1967 étant un bon cru, attendez-vous à l’indigestion après avoir bouffé les gâteaux d’anniversaire de « Sgt.Peppers », « The Doors », « Forever Changes », « The Velvet Underground & Nico », etc, etc… Et je vous épargne la liste complète des marronniers qui alimenteront sans surprises 2017. Accessoirement, comme cet été marquera les quarante ans de la mort d’Elvis, ça va radoter aussi sec de ce côté et peut-être même réhabiliter « Moody Blue », l’album testament. Par contre, ce qu’a fait Elvis en 67, pas sûr que ça intéresse grand-monde. Sachez pourtant qu’en pleine vague psyché, le King a rebandé. Rebandé mou certes, mais rebandé quand même.
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Les faits : Depuis son retour de l’armée, Elvis n’a plus aucun contrôle artistique. Enchaîner les films médiocres et enregistrer leurs bandes pas très originales est devenu une corvée. Sa mission est de se pointer à la séance pour chanter mollement de la guimauve ou poser sa voix sur des bandes préenregistrées. Pendant que Beatles, Dylan et Stones lui volent la vedette, Elvis oublie son mal-être grandissant à l’aide de faux gourous, de somnifères et d’achats démesurés – dernier en date : un ranch gigantesque. Le summer of love, il le passe donc à cheval ou en compagnie de Priscilla qu’il vient d’épouser, et qui attend leur premier enfant.
Alors qu’il vient de tourner le navrant Clambake, le voilà convoqué à Nashville pour mettre en boite les traditionnelles conneries promotionnelles. Du fidèle Scotty Moore aux Jordanaires, toute l’équipe habituelle est réunie pour toucher un gros chèque. La première session est interrompue quand un membre de l’Elvis Mafia écrase par accident un jardinier japonais. Elle est reprogrammée au 1er septembre. Entre alors en scène deux figures venus pimenter une sauce bien fade.
Employé de RCA, Jarvis Felton a fait sa première apparition dans la cour du roi l’année précédente pour enregistrer How Great Thou Art, un album gospel très honorable. Le courant est tellement bien passé que, depuis Sam Philips, il le seul producteur à se permettre de contourner les recommandations du Colonel Parker; permettant ainsi à Elvis de se faire à nouveau plaisir en studio.
Et puis il y a Jimmy Reed. Natif d’Atlanta, il a enregistré quelques tubes rockabilly au milieu des fifties, fait une pause pendant son service militaire et est revenu aux affaires en tant que songwriter. Avec son confrère Chet Atkins, il va développer un style finger-picking caractéristique, le fameux « Nashville Sound » qui redonnera un coup de fouet à la capitale country. En train de pêcher sur la rivière Cumberland par un bel après-midi de septembre, Jimmy reçoit un appel de Felton.
– « Elvis est chaud, il veut reprendre un de tes morceaux, ça te dérange pas ? »
– Y a que moi qui peut la jouer correctement, vos zicos de studio sont pas foutus de toucher les cordes sans médiator alors bougez pas, j »arrive ».
Les bottes pleines de boues, Jerry se pointe à Nashville vers minuit. « Bon Dieu, c’est qui ce sauvage ? » s’interroge Elvis.
Le morceau en question, c’est Guitar Man, un hit sorti par Reed en juillet. Elvis l’a écouté en boucle à bord de son camping-car et en retapant son ranch. « Je me suis lancé dans l’intro et le visage d’Elvis s’est illuminé » raconte Jerry. Son énergie alimente une session où le King sort de l’atrophie pour swinguer, gueuler et tirer parti d’une voix au timbre plus ravagé que jamais. Sa malice combinée au finger-picking de Reed font des merveilles que Felton s’empresse d’enregistrer. Pas grave s’il se fait tard, pas grave si c’était pas au programme. Dans la foulée, on enregistre Big Boss Man, standard du blues. Au bout de sept prises, Felton déclare que « c’est vraiment super man, ça sonne comme si t’étais dingue, méchant ».
Le souci, c’est que personne n’a pensé à négocier les droits d’édition de Guitar Man, et Jerry n’a pas l’intention de brader sa composition. Le business revient alors freiner tout élan artistique et le guitariste s’en va comme un prince à six heures du matin. Sans lui, le reste des sessions n’aura plus la même saveur et quand le Colonel validera le mix final, il choisira les prises où Elvis sonne, logiquement, le moins « méchant ». Sorti en octobre, Clambake finira 40ème des charts américains et le single Big Boss Man ne fera pas beaucoup mieux. N’empêche, comme le dit Jerry Reed, cette session fut « l’un de ces rares moments dans la vie qu’on n’oublie jamais ».
Le plaidoyer : Qu’on se mette d’accord : on est là pour défendre un album. Le film, c’est une bouse et je laisse le soin à mes collègues du cabinet « nanarland » de s’emparer ou non de l’affaire – regardez au moins le trailer qui promet bikinis, ski nautique et karaté !
Et puis quand je dis défendre l’album, c’est à peine vrai. L’album n’est pas fou en soi. En dehors des deux singles incontournables Big Boss Man et Guitar Man, il contient le pire morceau d’Elvis (Confidence), le second pire morceau d’Elvis (Hey Hey Hey) et pas mal de remplissage sans intérêt (Who Needs Money?, The Girl I Never Loved). En fait, on peut découper Clambake en deux catégories : le médiocre datant de février 67 et le sublime de la session de septembre dynamitée par Jerry Reed (où fut également enregistré la jolie ballade Singing Tree et un morceau-titre valable pour ses cuivres). Je demanderais donc aux membres du jury de se concentrer sur ces exploits et leur importance dans la mythologie du King. Pour cela, jetez une oreille à notre pièce à conviction, Elvis Sings Guitar Man, bootleg quasi-officiel publié par le label Follow That Dream et qui nous plonge dans l’ambiance de la session.
De quoi laisser rêveur et pas juste grâce aux doux arpèges de Singing Tree. Imaginez un peu si des mecs aussi fougueux que Jerry Reed avaient pu croiser la route d’Elvis tout au long des sixties. Lui sortir les doigts du cul en le rappelant à ses origines blues/country, au son sauvage des ruelles de Memphis qui ont rythmé son adolescence; et en lui faisant boire du whisky pur plutôt que des milkshakes aux somnifères. Imaginez si le Colonel avait mis autant d’énergie à s’enrichir qu’à entourer son poulain de zicos capables de tirer le meilleur d’un si bel organe. Et si plutôt que de jouer le cowboy sous Prozac à l’écran, Elvis était devenu l’étendard du renouveau country en compagnie de Cash, Jennings et Nelson ? « Clambake » nous donne un aperçu de cet univers parallèle, de ce monde où on aurait pas eu besoin du gros Jim Morrison beuglant sur L.A. Woman parce qu’on aurait eu le gros Elvis pour faire le job. Rien que pour ça, il mérite une réécoute qui sera aussi frustrante que jubilatoire.
Le verdict : Depuis King Creole (1958), aucune B.O. enregistrée par Elvis n’était parvenue à laisser entrevoir un tel potentiel. On y assiste à la prise de conscience qui permettra le NBC Special de Noël 68, celui où le King enfilera de nouveau sa veste en cuir et redeviendra libre l’espace de 70 minutes en prime-time (en interprétant notamment Guitar Man). On y plante les graines qui donneront naissance à « From Elvis in Memphis » (1969), son dernier grand album et U.S. Male, son dernier grand single (featuring Jerry Reed, bien entendu). C’est la genèse d’un comeback qui sera hélas tué dans l’œuf. Pourtant, même dans ses pires moments seventies à Vegas, Elvis aura parfois quelques sursauts de rage où l’on entendra à nouveau la voix durcie et l’énergie de cette nuit de septembre 67. Avant qu’une nuit d’août 77 ne vienne enterrer tout espoir.
P.S. : Pour en savoir plus, il est grand temps de lire Peter Guralnick et son indispensable Last Train To Memphis/Careless Love (traduction française publiée chez Castrol Astral en 2008). L’équivalent de la Bible.
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tsoin!_tsoin! et tout le bataclan du born 2 be alive!