En relisant mon compte-rendu de la soirée d’écoute du prochain album de Gossip, je me surprends d’avoir parlé de « bite de nuit espagnol ». C’était une erreur, bien entendu, due à la fatigue. Il fallait évidemment lire « boîte de nuit espagnole » : des lumières rouges, des jeunes filles, du boom boom, et la triviale masse sombre de jeunes hommes portant des Wayfarer. Et ma question, la question que je me suis posé intérieurement : que fais-je ici ? Ai-je 15 ans et demi ? Non. Suis-je en colonie de vacances ? Non. Ai-je envie de pécho une meuf ? Non. Alors j’écoute de la dance music avec un verre à la main ? Il est de ces moments où le temps s’écroule, où toutes les réminiscences, toute une somme de sensations, viennent coaguler dans un geste. Sentir le contour froid d’un verre d’alcool, une musique oppressante, et alors je pourrais aussi bien être dans une boîte de nuit de la côte basque que dans une soirée étudiante, ou même au Métropolis de Rungis, avec la BMW dehors qui dort sur le parking de graviers. J’étais semblable au jeune Marcel qui, au moment de s’endormir, revisite en esprit toutes les chambres qu’il a connu, à la différence que le vortex qui m’aspirait n’était pas le sommeil, mais un mélange d’alcool et de frustration sexuelle, c’est-à-dire l’humeur de tout jeune homme fréquentant une discothèque.
« Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. » (Proust, Du côté de chez Swann)
« On sent qu’ils ont envie de se payer une maison sur la Costa Brava. »
Je vous avouerai dès maintenant, et humblement, que je n’ai absolument aucun souvenir de l’album de Gossip, je ne suis même pas sûr d’être parvenu à l’identifier vraiment, à l’extraire du bastonnage général. Ce qui est sûr, c’est qu’ici on vous veut du mal. N’ayant pas pris de notes non plus, j’en suis réduit à travailler à partir d’e-mails envoyés sur le moment, et il faut bien admettre que c’est difficilement exploitable. Par exemple, envoyé à Bester_Langs@gonzai.com à 21h44 : « J’ai une itw du chef fe produit du kabel qui dit qu’elle touve ça bien parcequls sobr vachement livre, je tz tiens au jus. »
C’est une piste, une sorte de fil de pêche plongeant dans l’Oblivion. Je me souviens maintenant, j’étais avec un ami, un ami qui rêvait d’une application iPhone type Shazam capable d’identifier les visages de chaque fille qu’il serait susceptible de croiser, et d’y associer ses nom, prénom, adresse et numéro de téléphone, voire son profil Facebook pour la poker en ligne. Et bien figurez-vous qu’il a fini par tomber, au terme d’une errance erratique, dessinant une sorte de zèbre entre le bar, le buffet et les jeunes filles en fleurs, sur la chef de produit de Gossip. Chef de produit, tout de suite on s’imagine Michel-Ange face à son Moïse, n’est ce pas, les splendeurs de l’art, l’intégrité artistique, celui qui se lève en pleine réunion de label et qui dit « non, je ne ferai pas de la merde ». Il lui a demandé – en quelque sorte c’était une interview, il a comme qui dirait travaillé à ma place – ce qu’elle pensait de l’album, et elle a répondu, exclusivité Gonzaï : « C’est un bon album, on sent vraiment qu’ils se sentent libres, ils font la musique qu’ils ont toujours eu envie de faire. » Hardcore, n’est-ce pas ?
« Qui suis-je pour critiquer ? », demandait William Burroughs quelque part dans La Machine molle.
Moi, c’est pas pour juger – j’écoute exclusivement A. H. Kraken et Tyler the Creator – mais tout cela m’a paru un peu mauvais. Si mauvais d’ailleurs, qu’il m’est venu à l’esprit que Bester m’avait envoyé là pour une sorte de bizutage. Ouais, y en a marre de ce connard de Benway, on va l’envoyer voir la grosse, ah ah ah. Ah bah oui. C’est comme ça que se passe, qu’est-ce que vous croyez ? Comme si la soirée Jack White n’avait pas suffi à apaiser ses tendances sadiques. Ce ne sont que supputations d’un esprit fatigué. D’un autre côté, je pouvais le prendre comme cette jeune stagiaire des Inrockuptibles qui envisageait sa venue ici comme une sorte de rémunération en complément de son non-salaire. C’est effectivement dans cette optique que je me rapprochai du bar, avec les conséquences évoquées plus haut.
Puis soudain un attroupement. Je m’approche et effectivement c’est elle, Beth Ditto. Et effectivement, avec Gossip il se passe quelque chose d’incroyable : il est possible pour une grosse dame rigolote de devenir la reine du bal. C’est pas les jolis petits lots qui manquaient, les jeunes poitrines, les longues jambes et courtes jupes, et, disons-le crûment, les bons petits boules, et pourtant tous les regards convergeaient vers Beth. C’est la puissance du château. C’est alors que je me rendis compte qu’hormis une dizaine de coupes de champagne, je n’avais pas encore mangé. Nous allâmes chez McDonald’s. Mon burger explosa dans mes mains, ce qui ne pouvait signifier que deux choses : soit ma dextérité n’était plus au taquet en raison de l’heure tardive, soit le burger était piégé. J’optai pour la deuxième hypothèse et décidai de renforcer ma méfiance, tout en écoutant l’histoire de mon ami : « J’ai vu hier ma mère, qui a 75 ans maintenant, et qui revoit depuis récemment ses amies du collège. Elles ont toutes à peu près le même âge, elles sont grand-mères, elles ont des enfants qui ont vécu des vies, et ce dont elles parlent finalement, c’est toujours de tel garçon qui était alors dans leur classe, celui qui était mignon, et qui s’était déclaré à une telle, c’était il y a 60 ans mais cela était sans importance, car entre elles, elles redevenaient des copines du collège et toutes revivaient la grande scène originelle de leur vie: la surprise-partie. »
Gossip // A joyful noise // Sony (sortie le 14 mai)
http://www.gossipyouth.com/fr
3 commentaires
Je ne sais pas pour Gossip, mais pour l’article, chapeau !
bien cool cet article.
Merci ça fait plaisir. Et moi non plus je ne sais pas pour Gossip, je vous conseille de vous faire votre propre opinion, enfin si vous jugez cela nécessaire.