Planquées tout au long du 20ième siècle derrière des génies masculins qui leur ont parfois beaucoup empruntés, certaines femmes ayant fait « carrière » dans l’avant-garde ou dans la marge ressurgissent ces jours-ci grâce au temps long et à la mémoire d’Internet. Lâchées au dernier moment par EMI (qui lui préféra Tina Turner), Saâda Bonaire est un projet tué dans l’œuf qui cristallisait pourtant toutes les ambitions d’une époque, entre textes sensuels et féministes dans une fusion de disco et world-music.

Dans l’Allemagne de 1982, deux jeunes femmes se rencontrent lors d’une audition pour un projet reggae, projet pour lequel elles ne seront pas retenues. Ni l’une ni l’autre ne sont véritablement chanteuses : leur univers, c’est plutôt celui de la mode. Stephanie Lange et Claudia Hossfeld sont belles et mondaines. C’est tout ce que recherche le compagnon de la première, DJ Ralph « Von » Richtoven. Celui-ci veut monter un groupe dont le but principal serait de croiser une approche intellectuelle et populaire de la musique, en incorporant aux sons électroniques des clubs qu’il fréquente ceux des musiques traditionnelles orientales. Il est aussi lucide sur un point : dans le monde de l’industrie musicale dont il est contemporain, la présence d’un duo féminin séduisant serait un atout dont il serait criminel de se priver.

Même pas chanteuses

Avec ces deux jeunes femmes, le capital séduction est tout trouvé : DJ Ralph, Stephanie et Claudia fondent ensemble Saâda Bonaire. Stephanie couche sur papiers des textes émancipateurs traitant de la libération des femmes, de sexualités queer, d’amours lesbiennes et de thèmes politiques radicaux s’inscrivant dans le clivage de la guerre froide. Pour le côté oriental, DJ Ralph a aussi la solution : il fréquente les milieux communistes de sa ville, Brême, où il rencontre de brillants musiciens de la diaspora turque et kurde. En les payant avec l’argent du centre d’immigration dans lequel il travaille, il recrute une vingtaine d’entre eux pour les premières sessions studio de Saâda Bonaire. Sur le papier, les choses s’annoncent chaotiques : la plupart ne jouent pas dans la même tonalité, Stephanie et Claudia ne sont pas chanteuses. Mais la recette prend.

Mis en boite chez Kraftwerk

En quelques sessions, le trio enregistre ses premières démos : d’abord deux reprises, Man’s World de James Brown et Ride Me High de J.J. Cale, puis leur premier vrai single, You Could Be More As You Are. Sur un parlé-chanté rauque et sensuel, celui-ci raconte l’histoire d’une amie des deux femmes, contrainte de se prostituer très jeune, brûlée par une vie de fête et de paradis artificiels, une amie décédée trop tôt. Contre toute attente, EMI est intéressé et signe le projet, en mettant sur le coup le producteur Dennis Bovell (The Slits, Fela Kuti). Le single est réenregistré dans les studios de Kraftwerk à Cologne pendant que le duo féminin multiplie les shootings coûteux et provocants, souvent inspirés par leur idole, la pin-up BDSM Bettie Page. Ce qui devait devenir la pochette de leur premier maxi est une pure folie : une photo des deux jeunes femmes enturbannées, le visage peint et les yeux bordés de khôl, imprimée en série avec du véritable argent.

Le label veut « turner » la page

D’extravagances en extravagances, Saâda Bonaire commence à coûter une petite fortune à EMI. Alors que l’album est quasiment terminé, la major les lâche. La décision de la direction est punitive et politique : le directeur artistique a explosé son budget sur le « Private Dancer » de Tina Turner et a largement débordé sur celui de ce jeune projet, étrange et un peu trop téméraire. Un choix (peu) cornélien devra être fait. You Could Be More As You Are sort l’année suivante dans une relative indifférence en Allemagne, mais deviendra un hit en Grèce et dans les clubs des îles Baléares. Le projet explose après cette signature avortée : Claudia prend le large, Stephanie et DJ Ralph se séparent. Le rideau de fer s’écroule. On ne regarde plus en arrière.

Au tournant des années 90, en sondant les nouvelles tendances du paysage musical global, DJ Ralph voit un certain potentiel à exploiter. Il souhaite reformer Saâda Bonaire : Stephanie est de la partie et Claudia sera remplacée par la chanteuse Andrea Ebert, habituée des chorales, de la soul et du jazz. Quelques musiciens turcs et kurdes des premières sessions reviendront sur cette nouvelle version du projet. L’équipe enregistre dans un petit studio, perdu au fond d’un sex-shop tenu par la famille du nouveau co-producteur.

Un projet déterré de justesse

Saâda Bonaire tente de s’inscrire dans la transition de la nouvelle décennie en explorant les genres populaires d’alors : house, rap, trip-hop, en gardant toujours leur essence de world-music sur Running ou So Many Dreams. Lorsqu’ils les proposent aux oreilles décisionnaires de l’industrie musicale, ces nouvelles démos sont jugées trop déroutantes : l’incongru mélange d’influences qui fait aujourd’hui toute la richesse et l’intérêt du groupe est peut-être encore trop avant-gardiste. Personne ne mise sur le nouveau projet. Saâda Bonaire s’éteint à nouveau.

En 2012, le groupe berlinois Thieves Like Us découvre You Could Be More As You Are, le premier single tombé dans l’oubli. Un an plus tard, leur label Captured Tracks édite l’album éponyme de Saâda Bonaire, composé de quelques morceaux enregistrés avec EMI et quelques inédits du milieu des années 80. Puis, en 2022, une délicate chasse au trésor s’entame : DJ Ralph s’est débarrassé de la quasi-totalité des enregistrements postérieurs à 1986, jugeant le projet mort et enterré depuis belle lurette. Fort heureusement (et toujours par hasard), cette bonne vieille valise perdue dans la cave relevait encore une fois son lot de trésors. Captured Tracks remet donc le couvert et signe « 1992 », une sélection de morceaux issus de la seconde formation du projet.

 

30 ans perdus pour rien ?

Plus de trente ans plus tard, Saâda Bonaire a enfin vu le jour. Si le second disque se défend avec de nombreux atouts (notamment ses deux nouvelles reprises, Woman de James Brown et To Know You Is To Love You de Syreeta Wright et Stevie Wonder, en plus de quelques fulgurances comme Extremes ou 7th House), c’est bien la première édition qui fascine leur nouveau public. Ces trente années passées sous la poussière n’auront rien tari de la fraîcheur et de l’audace de ce projet prometteur.  Ainsi, le disque devient rapidement culte et des morceaux comme More Women, Litte Sister, Invitation ou Shut The Door, en plus du premier single, sont aussi précurseurs musicalement que pertinents politiquement.
Comme une bouteille jetée à la mer, pour cette jeune amie, pour des millions d’autres et pour elles-mêmes, actrices principales malgré elles d’une aventure trop tôt jetée aux oubliettes : « You could be more as you are, can’t you see ? You could be anything, you could be free ».

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