J’avais décidé de ne plus y toucher, mais autant demander à un trader de ne plus spéculer. J’avais replongé. Et pour de bon. Mon tort avait été de prendre quinze jours de vacances en Baie de Somme. Un soir que je venais de relire pour la troisième fois le numéro « spécial vacances » de Picsou Magazine, je sentis monter en moi le besoin d’action. J’enfilai mon coupe-vent aux couleurs de Gonzaï et sortis faire un tour en ville. Grossière erreur. Je n’avais pas fait cent mètres que je fus attiré par le doux fumet d’une baraque à frites. Une vraie, qui annonçait moutarde et mayo à volonté. Il faut préciser que j’avais longtemps été accroc à la mayo. Le sevrage avait été dur, mais ça ne prêtait pas à conséquence de me faire une barquette, en souvenir du bon vieux temps.
La patronne s’appelait Simone. Étaient-ce ses yeux marronnasses, sa blouse en nylon aux couleurs passées, où la Gitane maïs coincée crânement aux coins de ses lèvres ? Toujours est-il qu’elle dégageait un parfum de mystère et de stupre auquel je ne restai pas longtemps insensible. Quand j’ai commandé de la mayonnaise. Elle a demandé :
– Pour accompagner quoi ?
– Je la prends pure. Et dans la plus grande barquette que vous ayez.
Elle a opiné du chef en connaisseuse :
– Alors, j’ai ce qu’il vous faut : 100 % colza. Aussi bonne qu’au McDo’ !
Je l’ai engloutie en deux coups de cuiller. Elle n’avait pas menti. C’était de la bonne. Elle devait provenir d’un labo clandestin. Il me fallait le nom de son dealer. Ça m’a couté vingt biftons, mais j’ai obtenu l’adresse d’une Amerloque, une certaine Janis, qui habitait dans le village voisin. J’ai abandonné Simone à regret. On avait commencé à sympathiser, voire un peu plus.
J’ai sonné longtemps, jusqu’à ce qu’une voix enrouée par le bourbon me demande de dégager. Quand j’ai prononcé le nom de Simone, la porte s’est entrouverte.
– T’as du cash ? m’a demandé une rescapée de Woodstock qui affichait facilement soixante-dix hivers au compteur.
J’ai sorti un rouleau de billets de 50 que j’ai agité sous son nez. C’était un langage qu’elle comprenait. Elle s’est effacée pour me laisser entrer. Ses traits bouffis me rappelaient quelqu’un, mais sur le moment, j’aurais pas su dire qui. C’est quand j’ai vu cette vieille photo punaisée au mur que j’ai compris. Elle posait, avec quarante ans de moins, à côté de Jim Morrison. Cette vieille hippie, c’était Janis Joplin ! D’un geste à la fois fourbe et discret, j’ai pressé la touche « record » de mon dictaphone. L’interview venait de commencer.
Heu, votre visage me dit quelque chose. Vous seriez pas dans le show-business ?
Dans une autre vie, peut-être… T’es venu pour acheter de la mayo ou papoter ?
Ben, on peut faire les deux, non ?
Si tes questions sont pas trop connes, pourquoi pas…
Votre robe, c’est du tergal ou de la laine ?
Tu vois la porte par laquelle t’es entré ? Pour sortir, c’est la même.
Je déconnais. Je peux aussi aborder des sujets passionnants. De quel côté du lit dormait Kris Kristofferson ?
C’est de l’humour ou t’es juste aussi con que t’en as l’air ?
OK, j’arrête. On va faire comme si c’était une interview. Si je me rappelle bien, votre addiction à la mayo a tenu une grande place dans votre décision d’arrêter la musique…
Faut faire des choix dans la vie. Je me suis cassée pendant l’enregistrement de »Pearl »… À l’époque, je marchais au poulet-frites sauce mayo. J’avais essayé de décrocher plusieurs fois, mais il suffisait que je passe près d’une rôtisserie pour que je replonge. Tout mon pognon y passait, et aussi celui que j’avais pas. Mes performances scéniques s’en ressentaient. Le médecin m’avait prévenue : si je continuais à dévorer à ce rythme, je verrais pas la fin de l’année.
Pourtant, Albert Grossman, votre manager vous surveillait…
Il voulait que je passe à la mayo light, mais mon guitariste me fournissait à son insu. Ça me coûtait deux cent dollars par jour, mais ça en valait la peine. C’était de la 100 % huile d’arachide. Un truc de malade ! Et puis, j’ai commencé à la prendre pure. Un matin, je me suis pas pointé au studio : indigestion. Paul A. Rothchild, le réalisateur de l’album, s’en est plaint à Albert qui est devenu fou furieux. En plus de ça, question look, je commençais à ressembler à Mama Cass. Quand je disais que j’allais bientôt remonter sur scène, on me demandait : « Avec un treuil ? »
Pas cool.
Pas vraiment, c’est pour ça que j’ai tout plaqué. Dans un premier temps, je réalise un vieux rêve. Je me rends dans la ville qui a inventé le poulet-frites sauce mayo : Bourg-en-Bresse. Et là, je suis hyper déçue. Dans les restos, ils te servent avec un tout petit pot de rien du tout… Mais je suis loin de m’avouer vaincue. J’essaie d’entrer en contact avec les dealers du coin. J’ai pas besoin de te rappeler qu’au début des seventies, Bourg-en-Bresse est la plaque tournante du trafic de mayo.
Friedkin en a tiré un film, The Mayo Connection.
Ouais, un chef d’œuvre. Mais je continue mon histoire : à force d’enquêter, je finis par remonter la filière. On me parle d’un endroit appelé Crossroads, ou Carrefour, je sais plus, une sorte d’hypermarché où un rayon entier serait consacré à la mayo. On m’avait pas raconté de cracs : sur plusieurs mètres, toutes les marques, tous les formats imaginables, en pot, en tube, en veux-tu en voilà. Et en vente libre ! J’ai rempli deux Caddie et je me suis cassée, ni vue ni connue.
C’est le début de tes ennuis avec les autorités…
Ouais, comme j’avais acheté de quoi couvrir un peu plus que ma consommation perso, j’ai commencé à dealer. Les ménagères du village s’approvisionnaient chez moi. Je fourguais deux fois moins cher que le supermarché. Je mettais la filière en péril. Il a pas fallu longtemps avant que les revendeurs réagissent. Ça a été violent.
Et le poulet-frites ? T’arrivais à t’en procurer facilement pour accompagner la mayo ?
– Ah, ça, c’était un vrai problème ! Je subissais un boycott de la part des traiteurs. Heureusement, j’ai découvert la chaîne de restoroutes de Jacques Borel. Je me fournissais chez lui. Le poulet avait un goût de pétrole, mais en doublant la dose de mayo, ça passait. Dis-donc, au fait, t’as pas un peu la dalle ? À force de parler de mayo, je me calerais bien quelque chose dans le buffet. Tu m’accompagnes ?
Merci, j’ai décroché.
Respect.
Inutile de s’appesantir sur le triste rituel du mayo addict, chacun garde en mémoire les terribles images du film de Friedkin. Elle s’est dirigée en tremblant vers le frigo, en a tiré un récipient en plastique sur les flancs duquel s’étalait le logo d’une chaîne de fast-food, puis, oubliant ma présence, s’est envoyée trois bols de mayo d’affilé. Lorsqu’elle est revenue vers moi, ses pupilles étaient légèrement dilatées. Elle a émis un rot discret et somme toute assez élégant, puis m’a indiqué qu’elle souhaitait piquer un roupillon. J’ai juste eu le temps de lui poser une dernière question :
Et la musique ? Des projets ?
– Je viens de terminer un concept album inspiré par mon addiction à la mayo. Ça s’appellera I Got Dem Ol’ Mayo Blues Again Mama! La musique a été composée par un folk singer français nommé Pierre Perret.
Cool.
Ouais, ça sonne à mort. Il était déchaîné en studio, il a fait des solos de ouf. David Guetta s’occupera des remixes.
Ça fait rêver.
Carrément. Et maintenant si tu veux bien dégager…
J’ai dégagé, comme elle me l’avait si aimablement demandé, mais ça n’avait aucune importance, je tenais d’ores et déjà le scoop du siècle. En sortant, j’ai appelé la rédaction. J’ai senti du respect dans la voix du patron quand je lui ai annoncé que j’avais retrouvé Janis Joplin. Mais il a raccroché avant que j’ai pu aborder la question des notes de frais. Un classique.
Je suis rentré à l’hôtel. Je gardais un pot de mayo dans le minibar pour les moments de déprime. Je l’ai liquidé en regardant Fort-Boyard. J’avais connu de pires soirées.
2 commentaires
Mayognifique !.. On en redemande (grosse barquette SVP) !
on est sur un gros coup. affaire à suivre…