Damo Suzuki, historique chanteur de Can à sa meilleure période, est l’invité de l’imminente soirée Gonzaï III, le 9 mars prochain. L’occasion de revenir sur le chef-d’œuvre du groupe allemand, récemment réédité pour ses quarante ans, et auquel le Japonais zarbi aura contribué à apporter cette aura de mystère qui plane autour depuis sa sortie.

Sans tintamarre particulier, la réédition est sortie comme ça, juste avant les fêtes de fin d’année. L’album avait bien été remastérisé en 2004, comme le reste du catalogue, mais là, il semble que le label Mute ait mis les bouchées doubles : packaging ultra soigné avec pochette anglaise d’origine, deuxième CD avec enregistrements live de 1972, nouvelle sortie vinyle. De quoi parle-t-on ? Bowie, Led Zep, Floyd ? Mieux : « Tago Mago », le très mystique chef-d’œuvre du groupe allemand Can, sorte de pierre philosophale du rock underground des 70’s, ovni sans équivalent aucun, toujours aussi moderne et aventureux quarante ans après. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore (les veinards), ce disque jouit d’une réputation comparable à celles de « White Light/White Heat » ou « Trout Mask Replica » : personne n’écoutait ça à l’époque – trop barré – mais tout le monde s’en réclame aujourd’hui, de Sonic Youth à Radiohead en passant par une ribambelle d’artistes électro. Une sorte de Graal pour quiconque a envie de mettre un peu d’ordre dans sa discothèque, sans passer pour le blaireau de base qui va aller compulser La discothèque rock idéale (dans lequel l’objet figure, ouf, l’honneur est sauf). On y va ?

1970. Altamont vient d’enterrer le grand rêve hippie. Brian Jones, Jimi Hendrix et Janis Joplin ont passé l’arme à gauche. Les Beatles ont splitté. C’est dans ce climat réjouissant que va débuter l’une des décades les plus fondamentales de l’histoire de la musique pop, car au-delà de la fin des utopies, il s’agit dès lors de trouver d’autres pistes, et de choisir une bonne fois pour toutes sa propre voie – l’intégration au mainstream naissant ou, a contrario, la radicalisation. A l’époque, les rockers anglo-saxons pompent sans vergogne le patrimoine noir-américain (il suffit d’écouter les Stones pour constater l’ampleur du plagiat). Pour faire avancer conséquemment le schmilblick, c’est en Europe que des musiciens vont s’efforcer de partir sur de nouvelles bases. Et plus précisément en Allemagne, où une excroissance avant-gardiste voit le jour : le krautrock. Sous cette dénomination sont regroupées des formations très diverses (Kraftwerk, Tangerine Dream, Amon Düül II…). Affilié bien malgré lui, Can se défendra toujours d’en faire partie. Et pour cause : il va enfanter en l’espace d’une décennie une œuvre totalement transversale, nourrie de musique expérimentale, d’électronique balbutiante, de pop et d’influences ethniques…

En 1970, donc, Can est déjà à un carrefour. Fondé deux ans plus tôt à Cologne par Holger Czukay (basse) et Irmin Schmidt (claviers), tous deux disciples de Stockhausen bientôt rejoints par Jaki Liebezeit (batterie) et le jeune Michael Karoli (guitare), il cherche à s’écarter des canons du rock traditionnel qu’il avait commencé à pervertir sur son premier album, « Monster movie ». Pour celui-ci, il avait fait appel à un chanteur black au timbre rocailleux, Malcolm Mooney. Problème : celui-ci doit prendre la tangente pour cause de graves problèmes mentaux. Et Can entend bien ne pas se limiter à un trip purement instrumental, quand bien même les quatre musiciens sont passés maîtres dans l’art d’utiliser leur instrument… C’est à Munich que Holger Czukay va trouver une solution à ce problème, en tombant par hasard sur Kenji « Damo » Suzuki, artiste de rue qui se donne à entendre dans un café. Le soir même, celui-ci monte sur scène avec Can, l’entente est immédiate et sa prestation suffisamment convaincante pour que les choses sérieuses puissent commencer.

La première collaboration discographique de Damo Suzuki et Can prend la forme d’un morceau enregistré pour la bande originale d’un film, le groupe étant alors très impliqué dans cette démarche (l’essentiel de ses travaux de commande se retrouveront sur le bien nommé « Soundtracks »). Mais le meilleur est à venir. Epaulé par un collectionneur d’art plein aux as, le groupe investit le château de Nörvenich, près de Cologne. Il va y séjourner une année entière, sans payer de loyer, et prendre le temps de jammer pendant de longues heures afin de mettre en place cette mécanique rythmique infernale qui constituera l’ossature de « Tago Mago »… Disons-le clairement : c’est cette conjonction de facteurs (volonté précoce de se réinventer, rencontre avec Suzuki, liberté artistique totale) qui va donner naissance au double album à venir, comme si tout était soudain réuni pour que Can donne la pleine mesure de son potentiel. L’enregistrement dure trois mois. Concrètement, le groupe joue en direct dans une grande pièce du château, et Czukay enregistre quand bon lui semble à l’aide d’un magnéto analogique… C’est la première fois qu’il expérimente cette technique : tenter de saisir sur le vif le feu qui habite les prestations live de Can (que l’on peut découvrir sur le deuxième CD de cette édition 40e anniversaire), jouant de fait le rôle de producteur – sans en avoir réellement les moyens. Pour le second vinyle de « Tago Mago », plus expérimental, il n’hésitera d’ailleurs pas à faire du copier-coller à même les bandes, puisant de fait dans les méthodes chères aux pionniers de la musique concrète…

Car de quoi s’agit-il ? A-t-on affaire à un groupe de rock ? Non : les membres de Can sont soit issus des musiques dites « savantes », soit totalement autodidactes. La seule influence rock qu’ils veulent bien lâcher du bout des lèvres, c’est le Velvet – un groupe parrainé par le pape du Pop Art (Warhol) et dans lequel on trouve un musicien classique (John Cale) ou une mannequin gothique (Nico). En outre, les mecs de Can ne se droguent pas. Enfin, ils fument bien un peu de hasch de temps à autre, mais ils ne prennent pas d’acides, pas d’amphés, et encore moins de poudre… A l’écoute de « Tago Mago », on peut légitimement trouver ça assez dingue, car s’il y a un disque à écouter complètement défoncé, c’est bien celui-là. Sur les sept titres proposés, trois dépassent le quart d’heure. Et tous partent dans des directions différentes, comme autant de voyages à s’enfiler face après face, tout en formant au final un ensemble dont la personnalité s’avère tellement forte qu’elle résistera à l’épreuve du temps – pour qui découvre ça aujourd’hui, « Tago Mago » ne sonne absolument pas daté, ce qui est loin d’être le cas de moult chefs-d’œuvre enregistrés à la même époque.

Deux rondelles de vinyle, bien distinctes, forment donc l’objet. La première définit à elle seule ce qui va devenir la marque de fabrique de Can : un formidable rouleau-compresseur rythmique, tout entier porté par la batterie de Jaki Liebezeit, sur lequel vont se greffer les motifs impressionnistes des autres musiciens. Ce type aurait intégré Can car il était lassé des polyrythmies propres au free-jazz (son background d’origine). C’est pourtant sur ces bases qu’il va inventer ce groove unique, à partir duquel il pouvait, selon la légende, faire déglutir des spectateurs dans l’assistance tant le martèlement de ses fûts, en concert, confinait à la transe… Les trois premiers morceaux de l’album (Paperhouse, Mushroom, Oh Yeah) s’enchaînent comme dans un rêve : on a d’emblée l’impression de pénétrer un univers parallèle, de l’ordre du merveilleux mais peuplé d’ombres inquiétantes, avec ce qu’il faut donc de laideur pour rendre la chose sidérante de beauté. Damo Suzuki chante des trucs que l’on ne comprend pas, parfois en japonais, souvent en improvisant, toujours avec la distance d’un sale gosse à qui on aurait refilé le micro. Le guitariste a un touché inouï, il occupe l’espace sans jamais verser dans la démonstration gratuite. C’est un psychédélisme à côté du psychédélisme. Et puis vient le morceau de bravoure… Halleluwah que ça s’appelle. Vingt minutes de vertige ascensionnel, de funk industriel, de plaisir pur pour le corps et pour l’esprit. Avec cette chose démente, Can invente rien de moins que Madchester dix-huit ans avant l’heure – les Happy Mondays et Stone Roses ont tout construit là-dessus. Pour ce qui est du deuxième disque, à éviter de partager entre amis à l’heure des pomme-chips, les choses se corsent. Aumgn est une longue messe noire, un tunnel maléfique porté par les incantations macabres d’Irmin Schmidt (qui passe au chant) avec final tribal. Peking O alterne percussions électroniques, piano déglingué et cris scandés dans une langue inconnue par Suzuki. Par bonheur, après ces quelque trente minutes de paranoïa faite musique, Bring me coffee or tea fait office de sas de décompression, baignant dans un parfum d’encens et clôturant ce long périple en terres parfaitement vierges… « Tago Mago » est un roc. Ce serait d’ailleurs le nom d’un rocher baignant dans les flots, au large d’Ibiza.

Les deux années suivantes, Can et Damo Suzuki, en totale osmose, sortent les deux autres volets de ce que l’on peut considérer comme une trilogie. D’abord, « Ege Bamyasi » (1972), qui sonne comme une version redux du premier vinyl de « Tago Mago », en plus accessible. Ce disque leur apporte d’ailleurs un certain succès populaire, avec les hits Spoon et Vitamin C. Ensuite, ils publient « Future Days » (1973), autre chef-d’œuvre nettement plus apaisé, jouant avec les climats, et préfigurant les travaux ambient à venir de Brian Eno. Après ça, le déluge : Damo Suzuki devient témoin de Jéhovah et Can cherchera en vain un chanteur capable de suivre le rythme de ses improvisations. Il publiera un album par an jusqu’à la fin des 70’s, défrichant sans cesse de nouveaux territoires sur un mode essentiellement instrumental (tour à tour ethno, dub, voire proto-techno) sans jamais, jamais retrouver vraiment la magie de cette parenthèse enchantée avec Damo Suzuki. Comme le diront plus tard Julian Cope ou Simon Reynolds, experts en la question, l’empreinte de « Tago Mago » sera capitale dans la genèse du post-punk. Car le mot d’ordre de la bête, c’est « déchire tout et recommence », soit précisément le postulat de toute cette scène passionnante qui émerge à la charnière des années 70 et 80. La techno devra tout à Kraftwerk, cet autre pilier de la scène expérimentale teutonne des 70’s, qui considère lui-même « Tago Mago » comme une influence majeure dans son approche. Il n’y aura pas d’autre mouvement majeur susceptible de générer une dynamique progressiste en soufflant sur des cendres.

Can // Tago Mago 40th anniversary (Cd bonus comprenant un live inédit de 1972) // Mute (Naïve)
Gonzaï III avec Damo Suzuki en live avec Aquaserge le 9 mars à la Maroquinerie, avec également Publicist et Judah Warsky 

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