée est exagérée par notre impatience, la porte finit par s’ouvrir sur un homme de taille moyenne à la moustache fine et aux cheveux gominés coiffés en arrière à la façon des dandys des années trente. On pénètre à tâtons dans l’antre enfumé du maître des lieux. Une seconde d’inattention et l’on manque embrasser un lampadaire en plâtre inspiré par Jean-Michel Frank, puis trébucher contre un cadre posé au pied d’un mur, à moins qu’il ne s’agisse d’un trente-trois tours dont Patrick Sarfati a jadis fait la collection. Notre main, cherchant l’équilibre, rencontre opportunément l’acier froid d’une chaise conçue par René Herbst et couverte d’une pile d’ouvrages aussi rares qu’anciens. Où avons-nous donc mis les pieds ? Un sofa qu’on croirait centenaire nous tend les bras. Il nous tiendra lieu de rocher dans ce décor où une table Eileen Gray dialogue avec une lampe originale Perzel tandis qu’une collection extravagante de vases colorés et de cendriers en cristal encombre les guéridons. Est-ce d’avoir passé trop de temps à sculpter la lumière dans son studio photo que ce sexagénaire vit aujourd’hui les volets fermés ? À moins que cet infatigable couche-tard, dont le nom et le travail sont irrémédiablement liés aux hauts lieux de la nuit parisienne des années 1980 à 2010, ait eu envie de ressusciter, à l’échelle de son intérieur, la troublante opacité des nightclubs… Ce ne sont pas les miroirs, superposés par dizaines au mur, ni les coussins cousus de sequins argentés qui pourraient contredire notre première impression. Mais bientôt les yeux s’habituent à la pénombre et l’on se met à distinguer plus nettement les contours de cet incroyable désordre qui tient à la fois du cabinet de curiosité, de la bibliothèque spécialisée, du capharnaüm et du décor de cinéma. Le feu d’une bougie se reflète à l’infini, évoquant à la fois la chaleur douce d’un tableau de Georges de La Tour et l’esthétique un peu surannée et artificielle des clichés du baron de Meyer.

Imprimer le corps des hommes

À notre droite, calé dans un fauteuil profond avec dans une main une éternelle Winston bleue, notre hôte s’est lancé dans un brillant exposé sur les maîtres de l’art photographique et tout particulièrement sur ceux qui lui ont inspiré sa passion pour son métier. Sa voix caverneuse égrène avec la précision d’un encyclopédiste le nom de ses maîtres : le baron Wilhelm von Gloeden, George Hoyningen Huene, Horst P. Horst, George Platt Lynes, James Bidgood,… sans oublier Raymond Voinquel, dont il fut un proche à partir des années 1980, et à qui l’on doit de merveilleux portraits des plus grands acteurs français du XXe siècle ainsi que d’inoubliables clichés de nus masculins.

Qu’on ne se méprenne pas : si Patrick Sarfati est littéralement habité par la question de savoir comment capturer sur la pellicule sensible la beauté du corps des hommes, son approche est celle de l’esprit avant que d’être celle des sens. Et puisque dans cet appartement du boulevard Bonne Nouvelle le temps semble s’être arrêté, puisque cet homme discret a accepté exceptionnellement de répondre à nos questions, écoutons-le nous conter la formidable odyssée qui fut la sienne depuis une enfance arrachée à Carthage, en Tunisie, où il est né, la ville cosmopolite de Marseille où il a grandi, et Paris qui l’a définitivement adopté en 1978 et consacré photographe des golden eighties.

« Le Vieux-Port de Marseille, c’était un univers à la Jean Genet et à la Fassbinder composé de marins, de transsexuels et de prostituées. »

Cette grande garce de Marseille

Patrick Sarfati avait trois ans lorsque, en suite de la crise de Bizerte, son père, négociant en tissus, et sa mère, professeure de dessin industriel, sont sommés de liquider leurs biens et de quitter Carthage, en Tunisie. Comme beaucoup, ils s’installent de l’autre côté de le Méditerranée, à Marseille, où leur nouvelle vie s’organise tant bien que mal, sans éviter un divorce.

Balloté entre deux foyers, Patrick jongle entre des univers différents voire distants. À l’adolescence, il découvre le monde interlope des abords du Vieux-Port : « C’était un univers à la Jean Genet et à la Fassbinder composé de marins, de transsexuels et de prostituées ». Déjà, tout ce qui est excentrique le fascine. Son œil se forme aussi grâce au cinéma. Les péplums constituent « un premier éveil à la sensualité » tandis que la poésie des films d’Albert Lamorisse le bouleverse. Elève aussi appliqué que curieux de tout, il obtient son bac à l’âge de 16 ans et intègre Sciences Po à Aix-en-Provence tandis qu’il poursuit en parallèle une licence d’anglais et fréquente la faculté de sociologie, sans trouver véritablement sa voie. « Tout me passionnait, c’était une compulsion, une frénésie dans tous les domaines. ». En cachette, il lit les premières revues homoérotiques lancées par Pierre Guénin au milieu des années 1960 – In, Off, Hommes ou Jean-Paul – dans lesquelles il découvre les dessins de Tom of Finland ainsi que les photos de Ferrero et d’Arax. De la fréquentation des lieux branchés et queer de Cannes et Marseille, Patrick développe une passion pour la musique et les marginalités.

L’adolescent s’improvise DJ au London, le mythique club du quartier de la Corniche. Il court aussi les friperies et les stands du marché de la Plaine. Les bras chargés de vêtements, il se rend dans le quartier de l’opéra où il fournit les prostituées qui deviennent ses amies. Cette audace venue de l’autre côté de l’Atlantique influence son propre vestiaire : « C’était ma période « mythologie américaine »… Je portais des pantalons en cuir, des santiags, des ceintures en serpent et des chemises en dentelle noire ouvertes sur des médailles de sport ou de la Vierge ». Mais pour le jeune homme, la cité phocéenne de la fin des années 1970 a des airs de belle endormie. « Très vite, j’ai eu envie de monter à Paris. J’ai décidé dans un premier temps de m’inscrire dans une école de cinéma ». Les cours de première année du Conservatoire libre du cinéma français ont en effet lieu par correspondance. C’est un premier pas vers un futur loin de Marseille. Un grave accident de voiture sur la route de Saint-Tropez manque compromettre son projet de rejoindre l’école pour la rentrée en deuxième année. C’est caparaçonné d’un corset en plâtre de dix kilos et d’une haute minerve qu’il parvient à rejoindre la capitale.

Paris sera toujours Paris

Nous sommes en 1978 et le jeune miraculé découvre le Paris bouillonnant de Saint-Germain-des-Prés. « Soudain, je me retrouve au milieu de gens que je voyais dans les journaux ». Il croise Sartre et Beauvoir, fait la connaissance de Manouche, matrone truculente et merveilleuse du restaurant Chez Lipp, aperçoit Lagarfeld attablé au Café de Flore avec son monocle et sa barbe noire, boit des verres avec Marguerite Duras et David Hockney. Et en face, à l’angle du boulevard, le fameux drugstore où les gigolos attendent le chaland. « J’avais dix-huit ans, j’avais envie de plaire, d’être vu, de séduire. » Et le jeune homme qui est dans sa phase de narcissisme adolescent séduit : des touristes de passage, des hommes d’affaires qui le ramènent parfois à leur hôtel. Même si parfois, au moment de passer à l’acte, il se défile. Patrick Sarfati est un garçon compliqué.

« Warhol était un dieu pour moi. Ce soir-là, il a déposé trois fois sur moi sa signature : sur le front, sur le biceps et sur le t-shirt blanc que je portais ».

L’épicentre de la fête se situe dans le quartier de l’opéra, rue Sainte-Anne. Sur 800 mètres, on observe le ballet incessant des voitures durant toute la nuit. « Les bears à moustache, les gigolos, les gens chics étaient les protagonistes d’une immense scène de théâtre ». Il y a le Bronx, un bar cuir et le Pimm’s, à la clientèle très homo. Si le Colony se spécialise dans la New Wave, le Sept met à l’honneur la disco, avec le DJ Guy Cuevas aux platines. Très vite il devient un habitué de ce lieu de rendez-vous de la jet-set. Il passe devant les grandes tablées du restaurant où Fabrice Emaer accueille Warhol, Noureev, Saint-Laurent ou Kenzo. Au sous-sol se trouve la discothèque. Grace Jones se déhanche sur la petite piste de danse enfumée. Yves Mourousi tente de le séduire. Patrick Sarfati fait la connaissance de Jacques de Bascher : « Quelques années plus tard, je devais réaliser une série de portraits de Jacques avec son ours en peluche. ». Clichés qui viendront nourrir la collection de Karl Lagerfeld.

Sa première invitation chez les Happy Few, Patrick Sarfati la doit à un jeune écrivain alors inconnu, du nom de Renaud Camus. « Il m’a invité à une grande fête donnée par Paloma Picasso dans son appartement du quai d’Orsay. Je me suis retrouvé au milieu de légendes. Presque toutes les icônes que j’aimais étaient là ». Il y a des photographes stars comme Helmut Newton et des représentants de la scène underground tels que le dramaturge Alfredo Arias ou l’artiste David Rocheline. Un peu timide et se tenant à l’écart, Patrick voit soudain s’approcher de lui une haute silhouette enveloppée dans une cape noire. C’est Salvador Dalí qui se penche vers lui et saisit entre ses doigts ses moustaches : « Ce sont de vrrrrraies moustaaaches ? ».

Andy Warhol tient une place à part dans le panthéon de Patrick Sarfati, tout comme dans cette société de beautiful people. En 1980, William Burke, correspondant artistique de Warhol à Paris, introduit le petit Marseillais dans l’appartement que le « pape du pop » vient d’acquérir au 15 de la rue du Cherche-Midi. « C’était un décor fabuleux, un mélange de mobilier du XVIIIe et de pièces exceptionnelles du mouvement Art déco ». Son cicérone, qui cherche à le séduire, le fait monter dans la chambre de l’artiste : « J’ai eu le temps de m’allonger sur le lit du maître avant de filer à l’anglaise ». Patrick rencontre finalement Warhol quelques mois plus tard, lors d’un vernissage dans une galerie du quartier des Halles. « C’était un dieu pour moi. Ce soir-là, il a déposé trois fois sur moi sa signature : sur le front, sur le biceps et sur le t-shirt blanc que je portais ». Au milieu de ce pandémonium, on n’est pas surpris d’apprendre que ledit T-shirt a été depuis égaré…

Les débuts dans la photo

À cette époque, Patrick Sarfati s’installe chez un ami américain. « Je sous-louais 50 mètres carrés dans l’immense appartement de dix pièces qu’il habitait rue de Londres, près de la gare Saint-Lazare ». C’est un défilé permanent. Il y a les amis de passage arrivés d’Angleterre ou de Berlin et les personnalités parisiennes comme le dandy punk Alain Pacadis, la physio du Palace Edwige Belmore ou encore le journaliste rock Yves Adrien. « Et puis un jour – j’étais encore immobilisé en suite de mon accident – un ami m’a rapporté du Japon un appareil Nikon ». C’est le début d’une passion qui ne souffrira ni apprentissage, ni aucune trêve. Sa fascination pour le constructivisme russe et l’Art déco le pousse à réaliser d’abord un travail de composition abstraite. Très vite il s’intéresse aussi au portrait, découvrant les œuvres de ses contemporains comme Helmut Newton, Richard Avedon, Irving Penn, Erwin Blumenfeld, Guy Bourdin. Après un premier court-métrage, il délaisse son école de cinéma et passe des journées entières dans les librairies et chez les bouquinistes à la recherche d’un cliché rare ou « d’une pépite ». Cet obsédé visuel a pour habitude de dire qu’il « écrit en images ». En 1981, il se lance dans la réalisation de collages psychédéliques. Muni de colle et de ciseaux, il s’installe à son bureau et se plonge dans un état de conscience modifié proche de l’écriture automatique. « J’y mettais toute ma folie » dit-il, et on le croit lorsqu’il nous montre quelques pages choisies au hasard dans la soixantaine d’immenses cahiers de notaire qui débordent de sa bibliothèque.

Edwige Belmore

 

Le style Sarfati

Patrick Sarfati reconnaît dans son travail deux influences : celle des grands photographes de l’entre-deux-guerres et celle du cinéma expressionniste allemand. « Le noir et blanc crée une distance complète avec le réel », nous dit-il. Les décors de ses photographies, souvent prises en studio, sont faits de surfaces simples sur lesquelles il peut créer des jeux de lumières et des lignes géométriques. « Je travaille avec très peu de moyens : un fond blanc, deux projecteurs et quelques accessoires ou éléments de décor ». Il n’est pas rare que la pose des modèles évoque la statuaire, voire la mécanique, créant un contraste avec l’érotisme des corps.

Patrick Sarfati devient très vite l’un des membres les plus emblématiques de « la photographie masculine », un courant photographique novateur des années 1980 théorisé par le journaliste Didier Lestrade. Magnifier le modèle, gommer les éventuels défauts, en extraire la substance font partie de son rôle de photographe : « Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que pour une séance réussie, il faut une communion avec le modèle. La magie se fait ou pas. ». Si l’on en croit les résultats obtenus, la magie opère. Le photographe travaille vite et bien. Pour une séance photo, une planche contact de 36 poses suffit le plus souvent dont la moitié fera l’objet de tirages réalisés en laboratoire.

Homoérotisme et nu masculin

Patrick Sarfati s’inscrit dans une longue tradition du nu masculin homoérotique. Des revues de culturisme des années 1930 aux studios américains Colt et AMG, de photographes comme Bruce of Los Angeles à Lon of New-York, Patrick les connaît tous. Pour autant, il a su en renouveler les codes. Dans ses portraits, il projette son propre univers et sa vision d’un corps masculin magnifié, à la musculature saillante, dont il tente sans relâche de saisir la force brute, la vitalité, la beauté sculpturale. « Pour moi, le corps est une architecture du désir » souligne-t-il. Son intérêt pour les corps d’athlètes prend forme en 1985 dans le travail qu’il réalise sur le stade des Marbres, à Rome. Commandé par Mussolini en 1932 pour fêter les dix ans de son arrivée au pouvoir, les 64 colosses en marbre blanc de Carrare forment une galerie des fantasmes homoérotiques à ciel ouvert. En 1986, alors qu’il est au Japon pour réaliser les catalogues de différents stylistes, il est autorisé à pénétrer dans une maison de lutteurs de sumo, devenant l’un des premiers occidentaux à immortaliser ces athlètes dans leur lieu de vie collective. Quatre ans plus tard, à Istanbul, il consacre une longue série de plus de 500 clichés en noir et blanc mais aussi couleurs aux combats de lutte traditionnelle. On y voit, démultipliés à l’envi, des corps hyper masculins, enduits d’huile et vêtus d’un pantalon de cuir qui se mêlent dans une démonstration de force virile.

Un touche à tout de talent

Dès la fin des années 1970, son travail est remarqué. Son ami Peter Chatel, acteur fétiche de Fassbinder, l’introduit dans le milieu underground allemand. En 1979, il obtient une première exposition à l’Anderes Ufer (l’Autre Rive), un lieu incroyable de la scène berlinoise où Bowie et Iggy Pop ont leurs habitudes. C’est un succès. « Cela m’a encouragé et donné une plus grande confiance. J’ai compris que je pouvais continuer dans cette direction ». Une centaine d’autres expositions suivront. En 1989, il se voit remettre le prix de la jeune photographie européenne à Francfort. Ses œuvres sont montrées dans des lieux emblématiques de la culture gay, comme le bar Le Dupleix ou la librairie Les Mots à la Bouche, dans les grands magasins de Tokyo, sur des yachts à Monte-Carlo ou encore au Musée d’Orsay, où le directeur Guy Cogeval lui remet, en 2015, la croix de chevalier des Arts et Lettres. Un moment de reconnaissance aussi rare que précieux pour cet artiste peu doué pour l’auto-promotion et longtemps boudé par les institutions officielles de la photographie.

Travailleur acharné, Patrick Sarfati, en parallèle de sa démarche de photographe-artiste, multiplie les projets et les collaborations. Pour vivre, il réalise de nombreux books pour des modèles. Il travaille aussi pour la presse traditionnelle, réalisant des couvertures pour Libération ou L’Express. Il met sa créativité au service de titres indépendants et particulièrement de fanzines. « C’était une période de créativité exceptionnelle : le punk, la New Wave, la disco… Chaque style musical avait sa mode vestimentaire, son univers esthétique et bien sûr ses magazines ». Patrick Sarfati se prête parfois au jeu et passe devant l’objectif, posant notamment pour ses amis Pierre et Gilles. La qualité de ses clichés est connue de tous et on le sollicite ici et là, comme pour le catalogue de la première grande exposition organisée en 1984 en hommage à Elsa Schiaparelli. Il intervient aussi comme graphiste, retouchant ses photos à l’encre de chine et réalise des affiches pour le Banana café ou L’Amazonial ainsi que des publicités pour le minitel rose. Grâce au jeu des rencontres, il est chargé de concevoir plusieurs couvertures des livres de l’écrivain américain Edmund White dont les écrits sur l’art ou l’homosexualité seront bientôt reconnus à l’échelle internationale et qui, à son tour, préfacera ses deux premiers livres de photos, intitulés Illusions (1985) et Athlètes (1990).

C’est aussi le début des soirées au Palace. Le club de la rue du Faubourg Montmartre a ouvert ses portes en mars 1978. À la demande de Fabrice Emaer, son directeur et propriétaire, Patrick Sarfati crée les affiches et les invitations des Gay Tea Dance. Ces thés dansants, qui ont lieu tous les dimanches après-midi, vont devenir l’événement gay le plus important des années 1980. À cette époque, le nom de Patrick Sarfati commence à être bien connu grâce à ses contributions pour la presse homosexuelle : Magazine, Masques et Le Gai Pied. Pour la couverture du deuxième numéro de Gai pied, il choisit de représenter un culturiste en talon-aiguille, préfigurant l’imagerie masculin-féminin qui inspirera bientôt des créateurs comme Jean Paul Gaultier. Le culte du corps est plus que jamais dans l’air du temps. Les corps sont moulés dans des vêtements épousant les formes, tandis que le sportswear se diffuse sous l’influence du prêt-à-porter américain.

Dernier rendez-vous

Patrick Sarfati retrouve régulièrement Roland Barthes attablé au Bonaparte à Saint-Germain-des-Prés. Le philosophe évite le café de Flore où sa notoriété ne le laisse jamais tranquille. Il est au sommet de la gloire mais en pleine dépression après le décès de sa mère dont il ne parvient pas à se remettre. Les rencontres sont spéciales : « Je suis très fatigué, parle-moi, lui dit Barthes. Je veux que tu me parles et moi je t’écoute ». En 1980, le journaliste Philip Brooks demande au photographe de lui présenter Barthes qu’il souhaite interviewer pour Le Nouvel Observateur. Le rendez-vous est fixé chez le philosophe, rue Servandoni, pour un entretien et une séance photo. « Avant de partir, il m’a tendu une énorme gerbe de fleurs qui était posée dans l’entrée et que lui avait fait envoyer Fabrice Emaer ». Sur le seuil de la porte, il glisse à Patrick une dernière phrase : « Si tu ne m’appelles pas. Je ne t’appelle plus. ». Il n’y aura pas d’appel. Trois jours plus tard, le 25 février 1980, Roland Barthes est fauché par une camionnette rue des Écoles. L’histoire avait décidé que Patrick serait le dernier à photographier le philosophe.

« Je traversais le boulevard de Sébastopol lorsque j’ai aperçu un garçon en débardeur blanc. Magnifique. Un physique exceptionnel. Je l’ai abordé et lui ai proposé de poser. Son nom ? Jean-Claude Van Damme. »

La mode des années 1980

Au milieu des années 1980, Paris redevient la capitale de la mode, imposant sur la scène internationale ses nouveaux stylistes. « Il se passait quelque chose de magique, c’était un esprit de folie, de fantaisie, de démesure ». Une nouvelle génération de créateurs nommés Mugler, Montana ou Gaultier ranime une haute couture moribonde. Ils imposent une mode créative, explosive, faite de logos et de couleurs : la tenue et ses indispensables accessoires doivent être ostentatoires. Au même moment, et sans doute par contraste, se développe une mode minimaliste, dans laquelle le noir joue un rôle prépondérant comme dans les créations de Tokio Kumagai, pour lesquelles le photographe réalise des catalogues.

En 1983, Patrick Sarfati collabore avec Jean Paul Gaultier pour sa toute première collection intitulée « L’homme-objet ». Pour incarner sa campagne, le couturier souhaite trouver un personnage, une gueule. Il confie à Patrick le soin de repérer un modèle hors agence. Selon son habitude, le photographe fait jouer ses contacts, et surtout prospecte dans la rue et dans sa salle de gym. Éric Censier est le premier visage qu’il va proposer à Gaultier. Le guerrier viking aux cheveux d’or fait forte impression sur le couturier. « Mais lorsque nous avons procédé à un essayage dans les ateliers de Jean-Paul Gaultier, le blouson qu’on lui a demandé de passer a craqué sous le volume des muscles et s’est déchiré… ». L’agressivité du berger allemand qui ne quitte jamais Censier, et dont les aboiements ont littéralement terrorisé les assistants, n’a certainement pas plaidé en sa faveur. Bref, il est décidé que le garçon est trop brut de décoffrage pour trouver sa place dans l’ambiance feutrée d’une maison de couture. Qu’à cela ne tienne, Patrick le fera poser pour lui, réalisant des photos extraordinaires que les collectionneurs les plus exigeants recherchent encore aujourd’hui.

Sarfati repart donc à la recherche de celui qui devra incarner le nouvel homme-objet de la maison Gaultier. « Je traversais le boulevard de Sébastopol, lorsque j’ai aperçu un garçon en débardeur blanc. Magnifique. Un physique exceptionnel. Je l’ai abordé et lui ai proposé de poser. » Ce jeune Belge de 22 ans est de passage à Paris. Il se présente comme culturiste, danseur et karatéka. Son nom ? Jean-Claude Van Vaerenbergh, que le monde connaîtra bientôt sous le pseudonyme de Jean-Claude Van Damme. Jean Paul Gaultier l’adopte aussitôt. Quant à Patrick, il réalise son premier book. « Il voulait faire du cinéma et partir à Los Angeles ». La suite de l’histoire est connue.

Keith Haring

Au début des années 1980, Patrick Sarfati installe son studio dans une ancienne imprimerie du boulevard Bonne Nouvelle. « Je partageais 150 mètres carrés avec le chorégraphe Philippe Decouflé. C’était un peu notre Factory » C’est là que, en 1985, il réalise une série de clichés de Keith Haring, parmi ses plus connus. L’artiste américain organise une séance de body painting avec son ami français d’alors, prénommé Ludovic. « Il adorait dessiner partout. Après notre séance de photos, il a réalisé une fresque sur du papier canson. Quand je suis revenu au studio dans la soirée, le dessin avait été emporté… » Patrick fait découvrir Paris au peintre de 27 ans. Il l’emmène voir les défilés de ses amis créateurs, et lui fait découvrir les fameux Gay Tea Dance du Palace. La célébrité est difficile à assumer pour le jeune peintre américain : « Parfois il retrouvait dans des galeries d’art, sous verre et encadrées, des cartes postales qu’il avait écrites à ses amis ». Trois ans après cette séance immortalisée de body painting, Patrick apprendra la mort de Haring, victime du sida.

Rendez-vous manqués

Lorsqu’on lui demande quels sont les portraits qui l’ont le plus marqué, Patrick Sarfati dit que « ce sont ceux qu’il n’ai jamais fait ». Parmi ces rendez-vous manqués, figure le nom de l’actrice Delphine Seyrig, qui le reçoit dans son appartement de la place des Vosges. « J’étais totalement hypnotisé par la musique de sa voix. Je n’ai même pas pensé à faire de photos. Elle partait à Rome le lendemain et m’a dit de la rappeler à son retour. » Comme souvent, Patrick, par timidité ou peur de déranger, ne rappelle pas. « Je croyais que les gens seraient toujours là et qu’on allait se revoir ».

Incroyable est sa rencontre avec Jean Genet, en novembre 1985. Accompagné de son éditeur, Patrick se rend chez son imprimeur près d’Alençon pour récupérer les épreuves de son premier livre de photos. En attente d’une correspondance en gare du Mans, les deux hommes ont une vingtaine de minutes à tuer avant de reprendre le train. Ils décident d’aller prendre un café. « Il y avait trois troquets qui faisaient face à la gare. J’en ai choisi un sans réfléchir. Le bar était vide à l’exception d’un vieux monsieur fatigué, assis sur une banquette, qui regardait la pluie tomber. C’était Jean Genet. » L’éditeur, qui vient de publier un ouvrage sur l’écrivain mais n’a jamais pu le rencontrer, reste pétrifié dans un coin. « C’était un moment de sidération, je me suis approché de lui. Je me suis présenté en lui donnant une photo que j’avais réalisée. Lorsque j’ai évoqué mes amis Daniel Guérin et Raymond Voinquel, son visage s’est éclairé. Nous n’avions pas beaucoup de temps devant nous. Je l’ai remercié pour son œuvre. Il m’a répondu : « Je m’en fous ». Aujourd’hui, je comprends. Il était très malade et savait qu’il allait mourir. Il m’a dit : « Reste avec moi ». Il a pris mon numéro de téléphone. On s’est embrassé et je suis parti. Je pensais là encore qu’on allait se revoir ». Rongé par un cancer de la gorge, l’écrivain s’éteint quatre mois plus tard, à Paris, dans une chambre d’hôtel.

Avec Patrick Sarfati, l’extraordinaire n’est jamais très loin. Comme pour sa rencontre avec Serge Gainsbourg. « Déjà, quand j’avais 17 ans, il était pour moi l’icône absolue. Je marchais sur le Vieux-Port, à Marseille. Soudain, j’ai reconnu Gainsbourg avec ses lunettes noires, accompagné de Jane Birkin et de la petite Charlotte. J’étais sonné de voir devant moi la personne que j’aimais le plus ». Le chanteur se plante devant lui et demande : « Excusez-moi jeune homme, est-ce que vous connaissez un bon restaurant de poisson où on pourrait manger une bouillabaisse ? ». Patrick reprend ses esprits et lui indique un établissement non loin. Il ajoute quelques mots pour lui dire combien il l’admire. Avec la naïveté de ses 17 printemps, il interroge son idole : « Si je viens à Paris, est-ce que je peux venir vous voir ? ». Gainsbourg sort alors son stylo et tend à l’adolescent le numéro de téléphone de son domicile de la rue de Verneuil. Patrick gardera comme un talisman ce précieux numéro, avant de finalement le composer, 15 ans plus tard, en 1989. Gainsbourg a cédé la place à Gainsbarre, son jumeau maléfique. Au sommet de la gloire, le chanteur traverse pourtant une phase de dépression aigue lorsqu’il le reçoit à plusieurs reprises dans son hôtel de la rue de Verneuil. Là encore, Patrick, par pudeur peut-être, n’osera prendre de photos de son idole de jeunesse.

Game over

L’insouciance du début des années 1980 laisse progressivement la place à une atmosphère de peur. Ce que certains appellent le « cancer gay » fait des ravages. Pour Patrick Sarfati qui s’est engagé dès les premières années dans la lutte contre le sida, réalisant affiches et campagnes de communication, le souvenir de ces années reste très douloureux. Ouvrir les anciens répertoires peuplés de jeunes fantômes relève pour lui de la torture. L’homme n’en dira pas plus.

En 1995, le Palace ferme définitivement ses portes. Les déguisements extravagants ont été remisés au placard tandis qu’ont été balayés cotillons et paillettes. La fête des golden eighties est bien terminée. La disco et la New Wave laissent place à la House et bientôt au rap et à la musique techno. La nuit a changé. L’atmosphère est plus noire. Avec le sida, le sadomasochisme et le fétichisme deviennent les nouveaux oripeaux du désir. Pour Patrick Sarfati, une période plus difficile s’annonce. Il faut s’adapter aux commandes : flyers de soirées gay SM, books de gogo-dancers, etc. L’élégance du noir et blanc laisse place à des couleurs clinquantes. Les poses hiératiques sont remplacées par une présence plus agressive.

Après la fête

C’est au petit matin que nous quittons l’appartement de Patrick. Notre montre indique 2h37. Se peut-il que nous ayons, en l’espace d’une nuit, traversé la Méditerranée, embrassé la folie des années 70 et 80, survécu au matérialisme des années 90 et assisté à la déliquescence des années 2000 ? Tant de gens, tant de fêtes, tant de talents… Et que retenir de ce vertige ? Sur le boulevard Bonne Nouvelle, quelques individus avinés ou simples promeneurs solitaires semblent attendre de la lune une réponse. Nos yeux, fatigués d’avoir deviné dans l’obscurité tant de mondes, s’habituent peu à peu à la lumière des réverbères. Nous reste, chevillé au corps, le sentiment poignant d’avoir assisté dans cet appartement du Xe arrondissement, aux derniers feux d’une époque flamboyante. À pas lents, nous nous éloignons de cette caverne d’Ali Baba où reposent, endormis dans des chemises en papier, mille et un clichés qui disent le désir exacerbé d’une jeunesse, la fureur d’une génération communiant dans la fête, et l’énergie d’une génération qui aura mis autant d’énergie à créer qu’à se détruire.

Patrick Sarfati a porté très haut l’art de la photographie masculine française. Derrière son objectif, il a tout vu. Dans sa mémoire et sur ses planches contact, il a tout enregistré. À distance du spectacle et en même temps de plain-pied avec son époque, il s’est lié d’amitié avec ceux qui ont fait l’histoire. « Ce ne sont pas des gens mais des mondes » a-t-il coutume de dire. Lui aussi est un des derniers représentants d’un univers évanescent. Précieux gardien de cette mémoire, il veille sur ses fantômes qui prennent la forme de visions et d’images obsédantes. Reviennent les odeurs de la Tunisie de son enfance, les cris des pêcheurs sur la Cannebière à Marseille et les visages de tous ceux qui l’a aimés et admirés : une vie comme un rêve en noir et blanc.

Texte : Jérôme Kagan et Damien Roger
Crédits photo : Patrick Sarfati

8 commentaires

  1. nous les 3 fois c eau gaz electricité pelleuteuses etc toutes les 3 semaines ouvrent recouvrent deboulonnent et recommencent depuis juin,, le bite_hum çà a pas de prise ?? prix ???

  2. Portrait magnifique et très juste d’un génie trop discret. Le temps ne peut que corriger ses injustices à son égard. 💙💙💙

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