Le secret de l’épanouissement : être actif, rester actif, ne pas s’arrêter puis recommencer. Et, alors que les films d’action me fatiguent et que je soupçonne un vide abyssal chez ceux qui revendiquent ne jamais s’ennuyer, il faut me rendre à l’évidence : le spleen, c’était mieux avant. Sortons donc nos smartphones et laissons-nous absorber par les mystères de notre nouvelle application sudoku.

Explosion des médias oblige, notre époque est source de stimulations constamment renouvelées. Mais, parce que l’individu ne se sent humain que lorsqu’il se pare de paradoxes, ce trop-plein de sollicitations entraîne, chez les générations biberonnées à l’entertainment, l’exacerbation de la propension à s’ennuyer. Il est donc légitime de passer le temps pour éviter de le subir, à défaut de quoi la dépression et la dépendance aux substances illicites nous guette.

Comme toute faille humaine, l’ennui a été disséqué par les philosophes. Heidegger a pris le temps, dans ses Concepts Fondamentaux de la Métaphysique, de présenter sur une centaine de pages trois différents types d’ennui : le fait d’être ennuyé par quelque chose, celui de se lasser d’une chose, et l’ennui profond. Schopenhauer considérait, lui, que ce sentiment était révélateur du vide de l’existence mais qu’il était également le fondement de toute société humaine, parce que, saisi par l’ennui, l’être humain va rechercher la présence de ses comparses pour tuer le temps et faire taire le poids de l’existence.

En ce qui me concerne, j’ai la sensation que si le phénomène n’existait pas, nous flotterions dans la vie comme un banc d’huîtres insouciantes ; et à défaut d’un talent particulier (qui aurait pu être de savoir faire du vélo), ces moments de distorsion du temps ont été l’une des plus grandes réussites de mon enfance. Fille presque unique, mon quotidien était rythmé par les plages horaires où l’absence de sollicitation extérieure nourrissait mon imaginaire et déclenchait mille opportunités de laisser parler une créativité débordante, à l’origine d’erreurs plus ou moins réparables le plus souvent dirigées contre ma chevelure – mais, franchement, qui pouvait se douter qu’y malaxer un chewing-gum prémâché pour la parfumer n’était pas une bonne idée ?

« La raison pour laquelle l’ennui mérite un examen approfondi est qu’il représente le temps pur non-dilué dans toute sa répétitive, redondante et monotone splendeur. » (Joseph Brodsky)

Avec les Deftones susurrant I get bored à mon oreille, la puissance du sentiment s’est décuplée lorsqu’il est entré en contact avec l’été, l’adolescence et la ville de moins de 10 000 habitants, siège de mon expérimentation. Subir ce processus en groupe permet de vivre des expériences fondatrices telles que fumer des mélanges sophistiqués de henné et de thé, ou de vivre sa première cuite un bel après-midi dans un parc municipal, entouré de familles interloquées. On sous-estime souvent l’importance de l’ennui, à l’origine des expériences les plus marquantes, et des films tels que My Summer of love ou Temporada de Patos m’ont plus tard confirmé l’universalité du phénomène.

Loin devant n’importe quel sport extrême, affronter l’ennui est la méthode la plus efficace pour se confronter à ses angoisses. Alors pourquoi ne pas essayer un instant de mettre en pause le divertissement, d’accepter la potentielle perte de temps pour céder à l’introspection et à l’hypothèse plus que probable de se confronter à quelques idées noires ? Le risque est sérieux : devoir faire face à une réflexion originale. Mais, accrochés que nous sommes à nos produits Apple, je crois pouvoir dire que nous ne sommes pas prêts pour ça : l’ennui est un luxe dont notre génération ne semble plus avoir les moyens.

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