A vingt-six ans, Harvey Kurtzman n’est pas encore celui qui sera considéré plus tard par le New-York Times comme « l’une des figures les plus importantes de l’Amérique de l’après-guerre ». Mais tout ça, il le fera à la force du poignet ! Dès 1950, l’auteur et dessinateur connait son premier écho important en réalisant deux comics : Two-fisted Tales et Frontline Combat qui démystifient l’héroïsme traditionnel influencés par la guerre et l’ultra-patriotisme. Nous sommes pourtant en plein âge d’or des comics.
Globalement, les années de l’après-guerre sont une période glorieuse pour le milieu. Les éditeurs tels que Dell, Timely (futur Marvel) ou Dc Comics dominent le marché. Les bandes dessinées sont le premier support visant le public enfant ; et s’inspirant de la Guerre, leur essor sera considérable au cours des années 1950. Mais suite à la concurrence de la télévision, les comics ont dû commencer à se tourner vers des niches qui y étaient alors interdites (horreur, crimes). Cette situation perdurera jusqu’en 1954 quand le Comics Code, véritable comité de censure, est instauré sous l’influence de pédagogues et de puritains et vient y mettre fin, brutalement.
Fuckin’ Wertham
Le monde des comics est de fait bouleversé quand en 1954, le psychiatre Fredric Wertham publie Seduction of the Innocent, un livre dénonçant les comics comme étant à l’origine de la délinquance juvénile qui va engendrer une inquiétude grandissante chez de nombreux parents. Rien de nouveau sous le soleil réactionnaire, me direz-vous. Dans le même temps, une commission d’enquête reprendra largement ses thèses. Par peur, les éditeurs se regroupent et aboutissent à la constitution d’un code de bonne conduite : la Comics Code Authority, forme d’autocensure auquel les éditeurs membres s’engagent à soumettre préalablement toute parution. On notera que Wertham est encore vu aujourd’hui comme un charlatan par beaucoup de personnalités du milieu, telle que Frank Miller, qui estiment qu’il a ruiné le genre pendant une longue période. Le Comics Code engendra surtout la faillite pour beaucoup d’éditeurs mineurs alors centrés sur certains genres bien spécifiques et désormais interdits, et par conséquent, instaura la suprématie des grandes maisons d’édition généralistes, policées.
Et Kurtzman devient mad’ment culte
C’est là que Kurtzman va s’avérer brillant. Son statut est déjà conforté aux yeux d’un public plus large depuis 1952, quand il développe le magazine Mad magazine satirique américain, qui va devenir le vecteur de brillants dessinateurs en plus d’innover dans l’humour en caricaturant la culture populaire américaine. On y retrouvera notamment le dessinateur Willy Elder, qui, par son style, a influencé de manière déterminante les auteurs underground américains des années 1960 tels que Robert Crumb ou Gilbert Shelton, tout comme de nombreux humoristes. (En reconnaissance de son influence, il fait partie du Comic Book Hall of Fame depuis 2003). Globalement, Mad va faire office de figure paternelle pour toute une génération de dessinateurs des années 1960. Par son humour, il vise alors un public différent de celui désormais purement enfantin des comics.
En 1955, Mad, produit par William Gaines, passe à un format noir et blanc au tarif de 25 cents qui lui permet de se soustraire au Comics Code. Sa popularité explose, touchant notamment les étudiants et devenant ainsi un véritable phénomène de société : la revue étant alors la seule à pratiquer la satire sociale en une période de grand conformisme. Avec son humour décapant, totalement novateur dans le milieu, Mad devient une véritable institution.
Kurtzman, avec la presse étudiante de la fin des années 1950, sera responsable de l’émergence de la bande dessinée underground, aussi appelée comix; naissance intrinsèquement liée aux débuts de la contre-culture durant les années 1960.
Highway to Help
En 1956, à cause de divergences avec Gaines, Kurtzman quitte Mad. Après plusieurs expériences relativement infructueuses, il lance en 1960 un nouveau magazine : Help!, qui tranche avec tout ce qui existait jusqu’à présent.
Faute de moyens, Help! se distinguera notamment par ses fumetti, l’équivalent de romans-photos dans un style qu’il sera le seul à réaliser. Ces derniers, trouvent l’origine de leur utilisation dans le film The White Sheik » (1952) de Frederico Fellini, au sein duquel le personnage de Wanda est obsédé par le “White Sheik”, le héros d’un roman-photo. Si les fumetti ne sont pas une invention de Help !, puisqu’ils avaient été utilisés par des magazines de romance italiens, le magazine en renouvèle le genre. Ils deviennent absurdes et hilarants une fois écrit par des auteurs comiques et joués par des acteurs tels que Dick Van Dyke ou Steve Allen. Pour Terry Gilliam, « c’était la meilleur partie de Help ! Je n’avais jamais rien vu de semblable auparavant. ».
Admirant ouvertement Help!, Gilliam ne pouvait d’ailleurs que vouloir à son tour réaliser des fumetti pour son magazine universitaire, Fang. Franchement diplômé, Gilliam part donc à l’aveugle pour l’hôtel new-yorkais qui servait de logement à Kurtzman et dans lequel il rencontrera toute l’équipe de production du magazine. Par chance, il s’avère alors que Chuck Alverson, l’assistant directeur du magazine s’en va, laissant sa place vacante. De par son culot, Terry Gilliam se retrouve ainsi à la tête du magazine qu’il admirait. De 1962 à 1965, il travaille en association avec Harvey Kurtzman qui, à cette époque, est considéré comme une véritable légende vivante parmi les dessinateurs américains.
Au sein de Help!, Gilliam est notamment en charge des fumetti, ces derniers l’aidant à comprendre le cinéma. Il y rencontre à cette occasion Woody Allen (qui, selon l’anecdote, alors inconnu, est venu pour un rôle accompagné d’une bimbo. Personne ne fera attention à lui) ou John Cleese qu’il fait jouer dans un fumetti et avec lequel il se lie d’amitié. Il a l’idée de le recruter après l’avoir vu sur scène avec le Cambridge circus, une revue satirique britannique tenue par des étudiants de Cambridge (qui comportait aussi Graham Chapman). A cette époque, même si Gilliam est plongé dans le monde du dessin et de la presse, il développera le désir de réaliser des films. (Ainsi, pour Brazil, souvent considéré comme son chef d’œuvre, il s’est nourri de cette période pour en créer certains personnages tels que l’éditeur du magazine : James Warren y est devenu « Mr Warrenn » tandis qu’Harvey Kurtzman y apparait au travers d’un personnage joué par Ian Holm, également épelé avec deux « n ».)
Racine de la presse underground ?
Mais le magazine va également véhiculer les meilleurs dessinateurs de l’époque tels que Gilbert Shelton, Jay Lynch, Skip Williamson ou Robert Crumb qui vont par la suite devenir les ambassadeurs de la bande dessinée underground. Parmi ces artistes, Robert Crumb est considéré comme l’un des acteurs majeurs de la contre-culture et de la bande dessinée. Plus tard, avec sa première apparition de Fritz the Cat en 1965 dans Help ! (soyons clairs, Crumb pisse encore sur l’adaptation filmique à l’heure qu’il est, même si elle joue aussi un rôle culturel fort), il contribue également à une émancipation de l’hégémonie exercée par Walt Disney sur le dessin et devient l’un des géniteurs de la bande dessiné adulte actuelle.
La nouvelle BD générée par ces artistes va également se déverser à travers la presse étudiante, la presse underground et les comix. Les journaux étudiants vont non seulement permettre à certains de ces artistes de faire leurs classes, mais ils vont aussi être les précurseurs de grands journaux contre-culture créés entre 1964 et 1966 tels que le Austin Rag, le Berkeley Barb, ou encore le Los Angeles Free Press. Une tentative de fédération est même effectuée à travers la création de l’Underground Press Syndicate qui se dote d’ailleurs, dans une posture provocante, du même acronyme que l’United Press Syndicate. Leur but : regrouper l’ensemble des productions underground aux Etats Unis, mais aussi en Europe, en les aidant à exister avec du matériel éditorial. En tout, c’est 5 millions d’exemplaires que la presse de sous-sol diffuse dans le monde à la fin des 60’s. Ces journaux distillent des nouvelles locales mais également des comics underground qui eux, sont internationaux. En France, Actuel publiera des planches traduites de Robert Crumb. Ce dernier est d’ailleurs à créditer de l’acte de naissance des comix avec Zap comix publié en février 1968 pour Apex Novelties qui est imprimé par le poète beat Charles Plymell. Comme on peut s’en douter, idéologiquement, tous ces comix et journaux seront proches de la Nouvelle Gauche et des mouvements hippies auquel appartiennent alors bon nombre d’artistes underground.
Toujours-est-il qu’en 1965, alors que Help! est au bord de la faillite, le magazine est déjà rentré dans l’histoire. Cette courte expérience de cinq ans pour vingt-six numéros aura pourtant contribué à changer la face de la presse, de la bande dessinée underground et de la contre-culture. Il est malheureux que les archives du magazine soient aussi éparpillées aujourd’hui et difficile à retracer. La Library of Congress, elle-même s’avoue vaincue et n’est sûre de rien (« peut-être en Allemagne, mais impossible de savoir combien de numéros ») et l’exposition Crumb récente était également tristement dépourvue d’exemplaires. Si une bonne âme en sait plus, si on collectionneur passe par là…
Ps : Goscinny, toi ici ?
Petit aparté, court flashback de quelques années. René Goscinny a rencontré Harvey Kurtzman aux Etats-Unis alors qu’il tentait l’aventure américaine à la fin de la guerre (après que son oncle lui en ait parlé comme d’un Eldorado). Il mettra des années avant de connaitre le succès, se faisant refuser par les éditeurs et les journaux new-yorkais ; son niveau de dessinateur étant remis en question. En 1949, toujours aux Etats-Unis, alors qu’il travaille alors pour un éditeur de cartes postales, la chance lui sourit lorsqu’il est admis au sein d’un art-studio spécialisé dans le dessin où il va notamment rencontrer Kurtzman. En perfectionnant son Anglais, il va alors intégrer un groupe d’artistes dont l’atmosphère humoristique et l’esprit parodique annoncent Mad. Certains observateurs pensent que c’est avec l’esprit Mad que René Goscinny a appris la structure du gag. Ce qui est certain, c’est qu’il y confirme sa rigueur dans la construction des BD. Les destinés de Kurtzman et Goscinny ne se seront pas pour autant liées par la suite. En effet, quand Kurtzman explosa au cours des années 1960, Goscinny était au chômage, même si par la suite, il continua sa carrière en passant au fur et à mesure du statut de dessinateur à celui de scénariste-écrivain, en laissant un parcours jalonné de la création de nombreuses bandes dessinées célèbres. Avec le magasine Pilote, dont il devient rédacteur en chef puis directeur en 1967, il marque profondément l’école de la BD francophone. Au sein de Pilote ont travaillé de nombreux auteurs de BD issus de tous les courants et de toutes les générations et des ponts seront liés entre les deux vieux amis. (Ainsi, Terry Gilliam travaillera à plusieurs reprises pour René Goscinny et Pilote, notamment en 1966 où il réalise une double page sur la « bonhommedeneigénéologie » ou avec une histoire intitulée « les ramoneurs ».)