A Belfort, tout s’éteint vite, lorsque la Toussaint arrivant, la Savoureuse charrie son torrent de limon, d’eau pourrie, et d’arbres arrachés à la vie. A l’automne, Au-Delà est venu joué en première partie de S.U.T.U.R.E et de SACRIFIZER lors d’un set pirate, et a assommé le public de son excellence black-metal.

Prendre en direction Montbéliard depuis Besançon est déjà un changement de monde en soi. Moins de trente kilomètres plus loin, la forêt s’épaissit, l’autoroute se met en pente plus abrupte, et trace en lacets à travers les étendues boisées et sombres. La température baisse d’une poignée de degrés. Lorsque Montbéliard et sa banlieue apparaissent, c’est une plongée au coeur de l’un des berceaux historiques de l’automobile française : Peugeot. C’est une motor city à la française, avec ses immenses étendues industrielles et son centre-ville d’inspiration alsacienne. Belfort est un peu plus au nord, nouvelle cité industrielle, siège historique d’Alstom la trahie. Ville de garnison toute proche des frontières suisses et allemandes, Belfort est dominée par son fort Vauban et le fameux lion sculpté qui trône fièrement à son pied.

Il y a toujours de cette inspiration alsacienne dans l’architecture, mais Belfort n’est pas une ville vraiment jolie. Elle est toute dédiée à l’activité industrielle et à la consommation de ses travailleurs. Le ciel y est souvent bas et pluvieux. Belfort fut depuis des siècles un objectif militaire majeur durant toutes les guerres qui ont vu s’affronter les pays voisins, Allemagne et France en tête. Belfort est une ville utile, militarisée et industrielle, prête au combat, au labeur, et à la souffrance.

Belfort a toujours été un carrefour culturel étrange. Cité siège des Eurockéennes depuis des décennies, la ville est aussi au croisement des musiques du Nord de l’Europe et des artistes des vallées industrielles du sud. Belfort fut la ville natale du groupe Ange et de son label Crypto dans les années 1970, accueillant la fine fleur du rock français : Ganafoul de Lyon, Little Bob Story du Havre, et Océan de Paris. Depuis trente ans, la scène musicale belfortienne est largement influencée par le metal provenant d’Allemagne, de Scandinavie, via l’Alsace toute proche. Il y a certes quelques concerts de happy fews pop, mais le coeur de Belfort a toujours battu pour le rock dur et rythmé, boogie d’acier se faisant l’écho des chaînes de montage.

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La diagonale du vide

Belfort et Montbéliard sont au sud d’une diagonale du vide glaciale partant de la frontière belge des Ardennes, et passant par Metz, Nancy et les Vosges. Si aujourd’hui la province fait frétiller le bobo CSP+, personne ne veut aller dans ces villes de l’enfer, siège de la sidérurgie et de la construction mécanique, automobile et train. Regarder le flot de la Meurthe se heurter aux quais de la vieille ville de Nancy un soir de novembre est sans doute ce qui vous rapprochera le plus de l’envie de mourir. La mélancolie a enrobé ces cités résistant grâce aux proximités frontalières et à une activité touristique gonflée artificiellement, qui furent jadis les berceaux de l’industrie agricole de pointe (Vandoeuvre), du textile (les Vosges), et de la sidérurgie (le bassin de la Moselle, les hauts-fourneaux de Florange, au nord de Metz).

Dans cet horizon de fin du monde depuis plus de vingt ans, la jeunesse de Belfort ne peut qu’imaginer une musique noire comme la suie et la couleur des eaux de la Savoureuse. Il n’y aura pas de pop futile ou désenchantée chez ces jeunes gens. Le travail du feu et de l’acier a installé chez eux un instinct de mort que seule la musique peut réussir à quelque peu canaliser.

Il est de ces soirées que l’on n’a ni réfléchi ni vraiment programmée quoi que ce soit. Un fort estimable ami me propose une soirée death-black, le couchage et des litres d’alcool. Voilà qui semble une belle aventure, non sans une certaine appréhension : je n’aime pas spécialement le death-metal, hormis quelques disques de Obituary et Sodom. J’ai accepté parce que la perspective d’une soirée arrosée avec mon ami, digressant sur l’histoire du heavy-metal la bouche pâteuse, me semblait la meilleure chose à faire alors que nos dirigeants tiennent le revolver pour nous suicider.

Après un court trajet en Renault Megane break et un apport de deux massifs packs de bières, nous atterrissons dans une modeste commune de la banlieue de Belfort. Nous montons un escalier en bois, et nous arrivons dans une vaste salle artisanale en deux étages, créée par des fans de metal pour accueillir des groupes, tout en ne dérangeant pas le voisinage. Le travail est impressionnant : allez pisser dehors, et vous n’entendrez pas une note à l’extérieur, alors que le chaudron boue à l’intérieur.

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Avant l’Au-Delà

Le programme propose cinq formations du black-metal au death-metal en passant par le noise : S.U.T.U.R.E. de Metz, PAUWELS et SACRIFIZER de Mulhouse, Au-Delà de Belfort et FABIO FINOCHIETTO de Milan. Le prix est libre, l’ordre de passage pas encore établi. C’est finalement Au Delà qui va ouvrir le show vers vingt-et-une heure. Ils sont trois, et rien ne semble visuellement annoncé clairement la tempête sonore qui s’annonce. Seul le bassiste-chanteur, Lethal, a le look clairement metal : jeans déchiré, tee-shirt Mayhem, visage menaçant, chignon de samouraï, basse noire posée sur les cuisses. Le batteur Jcreiss pourrait sembler jouer dans un groupe de hardcore. Quant au guitariste Grank, il est tout simplement surprenant. Bottes de moto, jeans et tee-shirt, il porte une étonnante touffe de cheveux presque afro. Il semble timide, sa guitare imitation Stratocaster Fender au niveau du ventre. Lorsque le premier morceau débarque, c’est la surprise totale. Si Lethal joue parfaitement son rôle de leader black, grimaçant, hurlant comme une goule, et matraquant sa basse de son médiator, derrière lui, la scène ne semble pas correspondre à l’incroyable puissance qui sort des amplificateurs. Jcreiss tabasse ses caisses avec précision, et Grank joue avec méthode, alignant les architectures de riffs des morceaux de Au Delà avec une précision maniaque, s’avançant et reculant de quelques pas, totalement possédé par ce qu’il joue, les yeux tournant dans leurs orbites.

Musicalement, Au Delà est calé dans un espace temps où le Nord de l’Europe faisait sonner l’hallali du metal européen avec les plus sauvages et dangereux des groupes. On y retrouve le souffle épique et glacial du black-metal norvégien, mais dans sa forme la plus brutale et sincère : celle de Darkthrone, du premier EP de Mayhem, du premier album d’Immortal… Les architectures complexes sont davantage à chercher du côté de Celtic Frost et Mercyful Fate. Pendant plus d’une heure, Au Delà va embraser la scène avec sa musique démoniaque d’une incroyable richesse architecturale. Je suis époustouflé par la force qui s’en dégage, ici, dans ce lieu modeste. Comme pour le stoner-rock, l’underground est décidément une incroyable marmite créative dans laquelle des formations pourries de talent surnagent.

Il est peu à peu évident que je ne suis pas ici pour assister à un petit festival de groupes amateurs de death bourrins. Je vais voir défiler parmi les meilleures formations metal du nord-est de la France. Jamais je n’aurais imaginé voire de tels groupes dans une telle salle, si petite, jouant devant des fanatiques, pour un billet. S.U.T.U.R.E et Sacrifizer m’impressionneront également.
Au Delà restera toutefois ma grande découverte de la soirée, et je fis acquisition de l’album, sorti il y a quelques mois. Il me faudra attendre quelques jours pour pouvoir l’écouter pleinement, le temps que le sifflement de mes oreilles disparaisse. J’avais une crainte : les enregistrements en studio avec des moyens limités ne rendent pas forcément justice à la puissance live des groupes. Voilà encore une belle erreur d’appréciation de ma part : la prise de son de l’album est impeccable, parfaitement en adéquation avec ce que j’avais entendu en direct.

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Ne connaissant absolument pas leur répertoire, je fus bien incapable de reconnaître les morceaux de ce premier album à la pochette sublime, signée de la vénéneuse Kax Thedral, qui impose déjà une atmosphère face à ce disque. Elle traduit notamment la complexité et la richesse de la musique à écouter. Car le bordel débute par le terrifiant Décharné, impeccable chapelle de riffs noirs. Oui, ce sont bien ces trois étranges garnements mal assortis qui font rugir une telle fureur sonore. Il n’y a pas la moindre once d’imprécision dans cette musique. Elle gronde, elle rugit, elle rampe. Les riffs se succèdent en cascades avec une précision chirurgicale. Grank est assurément le maître, suivi à la jante par Lethal. Jcreiss matraque ses fûts avec acharnement, parfaitement dans le sillage des deux leaders musicaux. Les morceaux de ce premier album sont autant de bourrasques de tempête, n’épargnant rien ni personne. Les textes alternent langues française et anglaise, mais les hurlements de goule effacent les langages, au nom de la colère.

Veni Vedi Vici impose un nouveau climat sombre et glacial. C’est une nouvelle cathédrale de riffs heavy’n’black. Lethal hurle, encore et encore. C’est la furie. La souffrance brûle les organismes. Grank revient encore et encore sur la scène, possédé, le regard trouble, comme Tony Iommi de Black Sabbath. Il fut et il est le maître du riff lourd. Chaque incarnation était marquée de son sceau. Il en sera de toutes les pièces musicales, jusqu’à l’odyssée noire Chaostellar de plus de vingt minutes. Au Delà ne s’interdit rien, et leur musique a la puissance de ses aînés maléfiques.

Au Delà propose aussi quelques baffes sonores sans concession, mais toujours marquées de son sceau léthal. C’est le cas de We Leave, mais aussi Par Le Feu, Le Fer, La Corde et Bitchkiller Bliss. Des morceaux que l’on peut qualifier d’expéditifs comparés à la moyenne des morceaux à tiroirs entre huit et dix minutes.

La suite Chaostellar impressionne par son audace intellectuelle. On n’en attendait pas tant d’un groupe de black-metal puisant dans les origines norvégiennes. Malgré la brutalité apparente de sa structure, la musique d’Au Delà se permet de construire des espaces glacés et sophistiqués, traduisant parfois la passion de Grank pour la musique de Jimi Hendrix. La diversité des sonorités de sa guitare se situe également là, dans cette envie d’explorer au-delà des limites du genre initial. Subdivision révèle autant cette passion que l’inspiration liée à Black Sabbath et ses instrumentaux médiévaux.

L’album se termine par le titre homonyme, salve initiale de black-metal ravageur. C’est un uppercut royal, précis et calculé, immense cri de colère et de désespoir. Les riffs rigides et sans concession alternent avec les passages black blast-beatés. Toujours, le black-metal d’Au-Delà reste tendu vers le ciel comme un étendard, vengeur et sauvage. Un ultime instrumental médiéval, merveille mélancolique, vient clore ce beau disque, riche et puissant.

Darkthrone lui-même n’avait sans doute pas imaginé les possibilités de sa musique brutale et sans concession. Il finira par en explorer les confins avec le temps. Au Delà l’a fait avec audace dès ce premier album radical : « Sentence ».

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