Vous faisiez quoi vous, le 6 avril de vos 19 ans ? Geoff Emerick, lui, prenait officiellement ses fonctions d’ingénieur du son pour les Beatles, l’album s’appellerait « Revolver » et la première séance serait dédiée à Tomorrow Never Knows. Les indications de John Lennon : «Je veux que ma voix ressemble à celle du Dalaï Lama psalmodiant depuis le sommet d’une lointaine montagne». Inutile de broder, non ?
Soyons sérieux cinq minutes, comme dirait Nick Tosches. En scribouillage comme en musique, ce qui est déterminant, c’est par qui tu viens aux choses. Découvrir Lester Bangs et Thompson après avoir lu l’auteur de Hellfire, Dino ou encore Night Train, ça change la perspective. Les faits valent le style, impossible d’oublier ça. Bon, ça n’empêche pas quelques envolées. Mais préférer l’histoire à la légende, ça vaut parfois le coup.
Georges Martin : « Geoff, nous aimerions que vous preniez la succession de Norman Smith au poste d’ingénieur du son des Beatles ».
1966. Bureau de E.H. Fowler, alors directeur des studios d’EMI (pas encore connu sous le nom d’Abbey Road, on y reviendra). Un jeune Anglais vient de voir s’offrir la chance de sa vie. Lui qui, quelques années auparavant, tannait son conseiller d’orientation pour travailler en studio alors que ce dernier lui conseillait de rentrer à la Poste anglaise… Voilà peut-être la meilleure partie de ce bouquin, finalement. La seule à postuler au titre de légende. Ou quand un adolescent de 16 ans parvient, sur un coup de chance (le désistement d’un autre candidat) à entamer la carrière dont il rêve.
Trois ans plus tard, il enfreint à peu près toutes les règles du studio, débite du re-re (re-record ou overdub) à tour de bras, passe les bandes à l’envers, fourre un micro dans un préservatif lui-même plongé dans l’eau, met pour la première fois un tissu dans la grosse caisse (un vieux pull de Ringo qui traînait dans le studio), ralentit les bandes, modifie la façon d’enregistrer des cordes pour Eleanor Rigby, McCartney voulant un son « mordant », et faisant fi de l’interprète guindé au violoncelle lui soufflant que «ça ne marchera jamais». Le tout au sein d’un studio régi par des sexagénaires Anglais habillés en costume trois pièces, obligeant leurs employés à travailler en blouse blanche (ou marrons, selon leur poste). Les années 70 ne sont pas tombées du ciel, si vous voyez ce que je veux dire… Si je voulais faire dans la provoc’, je dirais que Geoff Emerick, fils de commerçant modeste dans la banlieue de Londres, a autant révolutionné la pop musique que ceux pour qui il travaillait : c’est bien joli de vouloir chanter comme le Dalaï Lama en haut d’une montagne, encore faut-il quelqu’un capable de construire la montagne. Sans parler du Dalaï Lama.
Autre mérite à mettre au crédit de celui qui serait appelé plus tard à chapeauter les studios Apple, enregistrer l’album de Mc Cartney au Nigeria ou voir débouler Fela Kuti accusant le Mac de piller sa musique, sans oublier, of course, le Sergent Peppers’s Lonely Heart Club Band; Geoff Emerick a envoyé bouler les plus grandes stars de leur époque, en plein enregistrement du White Album.
John Lennon : « Allez, Geoff, tu ne peux pas être sérieux (…), on a besoin de toi, mec »
Pas besoin d’avoir lu toutes les bios des Fab Four pour savoir que les euphoriques débuts avaient fini par se lézarder; à l’époque du White album, l’amitié entre McCartney et Lennon est bel et bien morte. Le décès de Brian Epstein, manager historique des Fabs, a précipité la guerre des ego et autres divergences de points de vue. Mais la version de notre ingé son nuance pourtant le propos couramment établi : « En y repensant des années plus tard, il est évident que Paul entrevit une vacance du pouvoir après la mort de Brian et saisit l’occasion. Cela mena peut-être bien au final à la dissolution du groupe, mais il est indiscutable que c’était indispensable. (…) tel que je vois le choses, Paul a sauvé le groupe ». Le White album, donc. Ne supportant plus le climat de « cocotte minute » dans lequel l’album est enregistré, il finit, après moult hésitations, par perdre son flegme (on est Angleterre, ne jamais oublier ça) et se décide à aller voir George Martin : « C’est fini, George. J’ai décidé que je ne pouvais pas en supporter plus. Je laisse tomber. »
George Martin : « Mais qu’est-ce que vous racontez ? Vous ne pouvez pas partir au beau milieu d’un album. »
Goeff Emerick : « Je peux, George, et je vais le faire. »
Mis au courant, les Beatles se retrouvent en face de lui, mais, fait incroyable quand on y pense, regardent leurs chaussures. Le seul à avoir le courage de le regarder dans les yeux et de s’adresser à lui, c’est Lennon, alors qu’il a été particulièrement désagréable avec lui durant les séances –allant jusqu’à lui balancer : « tu sais, trois mois dans l’armée t’aurait fait le plus grand bien ». De la part du futur auteur d’Imagine et Give a peace of chance…, c’est tout de même paradoxal. Mais rien n’y fera.
Et puisqu’on cause de l’implosion progressive des Beatles, causons Yoko.
Là encore, tout semble avoir été dit, à tel point que tout le monde est convaincu, sans en avoir forcément les preuves, qu’elle a poussé le groupe à sa perte. Emerick était là. Et il le raconte simplement. Des faits, presque rien que des faits. Résumé d’une escalade: Lennon incruste Yoko Ono en régie, où personne n’est autorisé à venir hormis Martin, le personnel et les Beatles. Quoi? Lennon emmenant Yoko EN studio ! Emerick résume la situation d’un « elle se posa près de lui… là où elle allait rester pendant tout le reste de la carrière des Beatles. » Lennon lui dit : «tu devrais chanter ce passage» alors que McCartney, qui vient juste de le chanter, jette un regard incrédule à Lennon, puis s’en va, écoeuré. Quelques jours plus tard, il lui demande son avis : « A la stupéfaction générale, elle émit une critique. ». Lennon, de retour en studio après un accident de voiture qu’il a eu avec Yoko, déboule à Abbey Road, sa voiture compressée en guise de porte-clé et… son épouse dans un lit qu’il installe dans le studio.
Ringo Starr : « Fais chier, on a qu’à aller dehors et l’appeler Abbey Road ! »
Ceci étant dit, En studio avec les Beatles est un régal de work in progress, raconté dans un style simple et efficace. Le chapitre dédié à l’enregistrement de Sergent Pepper’s est tout simplement passionnant. Deux exemples : la séance d’enregistrement du crescendo final de A day in life, dans le studio réservé aux grands orchestres (imaginez-en un peuplé de vieux Anglais circonspects à qui on aurait distribué des nez rouges de clown, tandis que Brian Jones et tant d’autres déambulent dans la pièce). Et la sonnerie de réveil incluse accidentellement dans le morceau, exemple parmi tant d’autres que le hasard fait mieux les choses que dans n’importe quelle légende (Mal, le fidèle roadie, doit décompter des mesures à vide et il a oublié d’arrêter ledit réveil au moment d’enregistrer une autre partie…).
Voilà, l’Everest pop escaladé (nom provisoire donné à Abbey road, lorsqu’il était question que la pochette les représente au sommet de ladite montagne et avant que Ringo ne s’exclame : « fais chier, on a qu’à aller dehors et l’appeler Abbey Road ») en compagnie des plus aventureux musiciens de l’époque, la carrière de Geoff Emerick pouvait voir venir.
Enfin, et ce sera ma conclusion personnelle, tout ce petit monde a sué sang et eaux pour accoucher de tout ça en mono. Moi, la stéréo, mes oreilles n’avaient connu que ça. Et quand à la fin du bouquin, n’y tenant plus, j’enfonce le Cd de Sergent Pepper’s, je comprends ce qu’Emerick voulait dire : les remasterisations CD sont une hérésie. Un sabotage. Un peu comme Guernica en carte postale ; pas le bon format. A part ça, maintenant que l’histoire est écrite, je serais bien incapable de vous dire ce que je faisais le 6 avril de mes 19 ans.
Goeff Emerick assisté d’Howard Massey // En studio avec les Beatles // Le mot et le reste
11 commentaires
Damn it ! J’avions pas signé le précédent comment ! Mortecouille !