Comment un album conspué à sa sortie par le magazine Rolling Stone et la quasi-totalité des critiques de l’époque a-t-il pu devenir, plusieurs décennies plus tard, le chef d’œuvre unanimement acclamé que l’on reconnaît désormais ? C’est le tour de force accompli par Lou Reed pour « Berlin », peut-être son projet le plus personnel et ambitieux jamais accompli. Retour sur ce disque honni et l’année charnière de sa création, à l’occasion des 50 bougies de « Berlin » et presque 10 ans jour pour jour après la disparition du « Prince de la nuit et des angoisses ». D’aucuns diraient que le mois d’octobre ne lui a jamais vraiment réussi.

Berlin, Lou Reed n’y a jamais mis les pieds. Du moins, pas en 1973, lorsqu’il donne à son nouvel album le nom de la capitale, meurtrie par la guerre froide et déchirée par le rideau de fer. À New York, Lou est une star propulsée sur le devant de la scène par le succès de « Transformer », son deuxième album solo produit par David Bowie l’année précédente. Mais en coulisses, sa vie est un chaos absolu : après une jeunesse marquée par la toxicomanie et les thérapies par électrochocs, Lou Reed est une pharmacie ambulante. Il enchaîne les dépressions et vient de divorcer de son mariage avec Betty Kronstadt après moins d’un an de vie commune.

Si « Transformer » était bel et bien un succès, Lou est frustré d’avoir dû se plier à la volonté de Bowie pour ce disque. Plus encore, il déplore l’adhésion d’un public plus sensible aux mélodies glam rock et aux refrains entraînants qu’aux réalités sombres qu’il dépeint dans ses textes, par ses galeries de personnages marginaux et interlopes en proie au traditionnel triptyque drogue, sexe, déprime. RCA, qui lui impose une pression quasi insoutenable depuis l’échec commercial de son premier album solo, attend la suite de pied ferme mais fait confiance au jeune artiste, alors à son apogée. « Transformer » était une perche magistrale, « Berlin » en sera la descente : un Rock’n’Roll Suicide dans les règles de l’art.

Le casse du siècle

Pour complice, Lou peut compter sur Bob Ezrin, un jeune producteur canadien à peine dans la vingtaine. Il n’a pas encore signé ses grands chefs d’œuvres (à l’image de « The Wall » en 1979), mais s’est taillé une bonne réputation après ses fructueuses collaborations avec Alice Cooper. Et surtout, il voit en Lou Reed l’artiste idéal pour réaliser une œuvre de grande envergure, le seul capable d’élever le rock à un autre niveau, un firmament qui côtoierait sans honte les arts nobles que sont la poésie et la littérature.

En adoration devant la plume du chanteur, Bob déplore que ses histoires soient limitées au format de seules chansons : il souhaite donner à Lou tout l’espace nécessaire à l’expression de son art. Au détour d’un rendez-vous, Bob présente ce projet à son collaborateur et prend l’exemple de Berlin, une chanson du premier album solo de Lou racontant la rencontre et les souvenirs d’un jeune couple. Voilà une histoire qui pourrait être développée bien au-delà des cinq minutes de la chanson originale : bingo, Lou est enthousiaste et se lance dans un mois d’écriture acharnée.

 

Dans un entretien de 2007 accordé au Monde, Lou Reed décrit « Berlin » comme « [sa] version d’une pièce de Tennesse Williams écrite par Williams Burroughs ». La capitale allemande déchiquetée devient un Interzone fantasmé, théâtre de la romance passionnelle et tragique de Jim et Caroline, deux junkies en perdition, rongés par la jalousie et témoins de leur propre décrépitude. Si Lou est déjà cru et chirurgical dans ses textes, « Berlin » marque le passage d’un cap. L’écriture est empreinte d’un réalisme sale et impitoyable, magnifiée dans sa violence comme les nuits californiennes que Bukowski fait vivre sous sa plume, de l’autre côté de l’Amérique.

Une réalité augmentée

La portée autobiographique des chansons de Lou Reed est aussi connue que son aversion des journalistes : souvent réticent à l’exercice médiatique (l’échec de cet album achèvera de figer cette haine dans le marbre), ses textes sont les meilleurs sésames à la compréhension de sa personnalité, ses plus riches interviews et ses plus fidèles biographies. « ‘Berlin’ ne fait pas exception. Derrière le personnage de Jim, le narrateur, c’est sa propre vie que Lou vomit. On se plaît à imaginer Nico dans le rôle de Caroline, décrite avec cynisme par son partenaire en proie à ses propres démons. Derrière les coups de poing de Oh Jim et Caroline Says II, le récit par Betty Kronstadt des accès de violence physique de Lou prend tout son sens.

Et lorsque ce même Jim raconte dans The Bed comment Caroline s’ouvre les veines, allongée sur son lit, théâtre de leurs ébats et de leur procréation, la ressemblance avec la tentative de suicide de la même Betty Kronstadt quelques mois plus tôt résonne d’une violence sourde. Devant le dernier acte de cette danse macabre comme devant tous les autres, embrumé par la came et étranger à sa propre vie, Jim se fend toujours de la même réponse : un laconique « and I just don’t care ».

Lou et Bob ont de grandes ambitions pour l’enregistrement de l’album. À Londres, dans les studios Morgan dernier cri, le producteur convoque les guitaristes Dick Wagner et Steve Hunter (le duo de choc d’Alice Cooper), le bassiste Jack Bruce de Cream, l’organiste Steve Winwood et le batteur Aynsley Dunbar. Bob sera en charge du piano, des arrangements et orchestrations de ce chantier gargantuesque. Comme Lou, il partage une grande admiration pour Bertolt Brecht et Kurt Weil (eux aussi peu connus pour leur légèreté), autres influences allemandes majeures du binôme et du projet.

Enregistrement sous anxiolytiques

À l’image de ses orfèvres, les conditions d’enregistrement de « Berlin » sont chaotiques. Sous une avalanche permanente de poudres et cachetons en tous genres, Lou et Bob travaillent d’arrache-pied sur d’interminables nuits et journées ponctués de diverses visites, entre un David Bowie enthousiaste et les processions quotidiennes de dealers du quartier. Nombre d’anecdotes à la véracité fluctuante nourrissent la mythologie de l’album. Crises de larmes des employées du studio à l’écoute de tel ou tel morceau et surtout, la sombre histoire des pleurs d’enfants dans The Kids, que l’assistance publique retire à Caroline lorsque celle-ci se prostitue pour payer sa consommation de drogues. Si les pleurs sont bien ceux des enfants de Bob, les termes de la légende varient : est-ce Lou qui vient de leur annoncer la mort de leur mère, Bob qui les enferme dans le studio, ou un simple caprice lorsque leurs parents les envoient au lit ?

Le mouton noir du prince de la nuit

L’accueil réservé à Berlin est glacial. Devant ce double album, RCA est épouvantée. D’une part, le double album est trop long et doit être raccourci d’au moins vingt minutes, quitte à massacrer l’œuvre magistrale tout juste créée. La major sort l’album à contrecœur et presse Lou de changer rapidement son fusil d’épaule, ce qu’il fera en apparaissant méconnaissable sur l’album live « Rock’n’Roll Animal » la même année, puis avec « Sally Can’t Dance » (1974) et « Metal Machine Music » (1975), un ultime pied-de-nez qui sera retiré des ventes au bout de trois semaines.

Du côté des journalistes et des critiques, la réception est catastrophique. Dans une chronique du Rolling Stone Magazine devenue célèbre, Robert Christgau se fend d’une longue diatribe :

« Cet album sinistre, musicalement médiocre, est une offense. Il faudrait pouvoir se venger d’un tel disque, s’en prendre même physiquement à son auteur ».

Stephen Davis décrit « un désastre entraînant l’auditeur dans un demi-monde distordu et dégénéré où règnent paranoïa, schizophrénie, toxicomanie, violence conjugale et suicide » (ce qui n’est pas tout à fait faux), avant de conclure que la seule hypothèse possible est une volonté d’auto-sabotage de la part du chanteur. En Angleterre, le Sounds Magazine qualifie « Berlin » de « disque le plus déprimant de l’année ». Seul Lester Bangs entrevoit les qualités du « disque le plus brillamment dégueulasse » du moment, saluant au passage l’OVNI que représente l’album et sa vision froide et violente de la relation amoureuse décrite.

L’enregistrement laisse les deux acolytes sur les rotules et la virulence des critiques achève de les terrasser. Lou a tellement mis de sa personne dans ce projet personnel et douloureux qu’il en refuse d’abord l’écoute finale, avant de s’y plier en ravalant avec peine ses larmes. Plus tard, il reviendra sur cette période en déclarant être allé au bout de ce qui lui permettait sa santé mentale. Bob tombe en dépression et s’embarque dans un court séjour en cure de désintoxication. Lui qui avait de grandes ambitions scénographiques pour défendre « Berlin » sur scène doit laisser ses rêves au placard.

Épilogue

Ce n’est que plus de trente-cinq ans plus tard, en décembre 2006, que « Berlin » sera joué pour la première fois sur scène au Saint Ann’s Warehouse de Brooklyn. Entre temps, la critique et le public ont fini par célébrer l’album, son propos et sa beauté, jusqu’à le considérer comme une œuvre majeure de son créateur et un véritable jalon de l’Histoire du rock. Pour l’occasion, Bob ressort ses carnets et ses notes de scénographie. Lou demande à son ami peintre et réalisateur Julian Schnabel d’immortaliser le moment, lui qui filmait dix ans plus tôt la vie de Basquiat, avec David Bowie dans le rôle d’Andy Warhol. Lou partage la scène de ces concerts avec un orchestre de trente musiciens et une douzaine de musiciens, dont Ahnoni (ex Antony & the Johnsons). L’honneur est sauf, mais la cicatrice reste profonde.

Moins excentrique et bariolé que « Transformer », moins chic et mondain que le Velvet Underground, « Berlin » aura été victime de son excès de franchise. Derrière sa portée quasi naturaliste, la justesse de son écriture et ses descriptions (trop) crues d’une réalité à peine imagée, Lou chante avec élégance l’amour, la mort et le désespoir. Car malgré les sublimes orchestrations et arrangements de Bob ou la tendresse de la guitare acoustique de Lou, « Berlin » raconte une sublime histoire de détachement, de silence et de douleur, dérangeante parce qu’intime, voire voyeuriste dans la compréhension chirurgicale de cette descente aux enfers. Et quand Lou se fait plus pudique, son pouvoir suggestif est plus violent encore.

Cinquante ans plus tard résonne encore la triste chanson de Caroline : « All her friends call her Alaska […] It’s so cold in Alaska ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages