Qu’on soit spectateur ou présentateur à la mode, la télévision est un miroir déformant. Un rouleau compresseur dans lequel les images s’empilent si vite qu’on oublie rapidement ceux qui ont voulu pirater les fréquences. Combien d’années que notre tintin bigleux n’apostrophe plus les politiques sur la quatrième chaîne, à l’heure du poulet-frites dominical ? Vingt ans, dix ans, moins que ça ? On compte sur ses doigts, on tente de se souvenir, vague sentiment d’amnésie badigeonné de nostalgie. C’est aussi ça la télévision : l’étrange impression que, sortis du cadre, les trublions troquent le costume de Clark Kent contre celui de clown triste sans micro pour arroser les voisins. Peu adepte des placards, John Paul Lepers a quant à lui changé de tuyau. Cinq ans après l’arrêt du Vrai Journal de Karl Zéro, le Grand Reporter résiste sur La Télé Libre, média citoyen consommable sans télécommande. Enquête, comme on dit en plateau, sur un journaliste à l’ancienne qui continue de jouer la ligne de démarcation.
Au début des années 2000, j’avais découvert sa silhouette maladroite chez Karl Zéro, et cette voix reconnaissable entre mille, à la fois éraillée et impertinente, qui posait cent fois la même question à des politiques en sueur. John Paul Lepers, une certaine rupture d’avec le journalisme rive gauche et petits fours, un drôle d’esprit vif enfermé dans un corps de Gaston Lagaffe, dont la marque de fabrique reste encore aujourd’hui de se frotter aux partis, sans compromis, sans auréoles. Pitbull astigmate reconverti au 2.0 par nécessité[1], JPL n’a jamais vraiment lâché prise. Comme ce célèbre jour d’avril 2002 où il demande à Jospin s’il s’imagine ne pas être au second tour[2] : « Ah ah ah, j’ai une imagination normale mais tempérée par la raison (…) ça me paraît assez peu vraisemblable ». On connaît la suite, Lionel aux bouclettes ne reviendra pas en deuxième semaine pour décrocher le super Bingo.
Mais revenons à Lepers. Depuis notre première rencontre, lui coincé dans la petite lucarne et moi dans le sofa de l’adolescence, le temps a passé. Le désormais quinqua a évité une mise au placard chez Canal Plus, réalisé un superbe documentaire sur Bernadette Chirac – Madâme[3] – interdit de diffusion par ses patrons de l’époque, puis décidé de monter, à l’approche des présidentielles 2007, un site d’information citoyen au nom évocateur : La Télé Libre, loin des arcanes du pouvoir télévisuel, pied de nez en .fr comme un prolongement de ses convictions.
Et qui dit télé libre, dit forcément télé occupée. La ligne de démarcation, ce n’est pas qu’une posture, c’est aussi une prise de position, le choix d’un camp, quand bien même votre site ne rapporte pas grand chose et qu’il faut continuer de tourner des projets annexes pour le financer. On évitera ici de comparer John-Paul Lepers à une espèce de Jean-Moulin des ondes hertziennes, encore moins d’enfoncer le clou sur son côté résistant, journaliste à la tempe grisonnante face à l’immensité du système, disciple d’Albert Londres qui porte le micro dans la plaie ou je ne sais quelle autre connerie métaphorique sensée faire comprendre au lecteur que Denis Robert, Frédéric Taddeï et lui-même sont un peu nos trois mousquetaires de l’information. Insoumis certes, mais certainement pas inconscient, Lepers n’est pas Pierre Carles ; la dénonciation des impostures par le jeu des hors-champs et des rhétoriques bourdieusiennes, c’est pas trop son truc. Pas plus que les scoops distillés au compte goutte comme chez le Tom Selleck de MediaPart.
Désormais aux commandes de la Télé Libre, l’électron façonne depuis quatre ans, cahin-caha, une information originale, des programmes – Le Point Rouge – qui ne le sont pas moins, le tout avec cette innocence du vieux baroudeur un peu largué qui découvre l’Internet et ses multiples possibilités sur le tard. John Paul Lepers aurait-il créé tel outil sans l’arrêt du Vrai Journal, a-t-il conscience de son aura journalistique sur les troupes de twenty something qui remplissent le modeste bureau de la Télé Libre, a-t-il l’impression de s’être enfermé dans une auto-caricature depuis qu’il s’est mis l’ensemble des partis politiques à dos ? Ce sont toutes ces questions que je voulais lui poser, en débarquant un beau matin dans leur petit bureau du 14e arrondissement, coincé entre le périphérique et la maréchaussée. Contre mauvaise fortune, faire bon cœur.
Ce matin-là, nous avons rendez-vous à onze heures. Accompagné de quelques uns de ses fidèles, John Paul Lepers semble comme qui dirait enfermé dehors. « C’est un autre membre de la Télé Libre qui a les clefs, il ne devrait pas tarder à arriver » s’excuse le pourfendeur des langues de bois. L’interview n’est même pas commencée qu’on ressent l’artisanat et ses contraintes, ces quelques détails qui font dire que cette nouvelle télé est encore en gestation, en improvisation, en plein essor, pas encore sûre de son avenir mais pleinement convaincue par sa cause. Lepers sur sa route de Damas avec quelques fidèles ayant échangé leurs gourdes contre un iPhone, un truc dans le genre.
Quitte à se répéter, autant le redire : la télé est un drôle d’objet, un meuble à poussière où le temps se contracte, une lucarne à angles variables dont les rescapés se comptent sur les doigts de la main. Limogé de TF1 en 1993 par un Gérard Carreyrou peu scrupuleux (« j’ai appris mon licenciement aux toilettes ») puis gentiment remercié par Canal Plus pour ses excès d’honnêteté, John Paul continue son chemin, forcément subjectif. L’objectif lune de notre Tintin ? « Continuer de raconter des histoires ». Foutez-le dehors par la porte, il revient par la fenêtre. Ou pour coller à la réalité : sur l’écran d’ordinateur. En dépit d’une audience pas délirante – 100.000 visiteurs uniques par mois – et d’une économie sur la corde raide, un parcours au-dessus de tout soupçon, à des années-lumière de ses « collègues », qu’ils soient éditorialistes subventionnés par le pouvoir – Christophe Barbier, Laurent Joffrin – ou dignes descendants des années ORTF. Face caméra, un homme sincère et moins drôle qu’il n’y paraît, consciencieux et rigoureux dans le choix des mots, même pas capable de tacler son ancien collègue Karl Zéro quand je lui demande ce qu’il pense de la copie infirme qu’est la Web TV [4] du chauve à lunettes. « Un journaliste, c’est un combattant, un chevalier. Y a des codes d’honneur ».
Au moment de se dire au revoir, John Paul s’étonne qu’on ait un peu préparé notre interview : « C’est pas toujours le cas, j’apprécie ». Aussi flatteuse soit-elle, la phrase est surtout révélatrice de la p(a)resse française. Toujours est-il que lorsque les autres rembobinent, John Paul Lepers continue de (se) poser des questions. Est-il un incorruptible, un dur à cuire ou un éternel insatisfait à la recherche de l’interview ultime ? Un peu tout ça à la fois, ou l’inverse ; un homme libre surtout, libéré des chaînes de télévision.
Réalisation : Julien Perrin
Illustration : Magdalena Lamri
Photos: Mathis Up Bloater
[1] L’arrêt brutal du Vrai Journalde Karl en 2006, malgré des audiences honorables, est l’une de ces raisons. L’investigation ratée en 2003 sur le dossier Dominique Baudis et ses péripatéticiennes avait auparavant marqué un tournant pour l’émission, les dirigeants de Canal Plus incapables (ou bienheureux, allez savoir) de soutenir Karl et ses sbires face à la pression politique.
[2] http://latelelibre.fr/reportages/2002-quand-le-pen-et-jospin-se-voyaient-au-second-tour/
[3] Disponible en intégralité ici :
http://latelelibre.fr/libre-posts/madame-pour-le-premier-anniversaire/
2 commentaires
John Paul Le Père, le pair, en écoutant ton ITW je me dit. Quelle mouche a donc piqué ce média qu’est la TV pour en faire qque chose d’autant anti-culturel, d’a-culturel? Pourquoi faut-il aller sur le net pour pouvoir faire de l’info juste et couillue? Mystère in-persable pour moi. En tout cas Carreyrou qui licencie qqun qui l’eut cru, un nounours percé celui la…Vive le Perse!