Chez Warhol il suffisait de 15 minutes pour accéder à la gloire, avec St Vincent c’est tout l’inverse. Fraichement débarquée des Etats-Unis d’Amérique pour défendre son – formidable – cinquième disque éponyme, Annie Clark (Kent) possède au moins un super pouvoir : savoir briser du journaliste et le ramener à sa condition d’homme inutile. Récit d’une rencontre ratée aux allures de marathon dans la boue.

Tout cela avait pourtant bien commencé. Invité à rencontrer St Vincent – aka Annie Clark au civil – pour la tournée promo de son nouveau disque, j’avais remonté le réveil pour avoir le temps de préparer mon interview, et surtout, de l’écouter ce disque. Au moins une fois. Histoire qu’à défaut d’arriver avec de vraies questions, je puisse au moins donner l’illusion de savoir de quoi je parle ; technique semi-pro qui dans la majorité des cas suffit à donner des papiers au dessus de la moyenne puisque le lecteur n’est jamais censé connaître les coulisses d’une rencontre, pas plus que le manque de préparation par le journaliste puisque – magie des retranscriptions – le résultat final est toujours maquillable à l’infini. Un peu comme le faciès de Madonna.
Evidemment, je m’égare. Alors, que vaut le disque de St Vincent après une écoute complète dans le métro ? Formidable en tous points de vue. « Actor » (2009) marquait déjà la naissance d’un certain beau bizarre où s’entremêlaient parties de guitares complexes et refrains pop héritées des Beatles et plus récemment des Fiery Furnaces, « St Vincent » pousse le grand écart encore plus loin, quitte à tirer l’élastique du slip musical dans la gueule de l’auditeur. La « faute », certainement, au très complexe David Byrne avec qui la belle a enfanté un disque (« Love this giant », 2012) difficile d’accès aux simples fans de Lady Gaga. D’ailleurs la fiche Wikipédia de St Vincent en atteste : quelle carrière. Dix ans plus tôt, Annie jouait avec les très soporifiques Polyphonic Spree, en 2004 elle rejoignait le plus respectable orchestre pour 100 guitares de Glenn Branca, deux ans plus tard elle tournait avec Sufjan Stevens, puis se décidait à se lancer en solo avec les disques qu’on connaît – ou qu’on mériterait de connaître, « Actor » en tête. Souvent comparée à Kate Bush et David Bowie pour ses intransigeances mélodiques et son jeu de guitare arythmique, Annie Clark c’est avant tout une success story à l’américaine avec une énorme clef de 12 cachée dans son sac à mains. J’en suis là lorsque le métro s’arrête à la station Blanche. Terminus, tout le monde descend, moi et mes questions notées à l’arrache. Paraît que le premier single du disque (Digital Witness) est un manifeste anti réseaux sociaux pointant autant l’ère du vide que la vacuité des communications immédiates. Très bien. Ca devrait suffire à lancer la discussion.

Pourtant quelque chose cloche. A mon arrivée, Annie est encore en pourparlers avec une jeune journaliste qui baragouine dans un Anglais niveau CM2 des questions d’une stupidité telle que même l’interroger sur les raisons de son nom de scène semble relever de la métaphysique. Je glousse en silence, en attendant mon tour comme chez le médecin. « Ah au fait, tu auras 15 minutes pour ton interview » me précise l’attachée de presse. Là, je pouffe un peu moins. 15 minutes, c’est à peu près le temps qu’il faut pour se dire bonjour, pour prendre la température, ou comme on dit vulgairement dans les coins reculés, se renifler le derrière. A dix mètres de là, Annie semble parler très sérieusement de son disque, avec des réponses calibrées au centimètre près, de telle sorte que rien ne dépasse et que chaque journaliste pourra repartir avec les éléments de langage et une balle dans la nuque. On sent bien qu’on va pas renifler grand chose, pas seulement par manque de temps, mais aussi parce que l’artiste, comme sur la pochette de son nouveau disque, lévite désormais dans une autre sphère.
Un rapide coup d’œil aux photos presse suffit à comprendre qu’Annie sort, dans le meilleur des cas, d’une cure de désintoxication pour cocaïnomanes à qui on aurait caché ses pailles. Le regard est dur, les joues creusées, la chevelure métallique, le rouge à lèvres rangé au vestiaire ; il est loin le temps où la belle Annie ressemblait à cette pin-up photoshopée à qui on aurait confié Dieu, ses clefs de bagnole ou son cœur sans confession. « Je voulais faire un album festif que l’on pourrait passer à un enterrement » déclare-t-elle dans la biographie-testament qui accompagne le nouvel album. C’est une bonne mise en garde. La femme qui nous fait face aujourd’hui semble très pressée. D’en finir, sans doute. Fatiguée peut-être. Du cirque promotionnelle, des questions qui ne vont nulle part, des réponses toutes faites à force d’être rabâchées d’un pays à l’autre, des savons d’hôtels qui lui niquent sa peau sensible et de toutes ces petites choses étranges et étrangères qui rendent son Brooklyn si lointain. Bon, quelque chose cloche. J’ai le cœur qui bat vite et dans la précipitation, j’en oublie même le nom des chansons du disque et pire encore, les quelques questions intelligentes que je souhaitais poser à Annie Clark. Son regard est noir translucide, le mien est cerné. Tête dans le cul Vs Talking head, combat perdu d’avance. La journaliste qui me précède sur le planning vient de finir et visiblement, s’en est sortie avec les honneurs.« C’est à toi, tu peux t’installer ». 11H53, direction l’abattoir.

Annie Clark : Comment ça va ?

Pas trop mal, un peu crevé quand même. Vous êtes arrivée à Paris hier soir ?

[un peu crispée] Nan, y’a à peine deux heures.

Voilà, tu commences bien avec tes questions mon pote. Manquait plus qu’une remarque sur le temps qu’il fait et on était bon pour la brève de comptoir. Elle commence mal cette interview ; même pas débutée que t’as réussi à lui rappeler que sa journée promo va être longue longue longue. Chapeau.

Je ne pense pas que vous vous souveniez, mais on s’est déjà rencontré voilà 4 ans pour votre disque « Actor ».

Oui oui, ta tête m’est familière.

A l’époque vous me disiez que « Actor » avait été intégralement composé sur ordinateur, puis transposé en live. Ce nouveau disque est-il né dans les mêmes conditions ?

Well, j’ai pas vraiment de recette pour la composition ; pour certaines chansons comme Prince Johnny les paroles viennent en premier, d’autres naissent d’un bœuf , et l’histoire vient après. Bon il se trouve que pour ce disque j’avais déjà les démos sur un disque dur avant d’entrer en studio. L’enregistrement du disque relevait plus de l’exécution que de l’improvisation.

St-Vincent

Je vous pose cette question sur les ordinateurs parce que j’ai l’impression que votre regard a changé par rapport aux bienfaits de la technologie. Le single Digital Witness porte un jugement assez critique [extrait :  « People turn the TV on, it looks just like a window / What’s the point of even sleeping? / If I can’t show it, you can’t see me »] sur l’âge digital.

Ce n’est pas vraiment une critique, simplement je m’interroge sur l’impact des technologies sur nos cerveaux. A bien des égards j’adore les ordinateurs et la technologie car ils aident à démocratiser l’enregistrement d’un album, quiconque possède un laptop peut désormais créer sa musique – mon premier LP s’est fait comme ça – mais je trouve qu’on atteint aujourd’hui un stade de lassitude ; à force d’interagir avec un écran pour communiquer on se perd un peu. En Art, vous disposez d’informations pour élever la montagne et porter un regard différent sur le monde ; avec Internet vous élevez la montagne pour regarder vers le bas en postant une vidéo de votre sandwich sur Instagram. Ca ne semble pas être un acte artistique.

On devine bien que Digital Witness n’est pas une ‘’protest song’’, mais comment en êtes-vous arrivée à ce constat ? Le fait d’avoir travaillé avec David Byrne, dont on connaît la passion pour les technologies et comment elles modifient la pensée de l’artiste, a-t-il à voir avec cette prise de conscience ?

[Pincée] C’est une conclusion à laquelle je suis arrivée par moi-même, en vivant dans mon époque.

C’est vraie qu’elle est sacrément conne cette question. Après tout, la grande Annie a-t-elle besoin d’un mentor pour conclure qu’être affalé toute la journée sur ta timeline Facebook rend complètement stupide ? Long silence, première gêne. Leçon 1 d’une interview réussie : ne jamais préparer ses questions à l’avance. Leçon 2 : toujours préparer la première. Le matin de notre rencontre, j’ai tout fait à l’envers ; j’ai des questions notées dans le désordre mais mon introduction est complètement foirée. Et puis il y a ces 15 minutes qui s’égrènent, à chaque seconde le sablier semble un peu plus vide. En fait cette interview, c’est encore pire qu’une épreuve de Fort Boyard.

Okay, mais quelle est votre conclusion, en tant qu’artiste ?

Mais je n’en tire aucune conclusion ! En tant qu’artiste, j’essaye de rester réceptive à mon environnement, aux idées qui flottent dans l’air, car même si je les cautionne pas, elles sont toujours intéressantes à observer, en tant qu’objets de réflexion. Et le pire c’est que cette chanson n’est même pas vraiment une critique des réseaux sociaux, c’est surtout une manière pour tenter d’en comprendre l’intérêt.

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En écoutant le disque dans le métro, j’en suis finalement arrivé à la conclusion que votre album c’était un peu « comme si les guitares tordues de King Crimson rencontraient la voix de Tori Amos ».

[Yeux écarquillés, la punchline semble avoir du mal à passer] Hum… J’adore la manière de jouer de Robert Fripp dans King Crimson, Tori Amos est une superbe songwriter, mais… je ne crois pas avoir la même voix qu’elle.

Arrêtons-nous deux secondes sur cette réponse, qu’une fidèle retranscription de la bande ne suffit pas à décrire avec exactitude. En gros, imaginez Annie Clark en train d’avaler une immense boule de salive avant de reprendre son calme pour ne pas me jeter son pain aux raisins à la gueule. King Crimson, okay va pour la comparaison, mais Tori Amos lui fait le même effet que si j’avais comparé son disque à un best-of de la Compagnie Créole. En grand professionnel, je vais enchainer dans 2 minutes avec une question encore plus maladroite.

Bon au delà de cette punchline ratée, ce que je voulais dire c’est que vous semblez faire la jonction entre avant-garde et pop. C’était donc un compliment, hum.

C’est marrant, mais j’ai beau dire que lors du process d’enregistrement tout est sous [mon] contrôle, la vérité c’est que j’essaie surtout de poursuivre les sons qui trottent dans ma tête pour les expulser sur une partition. Je ne réfléchis pas à ce que je fais, ni à l’impact que cela peut avoir, ou si tel choix sonne comme machin ou truc. C’est toujours plus facile de composer un album obscur, mais c’est plus beaucoup intéressant d’avoir l’ambition d’un disque pop qui serait accessible au plus grand nombre ; ça c’est un challenge excitant, ça pourrait m’occuper toute la vie.

Puisque vous parlez de pop, je me faisais justement la réflexion que la pochette de « St Vincent » résonnait comme une alternative à l’esthétique Lady Gaga.

[Dubitative, pressée d’en finir] Je ne sais pas à quoi ressemblent les pochettes de Lady Gaga.

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C’est plutôt difficile à décrire… Disons que vous êtes globalement une alternative à Lady Gaga, pour faire simple. [s’en suit un long laïus solitaire où je tente de me dépêtrer de ma question qui n’en était pas une, le tout suivi d’un soupire plaintif de St Vincent qui souhaite désormais abréger nos souffrances respectives]. Bon, sinon comment est née l’idée de ce visuel pour le disque ?

D’abord pour le titre éponyme de ce disque, je l’ai trouvé en lisant une biographie de Miles Davis, où il expliquait que la chose la plus difficile pour un artiste était de sonner authentique. Ce disque, comme je l’ai approché avec plein de confidences et de fun, j’ai eu l’impression qu’il me ressemblait, et qu’il ne sonnait comme aucun autre disque. Quant aux visuels, à force de collecter des images sur la route, et de rencontrer de nouvelles personnes, cela a résonné en moi. Et quand le moment est venu de se pencher sur la pochette de « St Vincent », j’ai envoyé toutes ces images à un graphiste brillant qui a tout mélangé, pour aboutir à cette esthétique, disons, biblique. Cela me semblait être un bel écho à La montagne sacrée de Jodorowsky, comme au Groupe de Memphis [un mouvement de design et d’architecture italien des années 80, NDR] ou à l’artiste Jim Hodges. Il y avait donc plein de références, qui ont servi de colonne vertébrale pour l’esthétique de ce disque.

Dernière question pour aborder les structures de « St Vincent », souvent alambiquées, du moins capables de prendre un chemin puis un autre, tout cela à l’intérieur d’un même morceau. Vous n’êtes pas de ces artistes qui composent à la chaine des morceaux prémâchés avec une structure classique.

Les formules d’écritures dépendent de la fonction de telle ou telle chanson. Plus j’écris de la musique, et plus je comprends tacitement où doit aller un  morceau, pour le laisser aller où il doit aller plutôt que de forcer la composition.

Et si vous deviez ne conserver qu’un titre sur cet album ?

C’est une bonne question.

Tu parles, c’est la pire de toute. Le genre qu’on ne pose que dos au mur, quand on n’a plus que ça pour se raccrocher aux branches parce que toutes les questions précédentes ont lamentablement foiré. Si ces 15 minutes d’interview sont un Vietnam, alors cette ‘’bonne question’’ est une bombe à Napalm. Mais bon. Comme arrivé à ce stade j’ai perdu toute dignité, enfonçons le clou.

Okay mais si vous deviez n’en garder qu’une.

Je les aime toutes, pour différentes raisons [voilà, c’est précisément pour ce type de réponses qu’on ne doit JAMAIS poser cette question. Leçon 3 du petit journalisme illustré, NDR]. Par contre j’adore les ballades de ce disque, je crois n’en avoir jamais écrit d’aussi réussies.

Time over. La montre affiche 12.10. Bilan des courses, une dizaine de questions pas à la hauteur des forces en présence, des auréoles de sueur et une artiste nommée Annie Clark débitant désormais ses réponses avec un mécanisme froid et une humanité savamment calculée. Ca ne doit pas être évident tous les jours de répondre à des crétins quand on a pondu un truc du calibre de « St Vincent ». A peine le temps de me lever qu’Annie accueille déjà le prochain journaliste. Si ça se trouve, lui aussi s’est bien foutu de ma tronche en m’écoutant baragouiner mes questions d’arracheur de dents sur le fauteuil du dentiste. Allez, au suivant. « Vous avez votre carte Vitale ? ». Pire interview pour l’un des meilleurs disques du début d’année, appelons ça un match nul.

St Vincent // St Vincent // Loma Vista/Republic
http://ilovestvincent.com/

12 commentaires

  1. Ouais en effet galère. En même temps c’est un peu cherché hein ? En général on ne doit pas laisser parler l’artiste (en posant des questions hyper-simples et directes) sans surtout porter de jugement ou faire de comparaison (oui ça les énerve en général) ? Enfin, je dis ça, je suis loin d’être exemplaire dans ce domaine hein. mais ça donne vraiment pas envie d’accepter ces interviews marathons imposés par les labels… Pouah !

    1. Rien n’est imposé cher Maxence, j’ai accepté la proposition d’itw et ne le regrette pas ! Après j’aime bien le coté poker des interviews, parfois ça passe, parfois pas, c’est bien de laisser une place pour l’aléatoire.

  2. Je ne suis pas journaliste, juste bloggeur et je fais un fanzine… Mais dans le cas de St Vincent, je me serait basé sur un article écrit en amont (chronique ou, dans mon cas, article de 4 pages) pour réfléchir aux questions.
    Cet article a été écrit en lisant beaucoup sur des sites américains en amont, en en en tirant ce que j’avais envie d’en tirer, avec des interprétations plus ou moins personnelles. Au final en s’inspirant de ça ça fait des questions aussi plus ou moins personnelles. Mais je crois que j’ai arrêté les interviews entre autres pour les côté répétitif pour l’artiste. Ma deuxième it déjà, avec Cold Specks, elle me disait n’avoir aucun plaisir à jouer en concert, ne faire ça que parce que ça faisait partie de la promo Et j’étais quand même venu pour le concert à la base. J’ai comprit tôt qu’on les ennuie, et les journalistes encore plus que les autres, j’ai l’impression !

    Encore qu’avec mon histoire de fanzine je puisse décrisper les plus nostalgiques et les sceptiques du web dont je fais partie.

  3. Les questions sont très prétentieuses et pédantes, avec des longues tournures qui sentent bon la branlette intellectuelle mais n’intéressent pas grand monde, ni l’interviewée, ni le lecteur… pas grand chose à retenir de cet échange; Limite ça donne pas envie d’écouter l’album.

    1. Qu’attendre de plus que de la prétention de la part d’un journaliste/blogger s’auto-accordant un anagramme du mythique Lester Bangs comme pseudonyme ?!
      Notre ami Bester s’est donné du mal ces dernières années pour ne plus avoir a démontrer sa prétention et son arrogance.

  4. ahah ça m’a grandement rappelé mon « interview expérience » avec anna calvi à l’automne… j’ai commis à peu près toutes les mêmes conneries et j’ai récolté un paquet de balles dans la nuque aussi. mais elle était chouettoss et ne m’a pas trop défoncé. merci pour le fun en tout cas!

  5. Oh le live pourri ! Ça pue la mode… Ah mais c’est american express qui paie ?!
    Dommage que le pigiste n’ait pas prévu un calibre pour l’entretien marketing, elle mérite.

  6. @ Klaus Barbu : pseudo rigolo, un peu limite, mais rigolo. Mais si ce live est pourri, qui d’autre a donc vos faveurs ? Car franchement, St Vincent est une des musiciennes les plus créatives du moment. Il me semble que le paratexte influence un peu trop votre jugement esthétique (par paratexte, j’entends les infos qui précèdent et suivent la vidéo elle-même).

  7. Bonjour

    j’habite en province et je m’en excuse par avance. Dans ma région, il y a un village qui s’appelle Saint Vincent de Barbeyrargues. Il est ni moche, ni beau, un peu insignifiant et peut être consanguin.
    Ne me remerciez pas.
    Cordialement.

    Guy Déborde

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