L’an passé, il était revenu en grande forme alors que plus personne ne l’attendait. Cet été, il a sorti simultanément deux albums en décalage total avec la saison, mais aussi un troisième (en duo) sur le label d’Ivan Smagghe, se positionnant de fait à la marge des circuits de réception habituels. Comment arriver à suivre Colder ? Nous sommes partis sur les traces de l’énigmatique producteur français, aujourd’hui installé à Barcelone, pour tenter de savoir si rester dans l’ombre est finalement la meilleure option. 

Au train où vont les choses, il est devenu impératif d’avoir deux vies bien distinctes. Il y a celle qui nous confronte au monde réel, dur, imprévisible, mais à laquelle on ne peut pas échapper sous peine d’être écrasé par la machine. Et puis il y a celle dans laquelle on se projette pour oublier un peu la première : elle est nourrie par notre imaginaire, et pour certains, le travail finit parfois par donner à cet imaginaire une forme bien concrète. Dans le civil et la vie de tous les jours, Marc Nguyen Tan est donc un graphiste et vidéaste français qui a longtemps travaillé à Paris. Il y a pire comme point de départ : on ne fait pas ce genre de boulot par hasard, on le choisit si on peut se le permettre. Cela aurait pu suffire à satisfaire les ambitions artistiques de Marc, seulement celui-ci a une autre activité créative de longue date : la musique. Et, il faut le reconnaître, un certain talent pour ça. Sa deuxième vie, c’est donc Colder : un projet électro d’obédience cold-wave et un peu plus encore, aussi singulier que solidement campé sur ses (bonnes) influences.

Petit retour en arrière : début 2003, la musique de Colder tombe au bon endroit et au bon moment, sur Output Recordings, le label alors très en vue de Trevor Jackson, au moment où celui-ci distribue et fait connaître en Europe les principaux artistes de DFA. On nage alors en plein revival post-punk, tellement plus stimulant que les outrances de l’électroclash, et Colder se fait discrètement une place sur la mythique compilation « Channel 2 », entre un single de Black Strobe et le Losing My Edge de LCD Soundsystem. Le morceau s’appelle Crazy Love, il sort de nulle part tout en affichant clairement ses références, et aujourd’hui encore, il terrasse. PS : la vidéo est signée Colder. Pardon : Marc.

Dans la foulée, Colder sort un premier album, « Again », qui pose toutes les bases de son savoir-faire en matière de direction artistique. Il y a la forme : le disque est accompagné d’un DVD regroupant plusieurs vidéos réalisées par ses soins – tout comme l’artwork, l’ensemble étant placé sous le sceau d’une esthétique forte, glacée, épurée. Et puis il y a le fond : sa musique puise dans une certaine frange de la séminale période post-punk (cold-wave, électro naissante, UK dub…) sans jamais forcer le trait, se limitant à en conserver l’essence tout en lui insufflant le soupçon de modernité qui la rend valide.

« J’ai essayer de créer une musique hybride qui regarde l’avenir de manière plus distanciée, et qui utilise des éléments de ce que j’appelle «la musique de crise »

Disque mineur par définition, « Again » devient à l’époque très vite majeur dans notre discothèque : c’est qu’il fallait beaucoup d’élégance, d’érudition et de respect pour ne pas verser un peu vite dans l’exercice de style. Quel souvenir en garde aujourd’hui notre homme ? « Je vois « Again » comme une proposition artistique réaliséedans un contexte bien particulier. Le monde post-crise des années 2000 était cet univers curieux qui vivait les derniers jours de la bulle internet et les dernières utopies de «La Fin de l’Histoire» de Fukuyama. La musique mainstream qui l’irriguait en traduisait essentiellement une vision optimiste et mécanique du futur. Il y avait quelque chose qui me paraissait faux dans cette approche, car de nombreux événements laissaient entrevoir un futur très différent, plus organique mais aussi plus menaçant … C’est l’idée que j’ai essayé de développer: une musique hybride qui regarde l’avenir de manière plus distanciée, et qui utilise des éléments de ce que j’appelle «la musique de crise», c’est à dire toute cette pop alternative principalement produite dans l’Angleterre Thatchérienne ou dans l’Allemagne pré-89. » Quelque chose d’assez… cold, en somme.

Deux ans plus tard, toujours sur Output Recordings, le Parisien sort « Heat » (2005), un album qui s’inscrit dans la droite lignée du premier tout en approfondissant le propos. Marc est moins tendre avec celui-ci, pointant son manque (relatif) de direction artistique. Il ne devrait pas : « Heat » est du même calibre que son prédécesseur, et achève de l’imposer comme un producteur de premier ordre. Colder n’a en effet pas son pareil pour faire sonner une basse (à coup sûr l’un de ses instruments de prédilection), une batterie ou une guitare early 80’s dans un contexte électronique. Pourtant, quelques mois plus tard, tout s’enraye. Trevor Jackson jette l’éponge avec Output, après dix ans d’activisme indie. Marc se retrouve sans label au moment où son projet décolle… et se voit contraint de faire une pause. Elle sera plus longue que prévu : « J’ai fait de très belles choses pendant toutes ces années, mais qui relèvent du domaine personnel. Pour autant, je n’ai pas arrêté mes productions musicales, je les ai juste déplacées dans d’autres genres. Simplement, je n’ai pas souhaité les rendre publiques car elles n’étaient pas forcément pertinentes dans le contexte de leur époque.» Pendant tout ce temps, le musicien ne va donc donner aucun signe de vie « officiel », sinon de manière très souterraine. Naturellement, la planète pop l’oublie. Mais surprise : fin 2015, appuyé par une nouvelle structure indépendante, Colder revient une décennie après « Heat » – autant dire une éternité. L’album s’appelle « Many Colours », il est plus électronique et relance la machine pour devenir à nouveau « sa priorité». L’esthétique est intacte, et pourtant, ce n’est pas tout à fait la même : c’est parfait. La preuve en images.

« J’ai étudié le cinéma et l’animation expérimentale pendant trois ans à Paris 8. Un domaine assez peu porteur, mais qui m’a ensuite permis d’entrer dans le monde du graphisme et de l’animation. J’ai développé depuis un langage visuel qui n’est pas celui d’un réalisateur classique, qui a ses limites, mais qui s’accorde plutôt bien avec mon travail musical… Travailler sur des formes abstraites à partir d’éléments simples, tout en essayant de se concentrer sur leur valeur symbolique : voilà l’idée.» 2016 : Colder nous parle de son esthétique, et celle-ci n’a cessé d’évoluer subtilement, comme le montrent aujourd’hui les deux albums très différents (et très complémentaires) qu’il a sorti simultanément fin juin. A la première écoute, on est tenté de dire ça : « The Rain », le plus monolithique des deux, est une suite quasi-instrumentale toujours très influencée par la cold-wave, mais assez expérimentale. « Goodbye », le second, explore une veine plus pop car essentiellement chantée avec le détachement si caractéristique de son interprète, qui vient puiser dans le krautrock, le rockab’, le psychédélisme… Seulement voilà : au bout de quelques écoutes, cette description ne tient déjà plus la route.

« J’aurais pu sortir ces deux albums sur deux cassettes, un CD simple et un lien spotify, une clef audio USB, une bande VHS… »

Car le démiurge Colder est un cas compliqué : les deux disques ont libéré d’autres effluves, le travail sur la production révèle de nouveaux motifs cachés derrière une sobriété de façade… C’est : cotonneux pour « The Rain », plus fiévreux pour « Goodbye », et l’ensemble pourrait évoquer la bande originale d’un film noir – dans un sens comme dans l’autre. Alors ? Colder a ceci pour lui : il fait, avec ses propres moyens, du Colder. Ce n’est pas un mince compliment, d’autant qu’il y a derrière son projet un effacement de tous les instants. Aucune esbroufe. Aucune volonté manifeste de vouloir sonner « chic », alors que c’est précisément de cela dont il s’agit : un raffinement qui s’évanouit dans l’ombre. Et donc, avec tous ces albums qui semblent soudainement sortir de terre, ça n’a pas été trop dur de se remettre au boulot ? «Quand on retrouve un terrain qu’on a laissé en friche pendant plusieurs années, il me semble logique que le travail demandé pour le remettre en état soit double – ou triple. J’ai beaucoup de plaisir à travailler sur ces projets, mes compétences techniques sont plus poussées et me permettent d’aller plus vite dans leur réalisation. Et puis il y a un coté addictif dans l’exercice du studio, passé en général dans des pièces assez sombres, où la notion de temps s’efface.» Effectivement, le temps est une notion toute relative lorsqu’on découvre le résultat.

Reste une chose : sortir deux albums simultanément n’est jamais un geste anodin. C’est même assez périlleux, surtout quand on le fait en pleine période creuse, estivale, alors que l’on parle ici de disques intimistes, nocturnes, parés de cet immuable romantisme glacé qui a défini le projet… Comment expliquer ce qui pourrait théoriquement relever du suicide commercial ? Très rationnellement : « Tout est possible aujourd’hui en termes de format – voir la dernière sortie en date de Trevor Jackson… J’aurais pu sortir ces deux albums sur deux cassettes, un CD simple et un lien spotify, une clef audio USB, une bande VHS… Après plusieurs semaines de discussions avec mon label et mon distributeur, nous avons opté pour deux LP (Ndlr : ou deux CD) car ce sont des disques très différents au final… Les auditeurs feront leur choix. Quant à la date de sortie, quand on vient d’un circuit 100% indé – c’est mon cas – je commence à penser que ces questions n’ont plus tellement d’importance. En revanche, disposer d’un réseau cohérent(management, promotion, distribution…) pour articuler ces sorties est quelque chose qui me semble nécessaire, aujourd’hui plus que jamais. » On le savait depuis longtemps : Marc a opté pour la liberté artistique la plus totale – quitte à en payer le prix. Guère étonnant, dès lors, de le retrouver aux manettes d’un autre projet zarbi avec le chanteur du groupe Paranoid London – Mutado Pintado. Sous le nom de code SAVE!, les deux hommes viennent de signer la première référence album du label barré d’Ivan Smagghe – Les Disques De La Mort. Là aussi, cette sortie « mineure » n’a rien d’anodine : Smagghe n’est pas du genre à ouvrir les portes de sa maison à n’importe qui, surtout quand les parties en présence partagent globalement une même esthétique, glaciale mais non dénuée de groove, bizarre tout en gardant un pied sur le dancefloor. « Monsters and Fairies » propose quelque chose de très différent du travail de Colder en solo : c’est un disque électronique difficile à cataloguer, plutôt lent, versatile, et fort de cette étrangeté qui caractérise tout ce qui sort sur Les Disques De La Mort. Marc témoigne : « Quand nous avons enregistré “Monsters and Fairies”, ce que j’entendais était une sorte de dérive solipsiste urbaine, construite autour de la voix et des textes de Mutado Pintado. Ceux-ci donnent une valeur poétique, parfois à travers des formes un peu grotesques, à des instants du quotidien… »

Les amateurs du « son » Colder seront peut-être un peu déconcertés par la chose, mais qu’importe : un deuxième album de SAVE! est déjà en préparation. Un maxi avec le Danois Kasper Bjorke arrive également sous peu. Marc s’apprête enfin à présenter le nouveau live de Colder, en duo avec un batteur, pour quelques dates outre-Manche et notamment une à Sheffield, en ouverture de Michael Rother (Neu!/Harmonia). Oui : Colder est un garçon difficile à suivre. Jamais là où on l’attend, jamais vraiment le même disque, jamais aussi à l’aise que dans les marges du circuit musical, où il vient de retrouver ses marques. « Changer d’angle ou d’univers d’un projet à un autre est, pour moi, salutaire. » Sa deuxième vie dans l’ombre. Ou sa première.

Colder // The Rainet Goodbye // Bataille
Save //Monsters and Fairies // Les Disques de la Mort

Egalement annoncées : les rééditions prochaines de « Again » et « Heat » 
www.colder.tv

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