Un éléphant de la Library music, ça trompette énormément. C’est ce que semble dire le sixième volume de la collection Space Oddities, éditée chez Born Bad, et cette fois consacrée au Français Yan Tregger, et dont la simple évocation du nom suffit à accélérer le rythme cardiaque des fouilleurs de bacs à disques. Après une vie qui l’aura vu passer par l’Algérie, l’Indochine, la France et une brève carrière de greffier, Papy fait encore de la résistance avec cette compilation à écouter comme une initiation à l’illustration sonore.

« Vous pouvez parler plus fort ? Je ne vous entends pas très bien ». On ne sait pas trop si c’est la qualité du réseau téléphonique ou le signe d’une surdité avancée mais Yan Tregger, exilé du côté de Toulouse depuis une dizaine d’années, me force à répéter chaque question trois fois. C’est à peu près le temps qu’il faut pour mesurer le caractère incroyable d’une vie passée à embrasser à peu près tous les styles, des orchestres des années 60 au yéyé cosmique en passant par la disco; un genre qu’il aura contribué à défricher au pays du Spacer de Sheila.

Yan Tregger, dit Edouard Scotto di Suoccio au civil, c’est l’histoire d’une grosse boule qui serait sortie du flipper. On renvoie les puristes aux superbes notes de pochette éditée par Born Bad, avec ce qui ressemble à la somme d’informations la plus complète, la plus absolue, sur le bonhomme. Pour l’heure, on se contentera de dire qu’à l’image des hommes politiques actuels, qui n’ont pas connu la grande guerre ni les tickets de rationnement, la vie de ce Tregger semblerait aujourd’hui impossible à copier.

De la justice à la justesse

Souvent l’histoire fait l’homme, rarement l’inverse. Celle d’Édouard, futur Tregger aka champion de la Library music, débute en Algérie après la Seconde guerre mondiale, très loin des disco dancing, avec un passage éclair par la guerre d’Indochine où le jeune musicien est embarqué sur un bateau avec des légionnaires et des tirailleurs marocains et sénégalais. On est alors dans les années 50, et le temps semble si loin que le Général de Gaulle n’est même pas encore revenu au pouvoir.  « Moi j’habitais un petit village, Philippeville dit ‘’la Nice de l’Algérie’’ mais c’était la France qui m’intéressait. Donc je suis parti. Mais avant ça, j’ai passé un concours de greffier et j’ai commencé ce métier, jusqu’au jour où je pars en vacances à Nice où je rencontre des musiciens qui me disent que si je reste en Algérie, je vais me faire tuer [c’est le temps de la décolonisation, Ndr] donc du jour au lendemain, j’ai fait mes bagages et j’ai commencé à jouer dans des orchestres. D’abord à Nice, puis à Paris ».

Il aura donc fallu attendre une dizaine d’années pour que Edouard Scotto devienne Yan Tregger. Avec dans le désordre un passage par le Petit Conservatoire de Mireille, des tonnes de notes balancées pour la musique dite d’illustration, la formation d’une clique Library music où tous les marginaux de l’époque se rejoignent, l’écriture du générique des Shadocks puis enfin un premier album sous le pseudo qui est devenu le sien.

 

Ces lointains souvenirs d’Afrique du Nord, on les entend très bien sur Shandigarh, titre orientalisant de la compilation éditée ces jours-ci par Born Bad. Un peu plus loin, ce sont des ambiances baba-relaxantes eighties sur Shamstar. Et après le rond-point, à gauche, rien à voir ; on a droit à de la pure Library music synthétique sur Gold Calf Dance. Autant dire qu’on trouve sur « Space Oddities 1974 – 1981 »  à boire à et manger, à l’image de cette vie passée à refuser de choisir. « Quand le robinet a été ouvert explique Tregger, ça ne s’est plus jamais arrêté. Vous savez que j’ai plus de 1000 titres enregistrés ? ». D’autres articles évoquent 1400 titres, d’autres 2000. Si le compte n’est pas forcément bon, la somme reste néanmoins impressionnante et hormis Jul, on ne voit pas très bien quel autre professionnel de l’incontinence mélodique saurait rivaliser. Accessoirement, c’est la première fois qu’il a droit à une compilation réalisée par un label français, soixante ans après ses débuts, un comble. Des labels américains ou espagnols ont déjà dépoussiéré les étagères avec des rééditions, ça oui, mais aucune structure locale n’avait jusque-là été tenté par un résumé de carrière. « Yan Tregger, c’est un nom qui parle à un certain type de personnes, des gens qui aiment les disques, vous voyez ? ». Tregger, 81 ans, n’a en tout cas pas poussé pour que « Space Oddities 1974 – 1981 » voit le jour. C’est Alexis Le Tan et Jess qui ont gentiment enfoncé la porte, puis de découvrir que l’Italo-français avait pris le temps, au fur à mesure que les décennies s’écoulaient, d’archiver toutes ses compositions. « Tous mes titres sont gravés sur bandes, ce qui fait que tout sonne comme à l’époque ».

Évidemment, Tregger ne se souvient pas de toutes ses compositions. Et ça n’a rien à voir avec son âge. Allez demander à Bill Wyman des Stones s’il se souvient du visage des 1000 femmes avec qui il aurait fait l’amour.

Disco(graphie)

Dans cette discographie plus foisonnante que le pubis d’Amanda Lear, on trouve des albums cultes, des emblèmes. On pense à « Prophetic Soul » (1974) et « Odyssea » (1976), signés sous le nom My Major Symphony. C’est que Tregger n’a pas simplifié la tâche des historiens qui aimeraient grimper sur les branches de son arbre généadiscologique. Le climax, lui, arrivera fin des années 70 sur des patins à roulettes avec le grand boom de la disco. « L’arrivée de la disco, ça a été une grosse claque pour tout le monde dit Tregger. J’ai eu la chance de la voir arrivée grâce à un producteur qui me dit ‘’Édouard, y’a un truc qui arrive d’Allemagne, vous pouvez faire un disque qui ressemble à ça ?’’. C’est ce que j’ai fait avec le projet M.B.T. Soul. Ca s’est vendu à 100 000 exemplaires. Et j’ai encore le troisième album sous le coude, jamais sorti. Pourquoi ? Parce qu’aucun distributeur en voulait ».

Les mêmes historiens auront remarqué que le titre The Chase de M.B.T. Soul ressemble étonnamment au Love In C Minor de Cerrone. Un hasard selon Édouard. « On avait le même distributeur, mon coup de pas de bol, c’est que j’ai eu quinze jours de retard dans la finalisation du disque, et mon titre est finalement sorti juste après celui de Cerrone, que je ne connaissais pas. Voilà, c’est tout ». Moralité : 506 vues YouTube sur le morceau de Tregger vs 1,2 million sur celui de Cerrone. De quoi justifier la réhabilitation du personnage en 2023.

Nature & Découvertes

Question pas si saugrenue que ça : comment un trompettiste algérien a-t-il réussi à vivre pendant toutes ces années, malgré les arnaques de producteur un peu légers sur la comptabilité et les maigres ventes de disques mal distribués ? « Les droits d’auteur répond-t-il. Le fait de faire de la musique d’illustration fait que je ne vivais pas grâce aux ventes de mes albums, mais grâce au droit d’auteur et à mon boulot en tant que chef d’orchestre. Et il y a une clientèle qui recherche désormais ce style de musique, du fait que les tirages sont très limités ».

Comme pour tous les héros de la Library music, les années 90 sonnent un peu comme la fin de la récréation. Changement d’époque, vieillesse qui frappe à la porte sans prévenir, déclin de la musique analogique. Voilà sans doute pourquoi la compilation de Born Bad s’arrête en 1991. De son propre aveu, Tregger ralentit alors un peu la cadence et la machine à rythmes frénétiques, à défaut de s’enrayer, va tout simplement moins vite. Vient alors le temps d’un premier disque de relaxation pour Nature et Découverte en 1994 (« C’était une folie, au total on a dû en écouler 250 000 exemplaires de ces musiques planantes ! ») et d’un album nommé « La légende de Makita », composé pour la marque du même nom, spécialisée dans la construction de moteurs électriques, et pour lequel Tregger sera payé pour ce qui est alors un disque d’entreprise pour le moins inhabituel. A l’image de cette « carrière » qui n’ose pas trop dire son nom.

Trente plus tard, Tregger fait-il encore de la musique ? « Non, pas vraiment. En revanche je continue à bosser sur mon catalogue, je m’occupe de mes titres et j’ai encore quelques projets dans les tiroirs, notamment avec le petit-fils d’un acteur français très connu ». On n’en saura pas plus, mais Yan Tregger, 81 ans au compteur, n’a probablement prévu de composer la musique des manifestations contre la retraite à 64 ans.

Yan Tregger // Space Oddities 1974 – 1981 // Born Bad
https://spaceoddities.bandcamp.com/album/space-oddities-yan-tregger-1974-1991

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