De la dune médiatique, on nous dit que la marée web monte. Pendant que la machine met son grain de sable, ca grille sous des ultraviolets téléréels qui laissent à peine de quoi lire la presse people. Dans une glissade que peu d'herbes folles retiennent, on trouve encore au milieu des mélanomes, des tubes (cathodiques) d'écran waterproof. Passe-moi la télécommande, que je remette un peu de Fréderic Taddeï.

Je n’aurais jamais crû qu’en passant une heure avec le présentateur de Ce soir ou jamais à la terrasse d’un café, j’allais aussi croiser le valet de Pierre Cardin, extatique dans la perspective de raconter à sa mère sa rencontre fortuite avec le journaliste. Vous pouvez demander à la mienne : la première fois que j’ai vu Frédéric Taddeï, je l’ai détesté. Haine immédiate pour un représentant en consensuel de plus. Mais comme ma mère l’aimait bien on a continué à regarder l’émission sur France 3. J’ai pu y apercevoir des virulents comme Marc-Edouard Nabe, jamais vu ailleurs, à qui il posait des questions que je n’entendais nulle part ailleurs. Des heures à chercher les vidéos, les données biographiques. Intrigue de parcours.

Ca oscille avant de partir à bascule dans les médias:  »A 29 ans, je me dis que je ne peux pas encore à 30 ans n’avoir rien fait. A ce moment là je ne sais qu’une chose, c’est que je ne suis pas un grand écrivain mais que je ne suis pas mauvais sur le court, donc la presse écrite me parait le bon refuge ». Tic-Tac.
Mais sans les contacts ni l’envie de passer par le standard bonne tête/coup de chance/pige, l’issue est simple au fond. Les meilleurs à ses yeux écrivent dans l’Idiot International ? Il envoie des articles au journal de Jean-Edern Hallier qui le prend immédiatement… et sombre trois articles plus tard, sans qu’il n’ait pu  »rencontrer ni Nabe, ni Besson, ni aucun autre d’ailleurs ». Evitant à nouveau ces petits tracas, il crée un magazine en bélier de combat qui l’introduira dans les rédactions qui l’intéressent. En 1990 plutôt que jamais, c’est Maintenant, trimestriel grand format thématique dont il écrit presque la moitié des articles.  »Si vous arrivez en tant que rédacteur en chef d’un magazine, évidemment on a de plus grands égards. Donc j’ai crée un magazine, que j’ai bien distribué dans toutes les rédactions et qui m’a valu beaucoup d’égards ». Parmi les sonneries qui commencent à secouer son téléphone, il y a Jean-François Bizot qui lui demande de participer à la nouvelle mouture d’Actuel. De la vocation écrite première, l’ouverture du portail lui permet ses débuts en radio :  »Je suis à Actuel et deux étages en dessous il y a Nova. Ce qui me parait une évidence à ce moment là, c’est qu’il faut y descendre. J’avais envie de faire de la radio et de me servir de cet instrument qui était formidable ». Pour y être le plus souvent possible, il tire la carte chronique quotidienne : Aujourd’hui j’ai lu pour vous. On vous a dit non, pas de petites complications.

Il faudrait que je trace la trajectoire en évitant l’hagiographie.

Pourtant dans ce départ en flèche, il y a des noms béatifiés de nostalgie libertaire. Il est très proche de Bizot :  »Quelqu’un que j’ai beaucoup aimé, qui m’a appris beaucoup de choses, en tant qu’homme. Professionnellement, quelques trucs aussi. Mais plus en tant qu’homme qu’en tant que professionnel. C’est quelqu’un qui me manque beaucoup ». Ca fantasme le flambeau initiatique mais on ne lui fera pas le coup du mentor. Ardisson ( »qui a compté énormément pour moi »), Bizot, Hallier… Ses ainés n’auront qu’une influence limitée.   »En travaillant si tard, je suis arrivé avec une personnalité construite. Je n’étais pas malléable. Je suis arrivé en étant moi et sans vouloir tellement transiger avec moi-même. Donc ca veut dire que vous prenez aux autres ce qui vous intéresse mais ils ne vous changent pas. Aucun ne m’a changé. Et en fait ces gens là ont de l’importance parce que je les ai choisis. C’était donc plus une sorte de fraternité sidérale ».

Avec Maintenant, il n’a pas frappé aux portes. L’intimité avec Bizot ou Ardisson en est plus égalitaire et il retient les leçons qu’il veut. La distance d’un Yves Mourousi par exemple, qui ne lui apprit rien de vive voix.  »Je regardais Yves Mourousi à la télévision quand j’avais 15 ans au journal de 13h et il avait une façon extraordinaire d’avoir de la distance à la TV, c’était le seul. Quand il s’asseyait sur son bureau à l’époque pour fumer une clope, je n’y voyais pas le côté transgressif, simplement il mettait de la distance entre ce qu’il était et ce qu’il faisait, entre l’homme et le présentateur du journal. Ca ne voulait pas dire qu’il reniait le présentateur du journal, ca voulait dire qu’il mettait de la distance. Elle était là tout le temps mais là il la signifiait ». Il l’interviewe à l’époque de Maintenant et lui parle de cet aspect. Retenir puis faire à sa manière, comme ce recul qu’il fera fructifier sur France 3 afin que personne ne lise ses opinions. Aux 10 ans de Canal+, il revoit Yves Mourousi qui s’approche et lui dit:  »Tu vois, tu as tout compris à la distance ». Pas de problème pour reconnaitre ses influences, faire savoir à Claude Lelouch ou Ettore Scola qu’ils ont pesé sur Paris Dernière.  »Mais de là à dire que Ettore Scola et Claude Lelouch ont fait Paris Dernière : non ».

Aujourd’hui, avec D’art d’art ou Ce soir ou jamais, plus de chronique dans du média épinglé contre-culturel. Démocratique plutôt qu’élitiste ? Tu pioches:  »L’important quand vous êtes dans les mass-médias est de vous adapter, enfin vous devez être toujours vous-même. (…) Dans certains médias je ne dis pas ce que je pense parce que ca ne me parait pas le but mais je ne dirai jamais le contraire non plus ». L’individu ne change pas mais s’adapte au support, à l’horaire et au public pour se mettre à portée en trouvant les mots et les moyens. L’élitisme c’est d’inviter ceux qu’on n’attend pas, mais qu’on saisisse leur place sur le plateau.  »J’aurai pu être élitiste sur Nova, leur parler de truc qu’ils ne connaissaient absolument pas, je l’ai fait d’ailleurs, mais je l’ai fait pour qu’ils me comprennent. A quoi ca sert de parler à des gens qui ne vous comprendront pas ? ».

L’axe objectivité/subjectivité est une même souplesse.  »Qu’est-ce qu’il manque dans une époque ?, de quoi va-t-on souffrir quand on a 25 ou 30 ans ». Il écrit dans L’Idiot et l’humeur quand la majorité feint le consensus puis gère sa présence pour s’écarter des toutes-puissances. Lorsqu’il devient chroniqueur à Nulle Part Ailleurs en 1994, il modère l’intervention de son avis:  »Je suis là physiquement, c’est déjà une violence pour la plupart des gens qui regardent cette personne qui est là et a tout pouvoir de vous asséner un certain nombre de trucs ». Quitte à ce que sous des surfaces lisses, l’aiguille pointe autrement. En distribuant les livres de Marc-Edouard Nabe au public, il introduit:  »J’en profite qu’on parle de livres, grâce à la présence d’Alexandre Jardin, pour vous parler de littérature ». Son art de la chronique évite la gâchette péremptoire des snipers-juges pour une stratégie plus dialectique.  »J’instrumentalisais totalement les gens, puisqu’ils n’avaient évidemment jamais entendu parler de Marc-Édouard Nabe. C’était aussi de retourner le public de télé qui est dressé à applaudir quand on le lui dit, de lui faire faire des trucs qu’il n’aurait jamais fait. Vous voyez, moi je trouvais ça à mourir de rire ». Totalitarisme sous les néons, glisse à la table Vic Vega, il ne tire pas des j’aime/j’aime pas mais vise le contrepied.  »Que ça aille dans tous les sens, pas toujours le même, parce que sinon ca consiste toujours à faire applaudir les gens que l’on aime et siffler les gens que l’on n’aime pas ».

Le métier de critique n’a jamais été le sien. Celle qu’il amène à NPA est celle introduite par Jean-Edern Hallier à la télévision, en même temps qu’une astuce pour juger juste :  »Il avait bon goût : il jetait des livres de journalistes, pas des livres d’écrivains. Il y a de forts médiocres écrivains qui ont ce statut, mais il ne balançait que des livres de Poivre d’Arvor ou de Philippe Labro ». Dans Aujourd’hui j’ai lu pour vous, le concept était  »Comment raconter quelque chose à des gens qui ne liront jamais le livre dont vous leurs parlez ».  »De même que sur D’art d’art, je faisais tout pour que ca intéresse des gens qui ne s’intéressent pas à la peinture ». La beauté critique n’est pas le demi-travail des carriéristes voués à la curiosité (de culture) gratuite ou des artistes loupés avides de force:  »Il faut vraiment savoir de quoi on parle, observer un certain nombre de règles et avoir une déontologie. Sinon ca n’a aucun intérêt ».  La déontologie serait-elle alors la seule frontière entre blog et critique ?  »Mais non c’est le talent c’est tout, l’inspiration… La déontologie, ca va de soi. Mais c’est très important pour tous les gens qui donnent leur avis sur quoi que ce soit (…) Etait critique littéraire à mes yeux quelqu’un qui avait tout lu, qui lisait tout, qui se sentait obligé de tout lire – ce qui n’était pas du tout mon cas- qui pouvait vous dire pourquoi il avait choisi tel livre de tel écrivain et pas les trois précédents, alors que moi je n’avais pas du tout ces critères là en tête. J’en avais d’autres. ». Qui forgent chez lui une éthique personnelle aux fondements partagés par le critique, le chroniqueur et l’organisateur de débat :  »Ce n’est jamais quelqu’un qui est dans l’humeur, le calcul, le pouvoir ».

Après Nulle Part Ailleurs, de 1998 à 2005 c’est Paris Dernière. La période Taddeï, vu par des bribes perdues en streaming, m’apparait comme le carbone 14 d’un Paris mondain muté depuis. Du Gonzo pour une télévision de talk-show, documentaire, reportage et journal intime au mixer.
 »J’étais complètement moi-même mais en même temps j’étais protégé par le fait qu’on ne me voyait pas. Donc ce n’était pas une violence pour le public que d’avoir ce type qui vous raconte ses vacances (…) puisque je n’existe pas. J’avais toutes les libertés parce que je n’existais pas. Je pouvais ouvertement draguer toutes les actrices qui passaient, donner l’impression que j’allais coucher avec toutes les actrices de porno. Tout était libre, je n’étais pas là, j’étais un personnage ». La liberté de voir surgir la vie privée en un tutoiement et la caméra pour enregistrer de l’insensé.  »C’était l’idée de créer des situations extraordinaires ».

photo_1taddei-0db9aOn loue beaucoup ses talents d’intervieweur, disposition découverte dès Maintenant quand il crée encore sa méthode. En 2007, il est le premier lauréat du prix Philippe Caloni qui récompense un intervieweur de talent. Un an plus tôt, il a commencé Ce soir ou jamais, qui affirme ses fondamentaux journalistiques. S’inventer une fois de plus, nouvelle facette à sa manière forte.  »Elle consiste à ce que tout le monde ait le droit de finir sa phrase et à ce qu’il y ait de véritables antagonistes sur le plateau, pas des faux débats entre des mecs qui sont tous d’accord mais qui vont faire semblant de se disputer sur des points minimes parce que lui est plutôt centre-gauche et l’autre plutôt centre-droit ». Alors il invite des contestataires, une démarche qu’il retient de Bizot :  »Regarde toujours les contestataires, parce que c’est eux qui te montrent l’avenir ». Chez les spécialistes en opposition, on trouve toujours des aveugles.  »Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que l’avenir n’est pas l’establishment. Donc si vous n’invitez que l’establishment, ce que font la plupart des gens, vous n’aurez jamais l’avenir. Pour avoir l’avenir il faut mettre face à face l’establishment et les contestataires et là vous commencez à avoir des trucs. L’important c’est de mettre face à des gens que vous avez déjà vu dans des tas d’émission des bombardiers auxquels ils ne s’attendent pas ». La désignation des gentils gagnants ne lui importe pas tant que de montrer l’amplitude des pensées.

Au milieu de la confrontation, pas de place pour son jugement – qu’il nous dit s’estomper avec l’âge – ou sa prise de parti. Nouvelle base:  »Voilà ce qui est apparu, voila ce qui a changé objectivement, maintenant dites-moi ce que ca a provoqué. (…) Ce qui m’intéresse, ce sont les choses objectives à partir de quoi on peut commencer à réfléchir. Eviter le cliché, le discours sur le discours ». Traiter tout le panel d’opinions à égalité est pour lui la grande violence faite à un establishment déstabilisé par les nouveaux termes du débat.  »Le ministre Eric Besson ne comprend pas qu’il a Houria Bouteldja en face de lui et qu’elle a le droit de finir sa phrase. C’est aberrant. Il me le dit d’ailleurs:  » Faites-la taire ». (…) Non seulement je ne la fait pas taire mais j’envoie à Eric besson le clip de Ma France à moi de Diam’s qui est bien pire que ce qu’était en train de lui dire Houria Bouteldja. Eric Besson me dit:  »C’est une artiste, c’est pas pareil ». Il n’a pas compris que quand une artiste nous dit quelque chose, on l’écoute exactement comme on écouterait un ministre. C’est un haut-parleur dans un sens puis dans l’autre et après on fait son choix ». L’impartialité amène une friction qui éclaircit les voix: « Je me fais injurier quand je donne la parole à certains ministres en disant  »C’est pas le lieu, on n’en veut pas »… Si, moi je les veux. Mais je veux qu’il y ait quelqu’un en face ».

A force de chercher la posture  »contre-culturelle » dans la guerre psychologique des médias, la carrière d’un Frédéric Taddeï montre bien qu’investir la vive-voix n’est peut-être pas la source la plus subtile de singularité. Difficile de s’opposer à une telle vision, même si la révérence fait mal aux cuisses et que mon papa m’a bien fait comprendre que les robes, c’est pour les filles. Mais trop vite, les questions bousculent l’horloge.

Lire la deuxième partie du portrait de Frédéric Taddeï

14 commentaires

  1. Non ce n’est pas un terroriste mais un voltairien mais ce sont des choses qui dépassent la génération branchouille actuelle si sectaire, pleine de certitudes et n’aimant pas la contradiction. au moins Taddei invite TOUT LE MONDE : des contestataires de droite, de gauche, l’establishment, la subversion, les officiels : et on peut causer comme dans une bonne vieille agora à la grecque. Certains appellent cela la civilisation.

  2. Nenuphon,

    J’aime le propos, moins le ton moralisateur. Il ne fallait pas lire que les phrases en gras: le terme de terroriste cherchait à rendre le contraste entre la démarche de Taddei (notamment envers les contestataires) et le paysage télévisuel général, si bien-pensant.

    Et oui Nenuphon, à quelques à-priori près, tu penses la même chose que moi de Taddei.

  3. Bon article Benoît, quelques phrases bien senties. Par contre je ne comprends pas la conclusion : « A force de chercher la posture »contre-culturelle » dans la guerre psychologique des médias, la carrière d’un Frédéric Taddeï montre bien qu’investir la vive-voix n’est peut-être pas la source la plus subtile de singularité » . Dans quelle mesure ???

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