100 francs en poche, direction gare du Nord et les mixtapes de chez Ticaret. La date est indéfinie, il peut s'agir de 96 ou de 98, quelque part entre la sortie de Shimmy Shimmy Ya d'Ol Dirty Bastard et l'album solo de Stomy Bugsy, date correspondant à l'effondrement du rap français.

Si Enghien-les-Bains constituait habituellement notre destination finale, la Gare du nord se situait bien au delà de villes dont les noms étaient tissées des pires rumeurs. Pas tant Deuil la Barre, qui sonne drôle, mais Epinay, Villetaneuse, Saint Denis. L’au-delà du tunnel. Nous descendions toujours avant, lorsque mes parents rendaient visite à mon grand père, sorte de Charles Swann. Au delà donc c’est Paris, mon côté de chez Guermantes personnel.

Il se racontait que les caves des cités d’Epinay ou d’Argenteuil étaient autant de salles de tortures, que la secte Abdullaï était capable de poursuivre ses ennemis n’importe où, ou que le simple fait de poser le pied sur le quai à Saint Denis était un motif d’agression. L’environnement était anxiogène et chaque repli de notre topographie mentale sonnait comme une menace. Les bandes écumaient les vieux wagons de fer de la SNCF, investissant les plateformes de bouts de rames pour organiser quelque tapage. Le hip hop avait déjà disparu pour laisser place à l’esprit racaille, d’Authentik à Lunatic.

Des escouades plantées ici où là tentaient de rabattre les esseulées à l’écart du flux des voyageurs pour beaucoup de palabres, beaucoup d’embrouilles. Cela se passait sans violences, les mots permettant toujours de l’éviter, simplement en la racontant comme un futur dont l’actualisation est possible s’il y a contestation. Fluidité et fermeté, il n’y avait pas à discuter. Ou alors si. Tu connais un tel ou un tel. Tu connais mon cousin à Stains, tu connais Bertrand de la gare, quelle gare, ah oui il est du nord. Bertrand habite à la gare, les tourniquets sont son canapé, il y invite ses amis, qui sont nombreux, il aime à leurs mettre des claques, il est plutôt gros et pas vraiment contesté.

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Arrivée dans Paris après la tour Sony, des murs d’immeubles aveugles ou borgnes ceignent les rails confluent ici vers les quais, mais avant ça : des murs de graphes, des centres techniques, voies de garage, quelques cheminots floqués. La gare n’avait alors pas le même visage : la lumière n’y avait pas encore pénétré. Un système d’escalators labyrinthiques reliaient les différents niveaux ; entre la gare de surface, le centre commercial merdique, et les RER.
Quelques tourniquets plus tard nous sommes enfin dehors : à rue de Maubeuge Paris nous tend son profil le plus merdique. Le terrain vague de la Chapelle n’est plus, mais nous voici quand même dans le 10°, le quartier plus laid le plus sale le plus triste, à errer à la recherche du graal du rap, dans le quartier des gares, entre les voies du Nord et celle de l’Est. Tous les immeubles sont gris, c’est bruyant et ça pue. Paris n’était pas cher à cette époque là. Une époque où il était encore possible de se perdre dans les rues, sans maps dans le smartphone, sans téléphone même, et de dériver.

Je me souviens avoir acheté : un sweet shirt Wu Tang Clan taille L et deux mixtapes. L’une, c’est « Getta Grips Muthafuckas », de DJ Mister Cee, l’autre c’est une compilation de rap français avec des titres de 2 Bal 2 Neg. Ces deux cassettes ont été perdues, enfin disons empruntées à vie. Quand au sweet, j’ignore ce qu’il est devenu. Et puis de toute manière je n’ai plus de nouvelles de ces gens, ils ne sont pas sur internet, ni à la télévision, ne figurent dans aucune recension mondaine. Un peu de drogue me permettrait de prétendre que tout cela n’a jamais existé, qu’il s’agissait d’un de ces univers parallèles dickiens stupides. Dick qui pensait avoir des souvenirs de mondes corrigés depuis par la main de Dieu, ce qui devait sérieusement compliquer sa psychanalyse. Restait le souvenir d’un titre désormais introuvable de Notorious B.I.G., voire de Junior M.A.F.I.A, « if they don’t die, they won’t be able to walk ». Mémorable de part son titre obscur ainsi que pour son sample, une sombre et gémissante mélopée de flûtes, semblable pourrait-on penser à celle qui fait danser quelque part en dehors de l’univers ordonné Azathoth, le sultan des Dieux. S’ils ne meurent pas, ils ne seront pas capables de marcher. Ce slogan, c’est celui de Biggie Smalls, grand ancien du rap plus connu sous le nom de Notorious B.I.G.

Biggie Smalls est mort assassiné après avoir sorti un seul et unique album : « Ready to Die ». Ce n’était que le début de sa longue carrière post-mortem, avec la parution 20 jours après sa mort de « Life After Death », double album composé de titres enregistrés de son vivant, puis de « Born Again » où Puff Daddy assemblera autour de raps inédits des productions et quelques featurings de luxe (Snoop Dogg, Mobb Deep…). Comme autant de reliquaires autour des abatis abondants du gros Biggie.

notorious-big-32_76769678_bigFantôme sur la bande, flow d’outre-tombe incorruptiblement brut. Ses plus grands hits, il les aura eu mort. Il paraît si loin sur Mo’ Money Mo’ problems, tenant le micro depuis l’au-delà, brodant autour de ses deux obsessions, le sexe et la mort. « Ready to die » se partageait déjà sur cette ligne, en parts à peu près égales. Le rap chante habituellement davantage la puissance sexuelle que le désir de mort, et souvent ce dernier n’apparaît qu’en pointillé, comme chez A$AP Rocky – « Bloody ink on my pen spelled suicide » sur Phoenix – , ou les enchevêtre comme Tyler The Creator – voire Fish, récit cannibalisto-sexuel halluciné. Biggie lui est complètement clivé. Et il vendra 2 millions d’exemplaires de « Ready to die », avec ce dernier titre, Suicidal Thoughts, qui disait : « Lorsque je mourrai, je veux aller en enfer / Parce que je suis juste un paquet de merde. »

Depuis la France, des images de belles voitures, d’armes à feu, le gangsta rap, et ça donne un autre rappeur en B, bien plus maigre, Booba : « aucun remords pour mes péchés, tu me connais je suis assez bestial pour de la monnaie ». En définitive nous avions l’image, mais nous n’avions que l’image, celles des lèvres de rappeurs américains prononçant des paroles que nous ne comprenions pas. Si nous avions su lire sur leurs lèvres, si nous avions compris l’Anglais, aurions-nous perçus le décalage entre le réel merdique et l’apparence clinquante ? « I don’t wanna live no mo’ / Sometimes I hear death knocking at my front do’ / I’m living everyday like a hustle / Another drug to juggle, another day another struggle ». Pas une ode à Scarface, mais le Zola du petit dealer en prolétaire défoncé par le travail – « I know how it feel to wake up fucked up
/ Pockets broke as hell, another rock to sell » – vivant dans un monde de violence, vendant du crack pour nourrir sa fille et payer les factures.

« You better grab your gun cause I’m ready »

« My shit is deep, deeper than my grave, G » rapport à sa masse corporelle. L’obsession de la mort est partout présente sur « Ready to die ». « I’m ready to die and nobody can save me
/ Fuck the world, fuck my moms and my girl / My life is played out like a Jheri curl, I’m ready to die! ». Vous feriez mieux d’attraper votre fusil parce que je suis prêt. Voilà ce qui impressionnait vraiment chez lui : Notorious semblait déjà mort, du moins l’était-il dans sa tête. « Ready to die » comme mantra pour jeunes adolescents, à l’instar de « Seul le crime paie ». L’expression d’une vie dure, où le lendemain n’est pas quelque chose qui peut se planifier : une vie qui n’a rien de bourgeois, une vie qui ne se calcule pas. Ils se répètent ces mantras pour se galvaniser face à l’everyday struggle. Ils tiennent des propos effrayants : ils essaient de s’en convaincre. Parce que c’est comme ça qu’ils faut penser et parler dans le ghetto : une nécessité imposée par la violence.

Produit par Lord Finesse, Suicidal Thoughts est bâti sur la 58ième seconde d’un long morceau de Miles Davis, issu des sessions complètes de « Bitches Brews », Lonely Fire. Un instantané pris dans ces 20 minutes de jazz planant, qui malaxé et pitché composera toute l’harmonie du morceau en question. Eternisant trois notes de piano électrique à l’harmonie tendue sur une note de basse vrombissante, samplée abruptement en une valse de travers pour une tête qui ne tourne pas rond, trébuchant sans cesse sur l’idée du suicide. Pour Biggie le temps s’est figé, quelque part dans une note dépressive de Miles Davis. Des pelletées de culpabilité tombent sur son crâne – « All my life I been considered as the worst /
Lying to my mother, even stealing out her purse » – il pense à sa mère qui ne l’aime plus, il pense au fils indigne à l’appétit vorace qu’il fut : 
 « Sucking on her chest just to stop my fucking hunger /
I wonder if I died, would tears come to her eyes. »

Le pitch descend encore d’un étage, le son se fait toujours plus lourd : « I’m glad i’m dead, like a worthless buddah head » -. Une expression locale, qualifiant la tête des fumeurs d’herbe, merci Rapgenius. Rapgenius, plateforme collaborative d’exégèse de tous les lyrics du rap, ligne par ligne. Chaque parole, expression, contextualisée, expliquée et discutée. Dans les années 90, pas de Rapgenius, même pas les lyrics seuls : armés d’un simple crayon nous essayions de retranscrire ce qui était rappé, pour des résultats aléatoires. Mais il y avait ce que nous croyions entendre : test de rorchsach linguistique. Des bribes de mots captés sur lesquels étaient bâtis des mondes, des narrations, qui n’avaient vérification faite que peu de choses à voir avec ce qui était chanté. Le « Scared to death » de Mobb Deep dans Shooks One, avec la peur sonnant comme une scarification à mort et inversement. Se scarifier pour conjurer la peur, le malaise qu’inspire les banlieues sales. En comparaison l’originale déçoit. Pour Mobb Deep il ne s’agissait que de chanter la terreur qu’ils étaient censés inspirés à leurs ennemis. A revoir les clips d’époque que je ne découvre que 20 ans après, c’est plutôt le pathétique qui domine.

Leur son pourtant résonnait parfaitement avec l’atmosphère du temps. Les cascades de chimes sur the Start of your Ending évoquent à jamais la pluie fine d’hiver sur les quais d’Ermont à Gare du Nord. L’orgue solennel et inamovible et le va-et-vient entre les deux arpèges de piano. Le sample est statique et implacable, sans ouverture ni direction. Un son clos autour des oreilles, un cocon de ouate froide, et le bruit du train sur les rails, métal sur métal, tandis que défile le ciel blanc bleuie. De cette sorte de bleu. Mobb Deep proposait un jazz modal qui poursuivait le périple du second quintette de Mile Davis, celui de Tony Williams martyrisant sa cymbale ride. Bill Evans pourrait tenir les parties de piano, humblement. Tandis qu’Havoc et Prodigy seraient les deux solistes : et de la même façon qu’écoutant somnolent certaines plages de Coltrane j’avais l’impression de l’entendre parler – très lentement – les mots devenaient ici notes, souffle instrumentale rythmique et mélodique, cuivres ou saxophones. Une gamme, un accord, une seule note même : ils poussaient le geste modale jusqu’à son minimalisme le plus fragile. Une sorte de bleu : un bleu monotone, un paysage traversé en train. Des immeubles, hangars maisons dont j’essayais de retenir la succession. Mais chaque fois il me semblait en découvrir de nouveaux.

notorious-25865-hd-wallpapersLes raps de Notorious continuent de s’arracher comme les sainte tripes de Saint Louis crevant de dysenterie lors de sa croisade merdique qui le vit confondre Tunis avec Jerusalem. Il mourut en terre étrangère, alors on recourut à l’usage teuton qui veut que pour éviter la putréfaction lors du rapatriement, le corps soit séparé entre le dur et le mou. C’est la dilaceratio corporis. C’est aussi une façon de multiplier les reliques à bon compte. La dépouille est démembrée, éviscérée puis bouillie dans une grande cuve de vin coupé à l’eau afin de séparer la chair de l’os. Les abatis sont salés à la manière de la viande et les ossements récupérés. Puis c’est la distribution.
Après d’âpres négociations, les viscères furent donné à son frère, Charles d’Artois, roi de Sicile pour reposer en son royaume. Le dur fut ensuite amené dans un petit cercueil jusqu’à la basilique Saint Denis, nécropole des rois de France, sous la garde de Philippe 3 le hardi, le fils de Saint Louis. Philippe le Bel obtint ensuite l’accord du Pape pour transférer une partie des ossements, devenus reliques sacrés d’un saint canonisé, jusqu’à la Sainte Chapelle. Les moines de Saint Denis cédèrent le crâne à l’exception du menton, des dents et de la mâchoire inférieure. Philippe le Bel donna ensuite au roi de Norvège les phalanges des doigts pour une de ses églises. Il distribua par la suite des os, des côtes à divers vassaux, les ducs de Berry ou de Bourgogne. Le Goff raconte qu’Anne d’Autriche aurait reçu un fragment de côte, puis que mécontente elle en aurait quémandé un autre et qu’elle aurait finalement obtenu un humérus. Une dent aurait été perdue dans un transfert vers une église d’Italie. Le corps du roi diffracté fut envoyé aux quatre coins du royaume, pour qu’il y soit célébré.
Le même hommage fut rendu à Notorious, qui avait beaucoup de gras à revendre, et dont chaque ligne est considéré comme une relique sainte. Sa dépouille nourrit encore nombre featuring fumeux, retrouvant même son cher ennemi Tupac, qui aura connu un destin symétrique, pour Runnin’ (Dying To Live). Post Mortem.

« Seeking life beyond your perishment
Wanting to die is your reason to live 
»

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