Aujourd’hui que le genre a été réduit à des campagnes de pub hedi-slimanesques pour défroques ruineuses en cuir de vachette, il est facile de moquer la prétendue subversion du rock, musique de collectionneurs quinquas qui n’agace plus personne. L’horripilation appartient depuis deux bonnes générations aux rappeurs et à leurs crottes de nez syntaxiques. Il n’en a pas toujours été ainsi ; mais pour mieux le démontrer, il faut non seulement remonter dans le temps, mais aussi changer de paradigme géographique – cap à l’est !
Le film Leto (2018, Russie) nous l’a montré récemment : le rock n’a pas la même définition partout. Derrière le rideau de fer, foin de ces histoires de piquouzes glamourisées que les anglos-saxons portent en étendard de leur connerie, il était véritablement une affaire de révolte et de liberté d’expression.
Prenez la Tchécoslovaquie. Les Plastic People Of The Universe se forment à l’automne 1968, quelques semaines après que les russes aient envoyé leurs blindés mater le Printemps de Prague. Très influencé par le Velvet Underground et les Mothers Of Invention et portant haut des textes du poète underground Egon Bondy, leur premier album sort en 1974, après que les musiciens ont passé des années à jouer à cache-cache avec des autorités qui leur ont révoqué leurs licences dès 1970.
En 1976, ils sont jetés en prison par le régime pour atteinte à l’ordre public, ce qui a pour effet d’aboutir à la rédaction, par des personnalités de la culture tchécoslovaque incluant le dramaturge Vaclav Havel, de la « Charte 77 » en appelant au gouvernement de respecter les droits de l’homme tels qu’ils ont été définis dans les accords d’Helsinki. Bien que l’opinion publique ignore largement de quoi retourne la pétition, qui tourne principalement dans les cercles intellectuels du pays, l’hystérisation de ses auteurs, traités de traîtres et d’agents impérialistes par le Parti, contribue inversement à auréoler ceux-ci d’une aura de dissidence qui fera leur gloire après la Révolution de Velours de 1989. Lorsqu’il parviendra à la présidence, en 1990, Havel proposera carrément à Frank Zappa, dont la musique avait nourri son inspiration et sa volonté depuis 1968, de devenir son ministre de la Culture.
L’histoire est connue. Maintenant quittons la capitale, laissons l’intelligentsia à ses pétitions, les Plastic People à leur muzak épuisante, et les adultes à leur sérieux. Direction Trenčin (actuelle Slovaquie). Nous sommes en 1985. Michal Kaščák a 13 ans et il n’intellectualise pas sa fronde. Il est comme ça, c’est tout : railleur, turbulent, malicieux. En un mot, c’est un adolescent. Ses fétiches à lui, ce sont les Talking Heads et les B-52s qu’il a découverts lors de vacances en famille en Yougoslavie, mais aussi le groupe punk local Chór Vážskych Muzikantov (CHVM). Son frère Peter, deux ans plus âgé, a fondé un groupe avec trois amis, mais le chanteur n’assume pas – aussi le benjamin prend la relève. Ils sont rejoints par un cinquième larron saxophoniste et la plupart de leurs paroles sont écrites par L’ubor Benkovič, un autre ami de la bande et le génie caché du lot. Bez Ladu a Skladu (que l’on pourrait traduire par « sans queue ni tête ») est né.
Le groupe donne son tout premier concert lors de la fête de mariage de l’aîné de la fratrie Kaščák, Martin. En décembre de la même année, les drilles participent à un tremplin de groupes de collégiens de Trenčin ; ils tapent alors dans l’œil des CHVM, qui les prennent sous leur aile et les font jouer au club rock Mladej Garde (« la jeune garde ») de Bratislava, où ils assurent tellement qu’ils se retrouvent illico programmés au Rockfest de Prague. Le chanteur mue, ils ont de l’acné, nagent dans des costumes noirs avec des socquettes blanches fauchées et jouent encore approximativement de leurs instruments, mais qu’importe : l’énergie et l’enthousiasme qu’ils dégagent emportent tout sur leur passage. Et puis il y a ces paroles, qui, l’air de rien, appuient là où ça fait mal :
Génový inžinier, sur un ingénieur génétique qui travaille sur des cerveaux en fer-blanc ; Odtnite Mu Hlavu dans laquelle le chanteur commande de couper les têtes qui dépassent « pour que nous puissions tous être égaux », « pour répondre aux normes » ou car « l’armée a besoin de coupes droites. »
Et ça continue avec Sociologický Prieskum sur une enquête sociologique démontrant que le peuple est obèse, alcoolique, mais que tout bien considéré, « si on change d’angle de vue, on est mieux qu’à l’ouest, on est les meilleurs » ; Udavac, conseil d’orientation où l’élève déclare « je serai un informateur, livrer est ma fin et un soutien pour ma famille » ; Prišiel K Nám Film Z USA, où l’on s’interroge sur ce qu’aurait donné le film américain que l’on a vu au cinéma si toutes les bonnes scènes n’avaient pas été coupées , mais « ce n’est pas si mal et donc ne nous baissons pas la tête, essayons d’imaginer le film en entier ». Et enfin, l’inquiétante, très post-punk Píšte Všetci Modrým Perom : « Ecrivez tout avec un stylo bleu ! Il n’y aura pas d’autre couleur ! Tous les même A et les même O ! La même police, la même distance ! Il n’y aura pas d’autre couleur ! »
Fatalement, la censure s’émeut et les BLAS sont interdits de scène dans leur pays. Comment osent-ils, ces morveux ? Qu’à cela ne tienne, leur réputation grandit et dépasse bientôt les frontières – tout au moins, les frontières orientales. Ils jouent en Pologne, en Biélorussie, en Bulgarie. Les cassettes de leurs concerts se distribuent sous le manteau.
Avec la chute du communisme, ils ont enfin toute latitude pour enregistrer – et c’est en 1990 que sort enfin leur premier album. On les retrouve en France, à Paris, Avignon, Montpellier. Sans grand succès – le Français ne s’intéresse qu’à l’ouest. Ils sortent trois albums jusqu’en 1994 et continuent de jouer ensemble jusqu’à la dissolution du groupe en 1997, année qui voit Michal Kaščák fonder le festival Pohoda qui est devenu avec les années le plus grand festival Slovaque (la Tchéquie et la Slovaquie ont divorcé le 1er janvier 1993 pour constituer deux pays à part entière) et l’un des plus importants festivals alternatifs d’Europe. En 2009, à l’occasion des 20 ans de la chute du Mur de Berlin, le New York Times consacre plusieurs lignes au groupe dans un article sur Les groupes qui ont secoué le rideau de fer.
D’accord, mais est-ce que cela s’écoute bien ? Ils étaient burnés, d’accord, mais est-ce que cela a passé le test du temps ? A vous de voir : est-ce que Devo, les Talking Heads, Josef K, les Monks ont pris une ride ?
2 commentaires
Happy Madchester du Lundi i dont like to go to burn le sapin
Bravo pour cet article tellement bien écrit !
BLAS est un vrai group de culte qui a réussi à passer le message d’absurdité du régime dans lequel on vivait. Leur musique cacophonique avec une veine nerveuse et signature forte des saxo et larro saxo, leurs paroles (chantées par un garçon !) semblent innocentes mais ont toujours un twist de génie qui choque, révolte et fait un « statement » a la liberté de l’expression. Combinaison improbable, unique et tellement puissante !
Ils jouent avec la même énergie aujourd‘hui. C’est très rare de les voir mais c’est d’autant plus précieux !
THE BEST – on aura la possibilité de les revoir en France a l’occasion de leur 35 anniversaire cette année et peut être d’entendre Michal et ses band mates de partager leur histoire turbulente, choquante et comique en même temps… un vrai underground a revivre absolument !