1970, Isle Of Wight. Ray Thomas (chanteur des Moody Blues) lit un papier qu’on lui remet depuis l’arrière de la scène: « S’il vous plaît, faites passer aux Moody Blues. Tu peux en jouer une pour Rikki Farr car il s’est vraiment défoncé même s’il est un grand fan, merci. »
En commençant ici de cette manière, on pourrait croire que le film de Murray Lerner consacré au Moody Blues à l’île de Wight 1970 fait la part belle au mythe. Celui du donnons nous tous la main et le monde ira mieux. Lerner, en homme qui était là, dément à travers le combiné: « Mais bien sûr j’avais compris que le rêve était fini, je pense que mon film le montre bien, non ? C’est pourquoi j’ai voulu cette ambivalence, quand je dis Thresold of a dream (A la lisière d’un rêve, NDR). A la fin, je demande finalement si ce n’était pas qu’une illusion, quand je termine sur le plan avec tous les déchets après le festival. J’ai vraiment essayé d’apporter la question, qu’est-ce que ce rêve voulait dire ? ».
Dans une époque où il existe un groupe Facebook pour organiser un Woodstock français, il faut des avis qui comptent. Toujours la même histoire : obtenir un peu de vérité pour démythifier le passé. Voilà en quelques mots le propos de Murray Lerner qui continue sa série de documentaires sur le festival de l’île de Wight 1970 à partir de tout ce qu’il a pu filmer. « On a commencé à filmer deux semaines avant que le festival commence et jusqu’à deux semaines après la fin du festival, on avait énormément de matériel à disposition. »
Lorsque je l’appelle après une poignée de mails, il me raconte tout. Comment il s’est retrouvé à filmer ce festival. Comment c’était: «C’était excitant mais aussi de la torture, très difficile, compliqué. J’avais déjà eu quelques expériences avec des festivals, je conceptualise ma production à l’avance. Je suis très bon à la logistique, enfin je pense que je suis bon à la logistique mais jamais j’aurais imaginé la complexité de travailler sur l’Ile de Wight. Il se passait tellement de choses en même temps. Heureusement j’avais une équipe bien développé, avec 9 cameramen et j’avais le concept, je voulais faire des prises de derrière la scène, capter tout ce qu’il se passait. Y’a quelques règles que je n’aime pas comme être sur la bonne personne au bon moment, je n’aime pas les mouvements rapides donc je disais juste à mon équipe que s’ils devaient se diriger vers un autre musicien, il fallait bouger doucement, normalement, parce qu’on entend la musique de toutes les manières, ce qui rend la chose plus intéressante. Techniquement, on utilisait des bobines 16mm reversal, ce qui était d’une très bonne qualité comme vous avez pu le voir sur le dvd, à la différence des 16mm negative. Je coopérais avec tous les organisateurs, ils m’appelaient dès qu’il y avait une crise, une situation particulière. Alors on courrait jusqu’à leur bureau dès que quelque chose se passait, fallait réfléchir à comment réagir avec une foule que l’on n’attendait pas. Ils attendaient plus que 50 000, 100 000, mais finalement ils étaient 600 000 et impossible de savoir quoi faire.»
Ce que l’on voit dans le DVD, c’est l’intérieur du festival: une foule compacte, des torses nus et souriant, quand à l’extérieur une bande de chevelus à l’air ingrat et un peu vain tape sur les barrières en tôle qui entourent les champs sur lesquels se déroule le festival. « Il y avait ce sentiment de la part de la jeunesse de tout casser, changer les normes de la société. Et je pense qu’au final tout ça était très confus, comme essayer de rentrer gratuitement. C’était déroutant parce que ces gamins avaient de l’argent, la plupart venaient de la classe moyenne, ils jouissaient du système de protection sociale en Angleterre, je demandais « Où est-ce que t’as eu cette montre ? », « Qu’est-ce que fait ta famille ? ». Pour rentrer, c’était £3, à ce moment là, ça faisait 7$20, c’était vraiment pas une fortune. Je peux comprendre, mais pour moi il y avait une contradiction. »
Cette contradiction entre le rêve et la réalité, il l’a bien vu venir. En 1963, il filme Dylan au festival de Newport. « « Ce que je montre dans mon film à Newport, c’est que le rêve était intimidé par les intérêts commerciaux et que les gens ont réalisé qu’ils pouvaient se faire de l’argent avec ce rêve. J’ai enseigné un peu à Yale, juste avant le festival. Il y avait des étudiants radicaux qui occupaient l’université, et alors les gardes nationaux sont arrivés et ont cassé la manifestation. Disons le comme ça, les jeunes pensaient vraiment que leurs idées n’étaient pas acceptées. Il n’y avait donc pas que l’arrivée de l’argent qui a changé les choses, même si je crois que l’argent a été un élément essentiel de la différence dans la musique entre le début et la fin des années 60. Newport a été un évènement majeur qui a crée une sous-culture, mais y’avait 20 000 personnes là bas, 600 000 à l’Ile de Wight, les gens avaient soif de communion, d’être ensemble, probablement pas autant en 63 qu’en 70. Ce n’était que le début, et peut être que lorsque Dylan devint électrique, on a commencé à se rapprocher de 70. Les médias sont aussi devenus bien plus progressistes à ce moment là. Ceux qui n’ont pas aimé ont rapidement changé d’avis je pense.»
Tout le monde (Murray Lerner, les Moody Blues) est unanime. L’année 1970 est marquée par la fin de l’innocence et le début de la musique comme un vrai business. Les Moodies ressemblent à n’importe quel groupe de l’époque. Quand ils se forment en 1964, ils reprennent des blues sur les champs de coton jusqu’à ce que Mike Pinder découvre le mellotron, quelque peu avant Pink Floyd ou King Crimson, en 1969. L’année de leur premier passage à l’île de Wight, l’année Woodstock, aussi. L’avis de Murray Lerner ? « Je n’ai pas aimé Woodstock, le film. J’ai essayé d’y aller mais je n’ai pas pu, ça a été trop compliqué de tout gérer pour pouvoir filmer là bas. Pour tout ce que j’ai entendu sur le festival en lui-même, ça n’avait rien de peace and love comme le montre le film, je pense qu’il y aurait pu avoir une autre image, plus réelle. C’est pourquoi j’ai fait Message to Love. Je ne pense pas que Woodstock ait capté la bonne image de ce qui était en train de se passer ».
Comme les écrits de Joan Didion, ce film sur le concert des Moody Blues à l’île de Wight 1970 a le mérite de porter un autre regard sur une époque révolue mais sans cesse remise sur le tapis. « Ce qui reste intéressant, c’est que la musique avançait, les gens étaient vraiment hypnotisés par la musique si les musiciens étaient talentueux. Les musiciens dont tu parles étaient géniaux, littéralement. Tout ce que j’ai à dire est dans mes films, je ne suis pas prêtre, ce que je pourrais dire à ta génération c’est qu’on appelle ça classic rock désormais, ces musiciens s’inscrivent dans le temps, ils vont au devant de la mode, quand on en vient à parler d’Hendrix, des Who, des Doors, des Moody Blues, ils sont désormais au dessus de tout ça. »
Au début du film, John Lodge (des Moody Blues, NDR) va récupérer sa Fender Precision Bass en plein milieu du champ sur lequel s’est déroulé le festival. Celle qui a enregistré Nights In White Satin. Une allégorie du temps présent, comme s’il ne restait plus que des disques et des instruments vintage dans un champ du vide, entouré de quelques maisons sous la brume. Et Murray Lerner de conclure, à 8000km de moi : « Je pense que le festival a eu un impact fantastique sur les consciences en Angleterre, c’était vraiment un très gros truc, vraiment un évènement important. Le souvenir de ce festival continue de résonner chez les gens qui étaient là à ce moment. Mais oui, tout ce qui reste ce sont les disques (rires). Je suis pas sûr qu’ils le savaient à l’époque, que mon film existait. Je n’ai pas filmé cette scène, mais je l’ai utilisé quand même pour ouvrir le film parce que je la trouvais drôle»
The Moody Blues // Threshold of a dream // Sony BMG