En 1983, Enfer Magazine, le mensuel du hard-rock, s’incline devant la majesté du dernier album de Thin Lizzy, « Thunder & Lightning », mais déplore que celui-ci soit “plus une collection de morceaux qu’un véritable album”. Mais quelle est la différence entre un album et une collection de morceaux? La continuité conceptuelle, bien sûr. Et qu’est-ce qu’une continuité conceptuelle? C’est quelque chose qu’il est facile de mal comprendre, et qu’il est tentant d’appréhender en murmurant “uhuh, honhon” et en ressentant confusément que tout ceci n’est pas très clair. De quoi poser ici la question inaugurale de ce papier : c’est quoi un « concept-album » ?
On va faire comme à l’école et commencer par quelques définitions. Un concept album, c’est un assortiment de contenus sonores unis sur un support donné par une continuité dramatique (une histoire), ou thématique, ou matérielle (les instruments, la technologie), ou historique (une compilation de rock garage 60’s conçue dans les 80’s est techniquement un concept-album) tel que les Smiths se sont jurés de ne jamais en faire..
Si on examine le spectre entre un concept-album de Jethro Tull, tel que « Thick As Brick », au travers duquel une histoire coulerait comme une rivière en emportant avec elle tout moyen de distinguer une partie d’une autre, et une compilation NRJ de 1986, on constate que la constante est factuelle et non fiduciaire : des morceaux accumulés par un tiers constituent d’eux-mêmes une continuité conceptuelle. C’est plus tard que survient l’auteur, le créateur dirigiste qui nous explique que tout ceci a un sens et que l’écoulement du temps doit être entendu à la faveur d’un récit. Ainsi, les vrais savent que, abusivement salué comme l’un des premiers concept-albums, le « Sergent Pepper » des Beatles est davantage une unité stylistique et technique qu’un protocole dramatique avec intrigue et dénouement.
Il n’en est pas de même pour le « Tommy » des Who, qui nous raconte bel et bien comment le petit garçon platonicien s’est réconcilié avec un univers en expansion grâce à l’amour et sa compatibilité avec certaines substances.
Une page wikipedia quelconque nous expliquera facilement que c’est bien entendu l’avènement de l’enregistrement sonore et de l’exploitation du support (vinyle 33 tours, ça aurait pu être autre chose) qui a poussé des surhommes comme Woody Guthrie, Frank Sinatra ou Joe Meek à concevoir ces contingences techniques comme autant d’outils au service de l’intelligibilisation de la pensée.
Evidemment, nous sachons tous quels modèles de storytelling sont « The Wall » et « L’Homme A La Tête De Chou », et comment seuls les ingénieurs en sciences politiques peuvent vraiment comprendre les secrets d’albums comme « The Lamb Lies Down On Broadway », « Joe’s Garage » et « Tales From The Topographic Ocean ».
Mais laissons donc les secrets des bâtisseurs de cathédrales et reportons notre attention sur des gens comme vous et moi : Kiss, Gary Numan, Black Sabbath, et quelques autres… Comme vous et moi, ces gens ont créé leur édifice avec une vocation, sous l’averse d’une urgence plus ou moins sévère, et à leur démarche on a prêté des intentions, et leur propos sera fui pour toujours par la symbiose avec l’entendement d’autrui.
Il est l’heure de parler des limites du génie et de l’hystérie de la subjectivité : voici ma liste des meilleur “concept album » qui n’ont jamais marché.
Vanilla Fudge – The Beat Goes On
En 1967, Vanilla Fudge est un investissement sûr de la famille Lucchese. Le groupe ravit ses fans en honorant la “beat music” de l’époque d’un traitement hyperbolique très inventif : double grosse caisse, basse pachydermique, chœurs propres à rallier mars et venus, déploiements wagnériens sur des reprises des Beatles et des Supremes. On dit aujourd’hui : “précurseurs du heavy metal”. Mais en 1968, l’ambitieux producteur Shadow Morton conçoit le second album du groupe comme un récapitulatif historique de la création musicale et un regard sur son avenir, avec la chanson de Sonny & Cher transformée en leitmotiv transcendantal. Un peu comme l’expérience de l’acide, l’album doit fonctionner comme une prise de conscience de son héritage pour mieux se projeter dans l’avenir.
L’ennui, c’est que l’album sonne comme un pot pourri inintelligible d’airs de Beethoven et de discours de JFK samplés, et le groupe le trouve débile. Personnellement, si j’avais été le producteur d’un groupe financé par une mafia de la côte Est, j’aurais plutôt veillé à faire un album sympa qui plaise aux filles… Du coup, je m’incline devant le courage.
The Who – Lifehouse
Pardon, j’avais juré de ne parler que de groupes normaux… Le rock&roll, finalement, est-ce une aimable plaisanterie devant nous distraire du déterminisme social, ou un authentique jaillissement primitif de nos essences vitales au travers des écorces fatiguées de nos civismes?
Pour Pete Townsend au lendemain de l’extase de « Tommy », ça ne fait aucun doute : l’existence, dans sa matérialité et sa teneur de machine, est une geôle où nous attendons la mort, et la pulsion de vie est un surgissement irrationnel qui s’accomplit dans la musique. C’est ainsi que le projet « Lifehouse » est conçu : au cours de résidences spéciales, le public serait sollicité pour incarner la prédiction d’un futur dystopique et penser une musique que le groupe se contenterait d’interpréter. Roger, John et Keith ne comprennent rien à ce foutoir démagogique, envoient tout péter et le groupe se contente d’ébahir tout le monde avec « Who’s Next » en 1971.
Le jeu est maintenant de guetter quels débris de l’explosion « Lifehouse » refont surface dans la carrière fleuve des Who…
Kiss – Music From The Elder
On ne sait pas trop si le folklore “pop-rock” est un spectacle apollinien, c’est à dire un truc fasciste vers lequel on doit lever nos pauvres yeux d’enfants de la peur pour chercher un modèle, ou un spectacle dionysiaque, où tout un chacun voit son essence, sa substance et sa vérité se réconcilier avec les pompes de cette grosse machine appelée monde. Ce qu’on sait, c’est que 4 new-yorkais se sont déguisés en espèce de clowns de combat cloutés et platformbootés comme des super-héros pour chanter des chansons qui parlent de boire du gin et d’emballer des lycéennes. Depuis sa formation en 1973, Kiss incarne le sur-groupe de sur-hommes, porte des fringues que personne ne peut porter, crache des flammes, s’envole, vend des tondeuses à gazon à son effigie et tout ça pour quoi? Pour chanter que c’est cool de pécho.
Ce n’est pas acceptable, il fallait que ça cesse. Et ça a cessé : en 1981, Kiss crée enfin une musique à la hauteur de son apparence (et de ses prétentions) avec “Music From The Elder”, un album concept ambitieux décrivant comment un jeune homme est pris en charge par l’émissaire d’une sorte d’ordre secret pour prendre pleinement conscience des pouvoirs de son individualité et combattre le mal. Notez bien ceci : Lou Reed a activement participé à cet album très expérimental (pour Kiss), et ce disque a été un flop commercial que Kiss a eu la flemme de promouvoir en concert. Vous êtes quand même invité à prendre conscience des pouvoirs de votre individualité pour combattre le mal.
Blue Öyster Cult – Imaginos
En 1971, CBS demande gentiment à une bande de fans de Charles Mingus s’ils veulent bien être le Black Sabbath américain.
Pour l’amour de l’art, nos cinq petits gars s’exécutent : ils se donnent des airs méprisants à la Bob Dylan, déguisent leur chanteur en Hell’s Angel (il fait aussi semblant de jouer de la guitare), privilégient le hard-rock américain sur le heavy-metal anglais et chantent des paroles plus qu’occultes créées par le producteur franc-maçon Sandy Pearlman.
Ils ornementent aussi leurs pochettes de symbolique ésotérique et d’avions nazis, histoire d’être clair. En 1988, comme tous les groupes de sa génération, le Blue Öyster Cult est exsangue et CBS sort leur album « Imaginos », un album concept ambitieux décrivant comment un jeune homme est pris en charge par une sorte d’ordre secret pour prendre pleinement conscience des pouvoirs de son individualité et combattre le mal.
Originellement conçu comme un triple album solo par le batteur Albert Bouchard, « Imaginos » est un condensé d’écrits de Sandy Pearlman. En toute simplicité, des extra-terrestres investissent une intelligence prodigieuse dans un type (nommé Imaginos) dont les aventures vont aboutir à déclencher la guerre de 14-18, avec les répercussions que l’on sait.
Nettement plus “lettré” que « Music From The Elder », « Imaginos » concatène cette trame complotiste dans une succession d’hymnes “stadium rock” plus ou moins communicatifs, transformée dans l’urgence en album du Blue Öyster Cult. Suspicieux, CBS minaude, discute et change l’ordre des chansons restantes. Dans un subtil mixte de noblesse et d’agilité, Sandy Pearlman, poète et scientifique, explique dans les notes de pochette que les chansons doivent se côtoyer comme dans un rêve, où tout arrive d’un seul fait sans séquence, et masterise l’album dans des conditions propices aux recherches de la NASA.
Artillerie lourde et boniments de compète : “Imaginos” est l’album concept dysfonctionnel que je préfère.
Tubeway Army – Replicas
D’après diverses sources plus ou moins bien informées, ce second album de Gary Numan suivrait une trame inspirée des écrits de Philip K. Dick : le discernement d’un regard scientifique révèle les qualités mécaniques de son environnement et démystifie le mythe du libre-arbitre. Déroute affective (Me, I Disconnect From You), désenchantement social (Are Friends Electric, The Machman), nécessité ontologique d’un au-delà (Praying To The Aliens), hédonisme désespéré et “machines à viol” (Down In the Park), puis existentialisme plus ou moins serein You Are In My Vision, I Nearly Married A Human confinant à une certaine débilité (When The Machines Rock).
Ce qui est fascinant avec ce « Replicas », c’est que les paroles énumèrent des visions oniriques totalement idiosyncratiques en ignorant superbement le mandat du scénario, et la page wikipedia (et mon imagination) fait le reste.
Black Sabbath – Never Say Die
Nous progressons dans un scheme qui m’est cher : l’illusion d’optique. J’ai lu un beau jour que cet album maudit, où l’on entend Black Sabbath être tout ce qu’il n’est pas sensé être (sophistiqué, lumineux, sensible, vindicatif), est un album à récit racontant comment l’enthousiasme d’un petit garçon qui veut devenir pilote de chasse est récupéré par un Etat usurier pour être envoyé dans la grande purge d’une guerre mondiale.
En examinant les paroles à la lumière de cette assertion, je me suis dit : “quel art de l’ellipse et de la confiance dans le récit, c’est formidable de seulement faire allusion une histoire aussi ambitieuse en se contentant de chanter l’espoir, puis le destin d’un frère caillera, puis la mort d’un père, puis l’espoir, puis la guerre, puis l’ingratitude de la vie envers les femmes, la confiance déchue, puis… » Et puis dernièrement, j’ai voulu vérifier que « Never Say Die » était bien un album concept, et je ne retrouve plus aucune trace de cette proposition à la surface du web et je me sens un peu bête.
Au cinéma, ça s’appelle “l’effet kouletchov”, quand on prête des intentions et un sens une chose inintelligible (Michael Antonioni a fait un film sympa sur le sujet). Ailleurs, ça s’appelle “la foi”.
Stranglers – Gospel According To The Men In Black
Ce qui m’attire comme une mite avec l’album marmoréen des Stranglers, ce n’est ni son concept (des extra-terrestres ont simplement créé l’humanité pour la manger, et non pour lutter contre le mal, comme le croient les pauvres américains), ni son contenu musical (il paraît que cette musique annonce la création de la techno, mais moi j’entends juste le beau son râblé des Stranglers, comme d’hab’) mais bien entendu ses zones d’ombre.
Aux paroles de cet album je n’entrave presque rien, et je ne comprends pas le rapport de Second Coming ou Two Sunspots ou Thrown Away avec la nature extra-terrestre des religions, et je voudrais que quelqu’un m’explique pourquoi la seule chanson “catchy” créée dans ce contexte (Who Wants The World) se contente d’être mon single préféré des Stranglers sans figurer sur l’album.
Ma puissante imagination est totalement prise à défaut et j’ai l’impression d’être coincé tout nu dans un appartement parisien immense en me demandant si le gars de l’agence est vraiment censé venir, la frustration confine (pardon) à l’excitation et le temps passe plus vite.
Metallica & Lou Reed – Lulu
C’est un concept, un délire. J’adore l’idée. Jamais écouté. Il paraît que c’est affreux. Si je vivais sur la Lune, je penserais probablement la même chose de la vie sur Terre. Voilà, c’est tout.
Une entité et son domaine de puissance nous offrent un panorama où les causalités sinistres se dévoilent et où les mystères nous sollicitent. Peut-être sommes-nous envoûtés, ou juste agacés, mais nous sommes appelés à interpréter les formes, que nous trouvons pathétiquement ridicules ou simplement absconses. Entre ces deux extrêmes, une figure nous séduit, nous volons quelques instants d’extase par erreur ou par hasard, le schéma actantiel n’était qu’un volume opaque à la surface duquel nous n’avons fait que glisser.
Mais tout à nos badinages, nous savons que tout ceci devrait, doit avoir un sens. Entre le complot au long cours et le caprice d’enfant, l’album concept dysfonctionnel est le gentil bouffon dans le palais des usuriers.
Il n’a pas la nature scientifique humiliante de l’album concept réussi, il n’ a pas la stature sportive de l’album “normal” qui nous émerveille de ses pépites, nous ne pouvons pas admettre qu’il nous ressemble mais nous pouvons nous en remettre à lui.
4 commentaires
« ‘CHILL OUT »‘
y’a le constipé ‘caca blues’ de screamin J H…
Il me semble que Johnny écrase la concurrence avec « Hamlet » et « Derrière l’Amour »