Il est considéré comme le père de la musique électronique roumaine, autoproclamé « roi des amplis » à l’imagination infinie, et pourtant, s’il fut une importante figure artistique de la Roumanie de Ceausescu, Rodion GA n’a regagné une relative reconnaissance internationale qu’à la fin de sa vie, après trente ans d’anonymat et quelques fouilles archéologiques dont les diggers d’ici et d’ailleurs sont devenus spécialistes.

« Cheveux longs, idées courtes » chantait le sage Johnny en l’an de grâce 1966, un an après l’arrivée au pouvoir de Ceausescu pour ce qui allait se transformer en vingt ans de dictature. C’est durant les premières années de règne du despote que commença à s’écrire la légende oubliée de Rodion GA, alors que la Roumanie restait relativement ouverte à l’Europe de l’Ouest et aux influences culturelles et artistiques qui pouvaient se glisser entre les mailles du rideau de fer. Le jeune Rodion Rosca découvre alors le rock, le prog, la mouvance psychédélique et l’esthétique occidentale avec les Beatles, les Stones, Hendrix, Emerson Lake et Palmer.

En 1971, après un séjour diplomatique en Corée du Nord, Ceausescu change le fusil d’épaule et rigidifie les politiques de son régime, notamment en matière de culture. Toute influence occidentale est bannie, la censure est stricte et n’épargnera personne. Les cheveux longs sont la némésis de l’opinion publique : parfois, ce sont les parents eux-mêmes qui coupent les crinières de leurs chères têtes blondes pendant la nuit. Rodion lui-même a la toison épaisse, en plus d’être un élève distrait, turbulent et collectionneur de disques invétéré.  Toute sa vie, il regrettera d’avoir rendu sa mère Rozalia si malheureuse durant cette époque.

Après un apprentissage compliqué de la clarinette durant son adolescence (qu’il abandonne, dégoûté par la rigidité de l’approche classique), Rodion se tourne petit à petit vers la guitare et les machines électroniques, se bricolant au fil des années un minuscule home studio des plus rudimentaires. À l’époque, le seul vrai studio de Roumanie se trouvait à Bucarest, sous l’égide du label d’État Electrecords. Mais Rodion préfère rester dans la maison familiale, à Cluj, en Transylvanie, où il devient rapidement une sorte de curiosité locale.

Il rassemble donc quelques pédales, une boîte à rythmes, un enregistreur cassette Tesla (à l’époque moins chers que les voitures) et quelques bizarreries soviétiques. Rodion bloque parfois un micro entre ses jambes avant de frapper sur ses genoux, sample des bouts de morceaux pour les empiler, les découper, les tordre à foison. Avec une première chanson, il parvient à en composer jusqu’à dix autres, toutes différentes et toutes bricolées jusqu’au moindre détail. S’il n’est pas, de son propre aveu, un musicien extraordinaire, Rodion est perfectionniste. Et surtout, il est excessivement créatif, cherchant à reproduire par le bricolage et le travail obsessionnel ce que lui inspire son imagination débordante.

En 1975, Rodion Rosca crée Rodion GA, en s’accompagnant de deux musiciens eux aussi chevelus. Non sans une certaine surprise, dans une Roumanie artistiquement muselée et tiraillée entre le rock et la musique folk traditionnelle, le groupe (que son leader un tantinet mégalomane qualifiera souvent de one-man-band) gagne de plus en plus de notoriété. Rodion GA se fait connaître dans divers festivals, dans les bars et les restaurants de plage où leurs performances avant-gardistes ne passent pas inaperçues. Le groupe s’accompagne d’amplis monumentaux bricolés par Rodion, tout en se débrouillant pour ne pas se faire épingler par les inspections spontanées des autorités de censure (lesquelles, sous les yeux médusés du public, pouvaient écrouer un groupe pour un pauvre « yeah yeah yeah »).

Si Rodion GA gagne en notoriété, notamment au sein de cette frange de la jeunesse avide de nouvelles expériences, de créativité et d’action, il ne se risque pas à adopter une démarche réellement contestataire envers la dictature. Sa mère ayant déjà perdu deux enfants, Rodion est son seul fils encore vivant. Déjà dans le collimateur du régime pour son excentricité et sa grande gueule, il ne peut pas se permettre de mettre sa vie en danger, craignant plus que tout de laisser sa mère seule et malheureuse. Laquelle, d’ailleurs, est devenue entre temps sa première fan, toquant à la porte des voisins pour avertir du passage de son fils sur telle ou telle radio. Car c’est par les ondes que Rodion GA conquiert le pays : s’il n’a réellement enregistré que deux morceaux durant les années 70-80, il se trouve régulièrement propulsé au top des audiences radiophoniques.

C’est au sommet de sa gloire que Rodion GA met fin à sa carrière. 1989 : chute du mur de Berlin. Exécution de Ceausescu par les révolutionnaires. Cette même année, la mère de Rodion s’éteint. Gangréné par le chagrin, celui-ci perd l’étincelle et ne voit plus de raison de continuer. Lorsqu’il chante ou lorsqu’il prend sa guitare, il ne peut se défaire du fantôme de Rozalia, si fière et si heureuse du succès de son fils dorénavant seul au monde. Rodion vivra désormais reclus, dans l’anonymat, pendant que les rares traces de sa musique disparaîtront au fil des décennies.

 

Rodion GA s’en retourne des tréfonds de l’oubli en 2009, lorsqu’un jeune blogueur et réalisateur, Sorin Luca, tombe sur une captation live de son concert de Nouvel An. Stupéfait par ce génie dont il n’a jamais entendu parler, Luca s’associe avec le label roumain Future Nuggets et rencontre Rodion pour réaliser un documentaire sur lui, le père oublié de l’électro-rock roumain. Il vit désormais dans une certaine pauvreté, dans une ferme à moitié délabrée et entourée d’un immense mur à faire pâlir d’envie Donald Trump (et construit par Rodion lui-même). Le génie consacre son quotidien à son potager, ses quelques animaux en liberté et sa ribambelle d’inventions toutes plus loufoques et géniales les unes que les autres (par exemple, un système permettant de donner automatiquement leur nourriture aux poissons rouges à intervalles réguliers).

En 2013, le label anglais Strut Records sort les « Lost Tapes » de Rodion GA, une compilation d’enregistrements couvrant la période 1978-1984, entre krautrock, psyché, prog cosmico-mélancolique, issus de cartons de cassettes remisés depuis 1989. Rodion entame alors une série de tournées, gardant peu ou prou le même matériel que pendant sa jeunesse. Puis, en 2014, après de longues et rocambolesques recherches, c’est « Behind The Curtain – The Lost Album » qui sort du placard. La légende imaginait les enregistrements originaux saisis par les bureaux de censure, détruits par un musicien rival ou par Rodion lui-même dans un accès de colère : il avait déjà brûlé un stock de chansons dédiées à un amour de jeunesse après la fin de leur idylle. Coup de poker, ces précieuses bandes étaient tout simplement oubliées depuis trente ans dans le palais bordélique de Rodion.

Alors que Rodion GA revenait sur le devant de la scène, il se préparait à la quitter à nouveau. Souffrant d’hépatites B et C et d’un cancer du foie, il s’est éteint au printemps 2021. En laissant derrière lui, cette fois-ci, une partie de son œuvre, maintenant déterrée et gravée dans le marbre de l’internet comme une fable de génie magnifique, entre savant fou et musicien visionnaire, habitué à la fin de sa vie aux style bretelles sur bedaine comme un Bukowski des claviers au foie défaillant. Et surtout, l’histoire d’un enfant à fleur de peau qui dédia sa vie entière à sa mère, dont le dernier album sorti de son vivant sera l’ultime hommage : « Rozalia ».

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