La folk a aussi eu ses maudites, et Karen Dalton en est assurément l’ambassadrice. Passée quasi inaperçue de son vivant, elle a disséminé ses traces aux quatre coins des États-Unis, en laissant derrière les sabots de son cheval une traînée de mystère, sa vie d’excès et deux albums sortis dans l’indifférence générale. Ce mois d’avril sort « Shuckin Sugar », un album d’archives live de la chanteuse, sur la période de 1963-1964. L’occasion, donc, de revenir sur sa vie tourmentée.

Karen Dalton naît d’une mère Cherokee et d’un père Irlandais deux ans avant le début de la guerre, en 1937. De son enfance, il reste peu de traces. La famille est pauvre et vit dans la campagne de l’Oklahoma. A dix-neuf ans, elle est déjà deux fois divorcée et mère de deux enfants. Elle quitte sa région pour New York en 1960, en laissant derrière elle son fils premier né. Dans la voiture que conduit son petit-ami, elle n’emporte qu’un banjo et une guitare douze cordes.

Le couple, accompagné de la petite fille Baird, s’installe près de Greenwich Village, haut lieu de l’effervescence artistique et créative de l’époque, où défilent poètes et chanteurs folk connus et moins connus. Elle joue dans les bars et les cafés, quelques heures avant l’aube, seule ou accompagnée de ses amis. Et, parfois, du jeune Bob Dylan à l’harmonica. Celui-ci écrit d’ailleurs dans ses mémoires son admiration pour la chanteuse, qui, elle… n’appréciait pas beaucoup sa musique.

Bob Dylan, Karen Dalton, Fred Neil

Ses amis de l’époque lui reconnaissent un talent certain, de son timbre éraillé à sa puissance vocale qui habite tout espace dans lequel elle chante. Mais c’est surtout sa manière d’insuffler son âme dans les standards folk et country qui marque ses contemporains, voyant en elle une parfaite incarnation de l’esprit qu’idéalise toute cette génération d’artistes. Karen représente aussi une certaine idée de la liberté, tant pour l’émancipation des femmes que par son activisme entre deux concerts. Mais si Karen est assez confiante dans son talent, elle est souvent très nerveuse et impressionnée par le public. C’est aussi lors de ses premières années à New York que Karen deviendra alcoolique et découvrira héroïne et amphétamines. Ces médicaments l’accompagneront pour les trente ans à venir.

A BRIGHT LIGHT » - un film sur Karen Dalton | Les 4 Écluses

Karen Dalton et les chercheurs d’or

En 1962, elle quitte New York, fatiguée de l’effervescence de la ville et de sa scène folk. Elle s’installe dans le Colorado, rapidement rejointe par son mari, Richard Tucker, avec qui elle jouait dans les cafés du Village jusqu’au petit matin. Ils s’installent dans une ancienne cabane de chercheurs d’or à Summerville, un hameau reculé dont les habitants vivent dans un esprit communautaire teinté de pauvreté romantique. Elle continue de jouer de la musique avec ses amis, bien plus à l’aise en petit comité, et vit de quelques petits boulots.

La vie nomade de Karen l’amène dans plusieurs régions de l’Amérique, du Colorado à la Californie, avant de retourner à New York en 1969. Si la plupart des producteurs l’ont oubliée depuis son départ (alors même qu’à son départ certains noms de la scène folk se forgeaient une solide notoriété et signaient de juteux contrats), elle enregistre son premier album « It’s So Hard to Tell You Who’s Going to Love You the Best ». Pour recréer l’ambiance de son havre de paix de Summerville, les trois musiciens jouent assis en cercle au centre du studio. Une légende raconte que son ami Fred Neil aurait menti à Karen, lui assurant que l’enregistrement n’était pas lancé, pour vaincre son trac et sa nervosité. Les sessions sont courtes, Karen chante les chansons qu’elle traîne dans son sillage depuis sa première épopée new-yorkaise, comme Little Bit Of Rain ou It Hurts Me Too.

Mais la mode de la folk est passée avec l’explosion du rock psychédélique. Et Karen Dalton, déjà très oubliée d’une scène qu’elle a quitté au beau milieu de son apogée, sort son premier album dans l’indifférence générale. Déçue de cet échec, elle ne s’éternise pas à New York et s’installe à Woodstock, où ses addictions la rongent de plus en plus. En 1971, elle enregistre son deuxième album « In My Own Time ». Bien qu’elle ramène au studio son cheval, son chien et sa fille, le cadre est plus sérieux qu’en 1969. Un groupe de musiciens et de paroliers lui composent quelques chansons sur mesure, en tentant de capturer l’âme intrépide et mystérieuse de la chanteuse.

Le fait que Karen n’ait jamais écrit directement ses morceaux fait partie des nombreuses énigmes qui entourent sa vie. Pour sa fille Baird, écrire ses propres chansons semblait une épreuve intimidante aux yeux de Karen, qui craignait de se voir trop influencée par toutes celles qu’elle chantait déjà. Pourtant, ses amis se remémorent pléthore de carnets de notes et de poèmes divers, qui disparaîtront finalement dans l’incendie d’une grange qui lui servait de débarras. Les traces de Karen se trouvent donc aussi dans ces quelques cendres disséminées aux quatre vents de l’Amérique.

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De flop en flop

Lors de sa sortie, « In My Own Time » fait déjà, ironiquement, figure d’œuvre du passé. Mais quelques morceaux, comme Katie Cruel et Something On Your Mind, permettent à Karen de se faire remarquer. Les producteurs organisent une tournée qui ne rencontrera pas vraiment de succès. Alors qu’elle n’aime pas jouer devant de grandes audiences, Karen est supposée assurer les premières parties de Santana, connu pour ses performances scéniques magistrales. Le pari est osé autant que perdu : Karen refuse parfois même de monter sur scène, se faisant remplacer au pied levé par ses amis.

L’échec de sa tournée et l’accueil très tiède de ses deux albums achèvent de plonger Karen dans la dépression et les excès. Désormais, elle n’enregistre plus que très rarement, au gré de son errance et en compagnie d’amis et sur des bandes disparues dans les flammes ou dans l’oubli. Pendant les vingt années suivantes, elle continue d’enchaîner les boulots minables et ses guitares font des aller-retours au mont-de-piété. Au milieu des années 80, elle contracte le sida, perd ses dents et est de plus en plus épuisée.

« They tried to make me go to rehab, but I said no, no, no »

Au début des années 90, son ami Lacy J. Dalton l’amène dans un centre de rehab qu’elle fuit au bout de deux jours pour regagner sa roulotte perdue dans les bois. Elle s’éteint aux portes du printemps, le 19 mars 1993. A l’image de sa vie en général, les circonstances de sa mort ne sont pas tout à fait claires : certains parlent d’un dernier souffle au petit matin dans les rues new-yorkaises, d’autre d’une fin tragique dans sa caravane miteuse de Woodstock. Les causes elles-mêmes sont floues : overdose, sida, cancer de la gorge, ou simplement morte d’épuisement au terme d’une vie brûlée par les deux bouts.

De son vivant, l’œuvre de Karen est passée quasiment inaperçue Sans nécessairement parler d’auto sabotage, il semble surtout que ses choix artistiques n’étaient tout simplement pas les bons. « In My Own Time » est peut-être un temps trop tôt, ou un temps trop tard. Comme les autres grands noms de la pléiade des maudits de la folk, Karen Dalton n’a trouvé une forme de reconnaissance que bien après sa mort, lorsque des artistes comme Nick Cave ou Devendra Banhart revendiqueront son héritage.

En 2019 est sorti un premier documentaire, A Bright Light, Karen and the Process, tentant de suivre les traces de cette chanteuse oubliée, puis en 2020 Karen Dalton : In My Own Time. Confrontés à la quasi absence de traces laissées par Karen, c’est au cours des recherches menées par les équipes des documentaires que quelques bandes d’enregistrement, quelques photos, quelques souvenirs ont été récoltés dans quelques coins perdus de l’Amérique profonde auprès d’amis vieillissants pour qui Karen était l’incarnation même de la liberté et du blues autant qu’une femme simple et chaleureuse qui cuisinait, selon les dires de certains, de merveilleux haricots.

Et toute la vie de Karen, dont on grappille le souvenir bouts par bouts, semble ainsi tiraillée entre une personnalité revêche mais rongée par la culpabilité de l’abandon de son premier fils, des histoires d’amour chaotiques, les addictions et la maladie. Comme Karen Dalton le chantait dans Blues On The Ceiling, composé par son ami Fred Neil, des années Greenwich Village : « I’d be better off dead / Blue light gone out so I can’t sleep / The bitter the blues the better they keep / I’ll never get ouf of these blues alive ».

Une promesse de jeunesse, tenue, finalement.

 

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