C’était l’un des derniers espaces de contradiction pour une télévision qui n’a plus rien à offrir ; le Zapping vient de fermer ses portes. La disparition de l’emblématique pastille donne un sérieux coup à une certaine vision de la télévision, critique. Et, plus rare encore, sans compromis(sion).

Rares sont ceux sont ceux qui pourraient, sans avoir préalablement checké Google Images, reconnaître le visage de Patrick Menais. Il fut pourtant durant près de vingt-sept ans l’âme du Zapping, un programme que tous les téléspectateurs ont vu au moins une fois, si bien que ç’en était devenu une expression du langage courant. Qui ne s’est pas un jour exclamé, voyant à l’écran une image extraordinaire ou un pataquès incongru [1], « Tiens, ça va passer au Zapping, ça ! » ?

Pour autant, le Zapping ne se réduisait évidemment pas à cette fonction compilatrice. On n’atteint pas un tel seuil de respectabilité en faisant un simple ragoût quotidien cuisiné avec les images de la veille. Non. Le Zapping, c’était un concept à la fois malin et novateur, à qui Patrick Menais a su donner au fil des années une ligne de conduite radicale : être une grille de lecture incisive du monde contemporain. Une vocation qu’explicitait ainsi Menais lui-même en 2008 : « Notre but en fabriquant le Zapping reste de tenter d’organiser humblement le chaos télévisuel, de montrer les résonances de ce ‘‘grand n’importe quoi’’. » Le Zapping était donc très loin de n’être qu’un simple zapping aléatoire ; articulé consciemment, il visait la création d’effets de sens, la formulation par l’implicite de discours sur le réel et sur la construction médiatique de celui-ci.

Ce faisant, il devint une enclave critique et réflexive sur-doublée, les années passant, d’une discrète institution. Un statut qui, chose rare, ne réussissait pas à entamer son potentiel subversif, aussi bien dans son propos que dans sa forme – les deux étant ici liés. Certes, cette affirmation est une chose souvent facile à décréter, surtout quand l’élu est récemment décédé [2]. Mais, dans le cas du Zapping, cela est aisément descriptible et démontrable.

L’ŒIL ÉTAIT DANS CANAL ET REGARDAIT LA TÉLÉ …

Arrivé sur les écrans en 1989, l’année du croisement des mondes (pour résumer : rideau sur les cocos, haro sur le magot), le Zapping répondait à une dynamique enclenchée depuis le milieu des années 80, celle de la fragmentation des programmes. Si en 1983 il n’y avait que trois chaînes de télé, elles étaient déjà sept en 1989 ; puis, bientôt, des dizaines, des centaines, avec l’essor des réseaux câblés et satellitaires. Dans un monde en pleine recomposition, l’affirmation de la vidéosphère, avec ses caractéristiques saillantes (capitalisme concurrentiel, spectacularisation, règne de l’affect) et son accessoire fétiche (la télécommande), nécessitait que lui répondent des programmes capables non seulement de l’englober mais aussi de la disséquer. Dans ce cadre, créer une émission intitulée le Zapping, c’était faire implicitement une promesse : celle de ne rien rater de ce qu’il se passait sur un médium primordial qui s’émiettait vitesse grand V.

Piochant à foison dans les programmes hexagonaux, le Zapping présentait donc un panorama de la télé au moment où celle-ci devenait la médiatrice obligée du monde. Reliant des extraits de télé-réalité, de matches de foot, de guerres, de vieilles chansons kitsch, de jeux, de talk-shows, de reportages, de documentaires animaliers, il reconstituait la trame de l’époque, mémorial quotidien, hebdomadaire, annuel et, chemin faisant, du dernier quart de siècle. Le 11 Septembre, Loana, la place Tian’anmen, Ayrton Senna, le CIP, Zidane, le Millionnaire, Clichy-sous-Bois, l’homophobie, Charlie Hebdo, les deux guerres du Golfe, Pernaut, Hanouna, le FN, les famines africaines ; c’était dans le Zapping.

Je ne crois pas qu’il y ait de meilleure évocation de ce travail d’assemblage du Zapping que celle fournie par Debord, entre deux pots de miel de chez Hédiard, dans La Société du Spectacle : « Le spectacle, comme la société moderne, est à la fois uni et divisé. Comme elle, il édifie son unité sur le déchirement. Mais la contradiction, quand elle émerge dans le spectacle, est à son tour contredite par un renversement de son sens ; de sorte que la division montrée est unitaire, alors que l’unité montrée est divisée. »

Le Zapping n’avait pas qu’un but contre-programmatique : il remplissait aussi une fonction interne à la chaîne. C’était l’occasion pour Canal + de s’ouvrir, de ne pas totalement se replier sur elle-même (ce qu’elle fera malgré tout). Car Canal, s’étant avant tout construite contre la télé à papa et leurs deux grand-messes du 13 heures et du 20 heures, a longtemps eu un rapport ambigu avec l’information dite « sérieuse ». Les Lescure, De Greef, Chabat et consorts privilégiaient bien davantage un business model centré sur le foot, les films et la déconne qu’une heure de passe-plats informatifs présentée par un homme-tronc compassé. Comme signe de ce désintérêt de Canal + pour cette matière « ringarde », on pourrait relever le cas du premier directeur de l’information, Jean-Louis Burgat, pourtant transfuge de l’émission référence d’alors (7 sur 7), qui s’en était allé dès novembre 1985, après un an d’incompréhension mutuelle.

L’ŒIL DU CYCLONE

Dans les bureaux du quai André-Citroën puis d’Issy-les-Moulineaux, le Zapping occupait une place à la fois marginale et essentielle. C’était l’œil de Canal sur le monde, un quartier presque cloisonné au sein d’une entreprise de démolition rigolarde des codes, de cette coterie fonctionnant en circuit autoréférentiel. Avec son traitement sévère et vitriolé de l’actu, le Zapping formait une sorte de contre-éclairage aux Guignols de l’Info, qui malaxaient la même pâte : au Zapping le sérieux et l’atelier, aux Guignols la dérision et le spectacle. Les deux programmes se complétaient l’un l’autre. Pourtant, le titre officieux de « meilleurs éditorialistes de France », le panache de l’« esprit Canal »™, la reconnaissance publique et critique, ce fut longtemps l’exclusive des marionnettes en latex.

Seulement, l’histoire aime beaucoup l’ironie. Alors, par un joli retournement de situation, l’équipe de Patrick Menais est devenue ces dernières années – a fortiori, ces derniers mois – l’ultime bastion de l’irrévérence. Comme si les téléspectateurs redécouvraient l’immense valeur du travail et de l’œil du Zapping, trop longtemps occultée par leur refus de souscrire aux canons de la célébrité du petit écran. Trop discrets, trop sérieux, pas assez dans le vent (cette ambition de feuille morte …), on leur a préféré entre autres la fausse gouaille d’un Yann Barthès, dont l’impertinence petite-journalière aura dans les années qui viennent l’occasion de se déployer, muni d’un contrat en béton, sous l’aile d’un autre ami du mieux-disant culturel [3]. Difficile en revanche d’imaginer le Zapping passer sur le faisceau de la « boîte à cons ». Question d’intégrité, sans doute.

In fine, le Zapping s’avérait bien plus proche d’Acrimed que du Petit Journal – une minute du Zapping étant plus acide et corrosive que l’intégrale de la rubrique chérie des CSP+. Un pied dedans (le système), un pied dehors (la critique), le Zapping était véritablement entriste, une chose fabuleuse qui sans doute effrayait les nouveaux hobereaux de Canal, lesquels se sont ingéniés à lui casser les pattes avant (dernier épisode en date) d’entamer contre Patrick Menais une procédure de licenciement…

JANSÉNISME ESTHÉTIQUE ET EFFET KOULECHOV

Sur la forme, tout d’abord, le Zapping adoptait tous les codes inverses de la lisseur télévisuelle. Pas de présentateur, pas de voix-over, un générique austère et crissant, un habillage noir et gris, des cuts secs et affirmés à la neige carbonique : difficile de faire plus sobre, plus rigoureux, presque janséniste dans l’esthétique revendiquée. Le Zapping n’était ni fédérateur ni segmentant, ni trendy ni démodé, ne visait ni les 15-24 ans, les cadres supérieurs ou la fameuse Madame Michu. Le Zapping était ; et c’était au spectateur de se placer par rapport à lui, voire par rapport à lui-même, de juger de l’enchaînement des images proposées, sans perturbation spectaculaire intempestive ni voix-over pour servir d’influence. Le Zapping permettait de prendre conscience que les images ne vont pas d’elles-mêmes, que ce qu’elles portent se joue sur un éventail étendu de possibilités. Ce faisant, il fournissait un rare contredit à Bourdieu qui déplorait qu’une critique de la télévision à la télévision était impossible. Car au gré des ciseaux et de la colle des monteurs, le Zapping naviguait en plein dans ce que Michel De Certeau appelait le « braconnage culturel », subvertissant la domination idéologique du média par des stratégies de résistance et des sélections actives. Le Zapping fournissait au cœur du média un discours alternatif, dont les coupes explicites révélaient volontairement, par leur fonction phatique, le caractère construit et subjectif – par extension, soulignant qu’aucun discours n’avait de nature.

Cette subjectivité discursive jouait beaucoup sur un phénomène très connu des cinéastes : l’effet Koulechov. Biais cognitif théorisé dans l’URSS des années 1920, qui se prenait de passion pour la signification formelle (avec Eisenstein ou Vertov notamment), l’effet Koulechov considère les images sur une suite syntagmatique (l’enchaînement des images), où la valeur paradigmatique de l’image (sa signification) est influencée par les images qui la précèdent et celle qui la suivent. On ne pose pas les images les unes à côté des autres, dans des alvéoles imperméables : elles s’associent, se confrontent, génèrent des effets de sens, des « contaminations sémantiques ». En d’autres termes, l’effet Koulechov, c’est montrer en montant. On peut alors donner au montage la même propriété que celle que Paul Klee donnait à l’art : il ne reproduit pas le visible, il rend visible. Ainsi, de la même manière que le travelling est une affaire de morale, le montage devient une affaire politique.

Reposant précisément sur cet art du montage, le Zapping s’affirmait donc comme une émission politique. En structurant l’émission autour de ces « petits traumas visuels » (Jacques Aumont) qui, loin d’être nuancés, étaient assumés comme autant de gestes positifs et essentiels, l’équipe de Patrick Menais mettait en avant cette facette. L’objectif, de fait, était d’être politique, de tendre un miroir – le plus souvent, peu reluisant – à la société par le prisme de sa télévision. La critique, par les images, du flot des images recouvrait une triple échelle de regards : un regard méta, un regard média, un regard macro. Le Zapping condensait la télévision comme microcosme narcissique (le médium télévisuel lui-même), comme imposition de l’ordre social (le rapport de la puissance télévisuelle au monde), comme témoignage du monde (la fameuse « fenêtre sur le monde »). Voilà quel était le triptyque d’exploration du Zapping, dans cette poursuite de la révélation, sans cesse renouvelée, des soubassements idéologiques d’un zeitgeist hérité des années 80 que François Cusset a pertinemment décrit comme une « société-écran, opaque à elle-même et faussement transparente » [3].

VOUS POUVEZ REPRENDRE UNE ACTIVITE NORMALE …

Autant dire que le Zapping, œuvre de salubrité intellectuelle, manquera à la télévision, autant à ceux qui la regardent qu’à ceux qui la vilipendent (tout en la regardant quand même). Oui, elle manquera, particulièrement dans une époque confusionniste où les repères se brouillent, les cartes, se redistribuent, et les chiens de garde aboient à faire surchauffer les sonomètres. Il n’y aura plus ce moment de cristallisation, ces cinq minutes quotidiennes de recul, ce petit inventaire de la cacophonie du monde.

Alors, certes, ce confusionnisme brouillon n’a pas attendu que la télévision devIENNE omnipuissante pour exister. Ce glissement est contingent à l’existence même des médias de masse, depuis l’invention des rotatives au mitan du dix-neuvième siècle. Mais le « jour perpétuel » de la télévision, comme la dimension émotionnelle de son flux industrialisé, ont porté cette mélasse informationnelle à un stade supérieur. Un changement d’étiage complaisamment encouragé par des propriétaires de médias, des directeurs de programmes ou des animateurs, davantage intéressés par les PDA et le neuro-marketing que par l’édification générale. A ce sujet, réécouter Television, the drug of the nation des Disposable Heroes of Hiphoprisy, n’apparaît pas inutile – les paroles n’ont rien perdu de leur mordant.

Du coup, quand on voit qui a gagné et qui a perdu, on ne peut s’empêcher de mesurer combien la reddition forcée du Zapping est amère. Avec Hanouna ayant élevé son rire strident et ses bouffonneries de centre aéré au rang d’Idiocracy made in France, la télé, ce n’est plus que de la télé. Oui, ce n’est plus que ça, un spectacle de gamins attardés et de bonimenteurs chevronnés, une frénésie d’évènements s’entrechoquant sans mémoire dans une boîte de nuisance. Avec le Zapping meurt un des derniers et des plus importants territoires de la télévision éducatrice, critique, qui faisait confiance à l’intelligence du spectateur [4] pour discerner le sarcasme, l’accusation implicite, le drame, le grotesque, l’important, l’éphémère.

« Cette ‘‘mission historique d’instaurer la vérité dans le monde’’ [ne peut être accomplie que par] le Conseil dans lequel la théorie pratique se contrôle elle-même et voit son action. Là seulement où les individus sont ‘‘directement liés à l’histoire universelle’’ ; là seulement où le dialogue s’est armé pour faire vaincre ses propres conditions. »

Bon bah ça, à la télé, c’est fini. Désormais (définitivement ?), il ne s’agira plus de zapper de chaîne, mais de zapper la télévision. Dont acte.

[1] Jean Baudrillard : « La futilité de tout ce qui nous vient des médias est commandée par l’impossibilité pour cette scène de rester vide. Musique, spots, flashs, publicité, information, film, speakerine … pas d’alternative au remplissage de l’écran – sinon un vide sans appel. […] C’est pourquoi la moindre défaillance technique, le moindre lapsus d’une speakerine, redevient passionnant, car il révèle la profondeur du vide qui louche par cette lucarne. »

[2] Il suffit de prendre le cas récent de Michel Rocard, loué de toutes parts, alors qu’il fut, notamment, le champion de l’article 49.3.

[3] In La Décennie. Le Grand cauchemar des années 80 (La Découverte, 2006)

[4] Surtout quand, dans le même temps, s’arrête sur France 2 Ce soir ou jamais, qui était, malgré pas mal de défauts, la seule bonne émission de débats visible sur les lucarnes françaises.

1 commentaire

  1. « Un jour, en discutant avec une classe d’une école de cinéma, je posai aux étudiants la colle suivante : « Savez-vous pourquoi on dit que le découpage est de droite et le montage de gauche ? » Silence effaré dans les rangs. Trente ans plus tôt, quelqu’un aurait eu la réponse, et aujourd’hui, c’est comme si j’avais parlé chinois. »

    Alain Tanner

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