Pour trouver le chemin du Rock and Roll of Hame, quoi de mieux que des déviations ? Ou de l’art de persévérer, par Ric Ocasek et Benjamin Orr.

Philadelphie, 13 juillet 1985. 17h39. Un immense rideau coloré s’ouvre sur la gigantesque scène du John Fitzgerald Kennedy stadium. Devant plus de 100 000 personnes, en plein air, un groupe s’avance pendant qu’un Concorde de la British Airways atterrit à quelques kilomètres de là, sur l’asphalte de l’aéroport JFK. A son bord, Phil Collins, superstar planétaire des 80’s, dont le set de deux titres doit démarrer deux heures plus tard sur cette même scène.

Les Bostoniens de The Cars, eux, vont pouvoir d’ici là planter quatre banderilles sonores (You Might Think, Drive, Just What I Needed et Heartbeat City) dans les oreilles d’une foule colossale écrasée par un soleil de plomb. Avant de laisser la place encore chaude à Neil Young. De son côté, le folkeux pourra en caser un de plus. Pourquoi si peu ? Parce que Bob Geldof, ancien membre des Boomtown Rats, et Midge Ure, les organisateurs de ce concert humanitaire, en ont décidé ainsi. Pour ce double concert « Live Aid », ils sont parvenus à réunir la crème de la crème. Même Eric Clapton sera de la partie. Mais sans Cream.

La liste des artistes ici présents frôle la science-fiction. A Londres, au stade de Wembley : Phil Collins, Bryan Ferry, Queen, David Bowie, The Who, U2, Dire Straits, Elton John, Paul McCartney, Sade, Elvis Costello, Ultravox, The Style Council,… A Philly : Phil Collins (qui aura donc fait en une seule journée un concert en Angleterre et un aux USA), Joan Baez, The Four Tops, Black Sabbath, Run DMC, REO Speedwagon, Judas Priest, The Beach Boys, Simple Minds, The Pretenders, Santana, Madonna, Tom Petty and The Heartbreakers, Neil Young, Eric Clapton, Crosby, Stills, Nash & Young, Thompson Twins, Led Zeppelin, Duran Duran, Hall&Oates, Mick Jagger, Bob Dylan,…et The Cars, donc.

L’objectif du Live Aid ? Trouver de l’argent pour aider une Ethiopie frappée par la famine. Et en profiter pour récupérer un peu plus discrètement des fonds pour la lutte contre le sida, fléau d’eighties pas si roses qu’on voudrait parfois nous le faire croire aujourd’hui. Pour l’heure, du côté de Philly, c’est la musique qui coule à flots. Quelques notes de synthé s’élèvent dans les airs pendant qu’un spectateur du premier rang agite une immense bannière étoilée. Pour une fois, les drapeaux bretons semblent absents. Avec sa veste à pois, ses lunettes irisées et sa coiffure proche du mulet, le guitariste chanteur Ric Ocasek en impose malgré ses épaulettes ridicules. « Oh well, you might think I’m crazy to hang around with you », commence-t-il sur le premier morceau. Rick a la classe, mais malgré le charisme du leader maximo, l’attention du public se porte ailleurs.

The Cars - Drive - ROCKTRANSLATION.FR

Un mec en Orr

Au centre, tout de noir vêtu, jambes grandes écartées, planté dans ses Nike hautes, face à un des plus affreux micros de l’histoire du rock, Benjamin Orr se planque derrière les verres rouges de ses Ray-Ban Aviator et sa basse noire. Il ne le sait pas encore, mais dans 15 ans, un cancer du pancréas l’emportera. En attendant, coiffé de son casque d’or – une chevelure digne de Brian Jones, le bassiste magnétique se transforme en chanteur sur les deux plus grands hymnes du groupe, l’inoxydable balade Drive et le survitaminé Just What I Needed repris des années plus tard par des Strokes qui remplaceront le solo de synthé originel par la guitare d’Albert Hammond Jr.

Le véritable nom d’Orr ? Benjamin Orzechowski. Pour des raisons assez évidentes, on le surnomme dès son adolescence Benjamin « Eleven letters ». Pratique, surtout quand on possède une ascendance polonaise, russe, tchèque et allemande comme lui. Avant de rejoindre The Cars, groupe new-wave « à cravates fines » du genre Talking Heads ou XTC, Benji a eu une vie. The Cyclones, The Del-Fi’s…Dès 13 ans, Orr fait ses armes à la batterie dans des groupes aux noms fleurant bon le début des 60’s. A partir de 1964, pas encore majeur et à la guitare rythmique, il enchaîne : The Grasshoppers, The Proof Sets, The Rush, Colours, et surtout ID Nirvana en 1969.

« Ben est venu nous voir après un concert, et m’a dit qu’il savait chanter. On s’est retrouvés chez moi, et il a chanté « Yesterday » des Beatles, avec la voix la plus douce que j’avais jamais entendue ». (Ric Ocasek)

Sur cette immense scène du JFK Stadium, Benjamin Orr repense peut-être à tous ces projets qui l’ont finalement amené là, avec The Cars, finalement promu au Rock’n’Roll Hall Of Fame en 2010. Soit une décennie après la disparition de Ben et de son foutu pancréas. Peut-être repense-t-il aussi à sa rencontre cruciale avec Richard Ocasek, à la fin des années 60 ? Une rencontre moins glamour que celle de Keith et Mick sur un quai de gare, des disques sous le bras en guise de connexion mentale. En 2016, Ric revint d’ailleurs dessus lors d’une interview pour Magnet Magazine. « J’ai rencontré Ben en 1968. J’avais déjà mon groupe à Columbus, Ohio. ID Nirvana. Un nom typique de cette période. Ben est venu nous voir après un concert, et m’a dit qu’il savait chanter. On s’est retrouvés chez moi, et il a chanté « Yesterday » des Beatles, avec la voix la plus douce que j’avais jamais entendue. Le jour suivant, il rejoignait ID Nirvana, et ensuite, chaque groupe que je montais. Jusqu’à The Cars ».

Issue d’une famille catholique polonaise, fils d’un ingénieur système de la NASA, celui qui va très rapidement se faire appeler Richard Ocasek, puis Ric, a déjà une petite carrière derrière lui. A peine âgé de 10 ans, il décide d’abandonner les cours de guitare et décide tout simplement de se mettre à composer des chansons. Une forme d’évidence, comme il déclara à Rolling Stone en 1979. « C’était pour moi la seule chose à faire. Ecrire des chansons, et rien d’autre ». Son premier morceau à peine achevé, le voilà mettant un copyright dessus. La musique, le songwriting… Ca sera ça ou rien. Ric ne le sait pas encore, mais il va passer la décennie suivante à chercher le point d’équilibre entre songwriting et line-up idéal. Une quête qui finira par l’amener ici, au live Aid.

Un duo sinon rien

Jagger/Richards, Lennon/McCartney, Otcasek/Orzechowski… Même s’ils ne contiennent pas tous le même nombre de consonnes, la plupart des duos de légende possède un point commun : une complémentarité évidente et naturelle. Mick et Keith. John et Paul. Et Ric et Ben, alors ? D’un côté, la grande tige glacée, le taiseux un peu mystérieux, planqué derrière une tignasse plus noire qu’une nuit dans le Mordor. De l’autre, la lumière, la chaleur, la blondeur ensoleillée. Maigre comme un sushi resté trop longtemps au frigo, anguleux et amateur de vestes à épaulettes (satanées 80’s), Ric ne peut lutter avec le beau et charismatique Ben. Mais comprend vite qu’il tient là le début d’une réponse à ses questions. Creusant son sillon, ID Nirvana ne cesse d’écumer les salles de Columbus et de tout l’Ohio. L’année suivante, le groupe prend encore un peu plus d’épaisseur, alignant les premières parties de cadors installés tels The Bob Seger System, Alice Cooper, The Lemon Pipers ou Strawberry Alarm Clock. Pas de bol, l’heure est au changement. Peu à peu, les sonorités sixties si chères aux Beatles et à des hordes de groupes plus ou moins psychédéliques vont laisser la place à des mélodies plus boisées, acoustiques. Le folk rock commence à prendre beaucoup de place, et le groupe change de nom. Adieu ID Nirvana, bienvenue Leatherwood.

« Si vous n’arrêtez pas de jouer de suite, je vous tire dessus » (Un fan)

Un jour écolos, le lendemain automobilistes ?

Jouant des morceaux « à la » Crosby, Stills, Nash&Young, le groupe trouve sa signature vocale dans la sauce pastorale. Au printemps 70, il décide de filer à New York pour dégoter un contrat juteux avec une maison de disques. Une belle tentative, rapidement avortée. Leatherwood enregistre pourtant trois démos aux studios Vanguard. A peine mixé, enregistré à la hâte, le résultat frôle la catastrophe. Bref, tout va mal. Ben et Ric décident de repartir de zéro et se pointent dans les environs d’Ann Arbor pour relancer Leatherwood. Une rencontre avec le fameux promoteur John Sinclair leur permet d’ouvrir pour les groupes dont il s’occupe. Un casting rutilant vu de 2022 : The Stooges, MC5, Amboy Dukes ou (encore!) Alice Cooper. En 70, c’est un peu différent. Ces groupes ne jouent pas tous dans des stades, loin de là, et Leatherwood se retrouvent à aligner les concerts dans des bars de rednecks, ne gagnant pas assez de dollars pour manger et vivant parfois dangereusement, au point de se faire menacer par un mec armé lors d’un concert. « Si vous n’arrêtez pas de jouer de suite, je vous tire dessus ». La messe est dite. Ou presque.

The Truth About Ric Ocasek And Benjamin Orr's Relationship

Milkwood, la merveille vraiment cachée

Face à l’échec, Ric et Ben reviennent chacun à leurs racines. Boston pour l’un, Cleveland pour l’autre. Et pour se consoler, quoi de mieux que les courbes d’une femme ? Chacun y va de sa sérénade et se marie. Terminado, la musique ? Certainement pas. Ocasek et Orr continuent de travailler sur un nouveau projet, un groupe de folk rock au doux nom de Milkwood. Signé par Paramount records, le duo, rejoint par Jas Goodkind, y croit dur comme fer. Cette fois, c’est la bonne. Doté d’une confortable avance financière généreusement accordée par leur label, le trio prend le temps de peaufiner son premier album. 1972. « How’s The Weather » sort enfin. Soit dix morceaux en parquet massif, dont 9 composés par un Ric Ocasek transformé en champion du songwriting. Hélas, ce bijou folk ne trouvera jamais son public, comme en témoigne d’ailleurs le nombre de personnes l’écoutant chaque mois sur Spotify en 2022, soit 154. Incompréhensible, pour qui a un jour daigné posé ses oreilles sur des merveilles comme The light won’t burn, With you with me ou Along the way.

Et la suite, alors ? D’autres projets, encore : Richard and The Rabbits, Ocasek and Orr, Cap’n Swing. Pour autant d’échecs. Mi-temps des 70’s : Ocasek a le synthé qui le démange de plus en plus. Orr n’est pas contre. Pourquoi ne pas monter un groupe, une dernière fois, et voir ce qui pourrait se passer ? Mais ça, c’est une autre histoire. Celle de The Cars. Celle à laquelle Ben et Rick, derrière leurs verres fumés, pensent peut-être sur cette immense scène du Live Aid où le gratin du rock des 80’s est réuni.

A lire sur le même sujet ou presque : le numéro spécial bagnoles de Gonzaï, à commander ici.

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