« C’est l’histoire de trois branleurs qui décident sur un quai de métro de faire un magazine. Nous sommes en mai 1991, la fête a été bien arrosée, il est 5H00 du matin. Fabrice de Rohan Chabot, un peintre en costume pyjama, vient de monter Art Venir, une association de promotion des artistes. Guillaume de Roquemaurel, un étudiant en droit, lui donne un coup de main pour les expos et la gestion. Et Raphael Turcat, journaliste, alterne les articles pour Le Dauphiné Libéré, Nice Matin, la Nouvelle République et les rubriques tendance pour L’éventail, le journal des vieilles dames du XVI° arrondissement, crée par Jean-Edern Hallier. Rien à voir, donc, avec le comité de rédaction du professeur Choron. »

34C’est ainsi que débute l’histoire du magazine lancé innocemment par trois gamins en mal de lecture, et racontée telle quelle par Olivier Malnuit dans le 100ième numéro de Technikart, paru en mars 2006. A cette époque, aucun ne se doute encore que le bateau va prendre l’eau quelques années plus tard. Ni que le manque à gagner sur les recettes publicitaires ainsi qu’une politique de gestion des abonnements calamiteuse vont faire de l’année 2014 une année noire pour le petit cousin d’Actuel.
Après plusieurs mois de rumeurs en sourdine, c’est Libération (pourtant en mauvaise posture après avoir licencié la moitié de ses équipes dont certains piliers touchent jusqu’à 5000 € par mois pour trois papiers) qui ouvre le feu en se fendant d’un papier malignement titré La rigueur est de mouise à Technikart (novembre 2014) pour illustrer ce qui semble être la fin inéluctable de cette belle parenthèse de presse. Baisse des ventes kiosque, numéro de novembre conçu comme un best-of d’interviews tirées des archives, il est évident que la fin d’année dernière n’a pas été de tout repos. Et même si l’acharnement jouissif de Libération peut certes donner l’impression d’une ambulance regardant le corbillard passer, il faut bien dire que le magazine tel qu’on l’a connu n’est plus alors que l’ombre de lui-même. Un autre petit sujet du Before de Canal + plus loin, et le divorce semble définitivement consommé ; désormais le doute plane sur l’avenir de Technikart et Raphaël Turcat, rédacteur en chef historique, finit comme d’autres par claquer la porte en décembre, certainement fatigué d’avoir à se justifier auprès des pigistes sur les retards de paiement, ou les abonnés sur les problèmes d’acheminement d’un magazine que plus personne, avouons-le, ne lit vraiment avant les autres. Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi ; du moins pas pour moi.

Le magazine qu’on lisait (vraiment) avant les autres

Mars, 2006, c’est aussi la première fois où j’achète Technikart, le dévore et le placarde comme un post-it. Cerise sur le gâteau d’anniversaire de ce centième numéro, un poster accompagne le numéro et l’on y trouve toutes les couvertures de Technikart depuis les débuts. Fasciné, en bon provincial fraichement débarqué à Paris, par cette impertinence qui tranche d’avec tous les mensuels en kiosque de l’époque (et cela, du reste, pas beaucoup changé 9 ans plus tard), j’accroche manu militari ledit poster dans mes chiottes. Un poster qui, au fil des mois et de mes nombreux déménagements, commence à prendre la poussière et accumuler des tâches d’urine, mais un poster qui tient bon, en dépit des kilomètres au compteur que commence à accuser Technikart.

51+5jMQaubL._SY300_L’époque 1996-2006, comme le confirmera le rédac chef Raphaël Turcat un peu plus bas, représente pour beaucoup l’âge d’or d’un magazine qui a su porter sa différence en étendard, au point d’être copié sans vergogne par une partie de la concurrence qui ne tardera pas à débaucher ses meilleures plumes moins bien payées que dans la presse grand public – celle qu’on ne lit pas, donc. A cette époque, il y a Philippe Nassif et les aventures philosophico-pop de son héros Jean-No, la chronique d’Olivier Stupp, le pigiste le plus lose de France, Yves Adrien dictant ses papiers à un stagiaire, toujours prêt à débarquer à la rédaction pour gifler – littéralement – celui qui a osé déplacer la virgule de son dernier papier, Benoit Sabatier tel un cochon truffier aux manettes de la rubrique musique, et tout un tas d’énergumènes trop alien pour exercer ailleurs que dans cette rédaction où l’on entre comme dans un moulin qui ne brasse pas que du vent. Trop élitiste pour se frotter aux Inrocks, pas assez quadra de province pour rivaliser avec GQ, le Technikart des années 2000 devient une pierre de rosette pour qui souhaite déchiffrer la pop culture ignorée partout ailleurs.

Ce Technikart qui fait encore rêver la ménagère de moins de 30 ans, je le rejoins en 2008 après que le magazine ait repéré l’ancêtre préhistorique de Gonzaï en lui accordant une pleine page (où il était question de benchmarking entre l’hédonisme multicolore des Fluokids au ton savant chemises à jabot de Gonzaï). Pendant 5 ans, je vis le rêve de l’intérieur, gamin émerveillé et fier de bosser pour ce qui me semble être le magazine de sa génération, le magazine qui ouvre alors toutes les portes, le magazine dont les attachés de presse découpent les citations pour leurs revues de presse ; bref ce magazine où se faire payer relève parfois de l’exploit – 9 mois pour être payé sur mes premières piges auprès d’un comptable qui selon la légende se cache sous le bureau quand le téléphone sonne – mais pour lequel on serait presque prêt à payer pour y écrire trois mots – quand on sait que la devise de Chabot fut longtemps L’avenir est en vente libre, on se dit que la prophétie a depuis un peu virer au cauchemar.
Tous les mois pourtant, c’est carte blanche sur les écrits. Les conférences de rédaction, quasi inexistantes, se font par mail et le magazine, au quotidien, s’écrit dans la tête d’une poignée d’hommes grisonnants parmi lesquels le taiseux Turcat, le flamboyant Sabatier (le meilleur des patrons qu’un pigiste puisse rêver d’avoir) et l’opulent Malnuit, le pitch maker capable de pisser les accroches de papiers comme autant de brief powepoint d’agence de com’. Il règne là une ambiance bordélique, un air d’amateurisme professionnalisé qui fait tout le charme de Technikart ; avec tous les mois en couverture les prochaines tendances qu’on n’avait pas encore imaginé, celles que les provinciaux frustrés aiment à qualifier de parisianistes auto-centrés. La France étant jacobine depuis 1789 ; on leur laissera s’étriper au fond de leur campagne avec leurs bulletins de vote pour le FN et tous ces compact-disc anti-système dont on ne voudrait même pas pour caler une chaise bancale, à imaginer une France qui n’existe pas plus que celle du Baron.

Peu à peu pourtant, la routine s’installe, on vieillit.

601-494x0Je finis par décrocher le poster des 10 ans du mur de mes toilettes ; parce que j’arrive à un âge où un poster dans les toilettes, ça ne fait plus sérieux. Le virage des années 2010, pour Technikart, semble douloureux. Les plumes du début se sont fait la malle (Jacques Braunstein est parti chez GQ, Clovis Goux chez Lui, Marc Beaugé a rejoint Le Supplément de Maïtena Biraben sur Canal, etc), d’autres plus médiocres, parce que plus opportunistes, ont fait leur apparition, alors que commence à s’opérer la fuite des cervelets vers les agences de com’ ou la concurrence, un poil plus fadasse et pourtant plus rémunératrice. Tout le monde vieillit c’est dans l’ordre des choses, un magazine raconte dans le meilleur des cas son époque, rarement celle d’après. Désormais à Technikart, le top des 100 personnes de l’année se concentre désormais sur des wannabe qui ont le même âge que les fondateurs du magazine, la nouvelle formule aligne des personnalités dans lesquelles je me reconnais moins (la fameuse Une avec Tristane Banon fringuée comme une Plasticine) et les publi-rédac façon city guides pour visiter Varsovie aux frais de l’annonceur luttent désormais à armes égales avec les papiers de fond. Papiers de fond qui dit en passant sont certes dur à pitcher à des annonceurs qui ne comprennent plus rien à ce qui est in ou out depuis qu’il est communément admis que tout est cool dans cette pop culture que Technikart fut un temps la seule à défendre au pays de Patrick Sébastien. Bref. De la différence assumée, on est donc passé à l’indifférence silencieuse. Fin 2012, je préfère quitter le magazine plutôt que de passer mon temps, comme une partie des membres de l’équipe historique, à vociférer au café d’à côté sur un éventuel putsch pour – je cite – retrouver l’esprit des débuts. Avec Technikart, nous nous quittons bons amis et chacun suit sa route.

Les deux dernières années seront pavées d’embuches. De toutes sortes (salaires non versés, procès aux prudhommes, etc) . Même si l’histoire ne semble pas encore complètement terminée, qu’une énième « nouvelle formule » semble en cours de préparation pour février avec une nouvelle rédaction en chef encadrée par Fabrice de Rohan Chabot, on ne peut s’empêcher de se dire qu’une page s’est tournée et qu’à défaut d’être pire ou mieux, rien ne sera plus jamais comme avant au Passage du Cheval Blanc.

En écartant toute tentation de nostalgie mal placée, j’ai souhaité comprendre comment tout avait commencé pour ce magazine irremplaçable (la preuve en est qu’aucun titre actuel, de Voxpop à Snatch, n’a su le remplacer dans le cœur des lecteurs) en adressant quelques questions à Raphaël Turcat, George Harrison de la bande, patron discret de ce qui fut pendant 23 ans l’un des seuls piliers de la contre-culture journalistique en France. Alors que se conclue cette longue introduction, j’en suis encore à chercher sous le lit de mon fils – tout le monde vieillit je vous dis – ce fameux poster des dix ans parmi la pile de Technikart entassés là par gain de place, comme des trophées invisibles. Impossible de remettre la main dessus. Peut-être que cela, après tout, n’a pas existé. Ou peut-être, plus vraisemblablement qu’un magazine n’existe que dans la tête de ses lecteurs.

Raphaël Turcat
Raphaël Turcat

Salut Raph. Je me souviens d’un numéro spécial (autour de 2005-2006) avec un poster central compilant toutes les couvs du mag. Dans ce numéro, tu retraçais les débuts du magazine, d’abord gratuit et distribué dans les galeries, puis sa montée en puissance. Peux-tu revenir sur ces débuts ?

Je me souviens très bien de ce numéro de 2006. Le numéro 100. On était tous assez étonné d’avoir tenu aussi longtemps. A la fin du papier qui retrace l’histoires des 100 numéros en question, Philippe Nassif, qui était alors le boss de la rubrique idées, dit au journaliste Olivier Malnuit qui l’interviewe : « Les gens qui ont fait des trucs cool au début des années 90 avaient lu Actuel. Les gens qui ont fait des trucs cool au milieu des années 90 avaient lu les Inrocks. Les gens qui font des trucs cool dans les années 2000 ont lu Technikart. » Voilà, pour moi, ses propos résumaient parfaitement notre ambition quand Technikart s’est mis à grandir. Ensuite, Nassif ajoute : « mon obsession, c’était de faire le journal culte du moment. » Et moi, j’ajoute derrière : « On y est arrivé mais on ne s’en est pas aperçu. » Ce que j’ai aimé dans Technikart, c’est que ça a d’abord été une aventure et que comme toute aventure, il y a eu plein d’événements inattendus. Et la montée en puissance de Technikart s’est faite au feeling, par des rencontres complètement fortuites. De 1991 à 1996, ça a été les années initiatiques : on a tâtonné en abordant plusieurs grands thèmes de l’époque –l’art, la mode, la télé, le ciné – mais sans vrai discours fort, sans vouloir tout remettre en question, on était plutôt les bons élèves qui lèvent la main au fond de la classe pour donner un petit point de vue intéressant, rien de plus.

Et c’est donc là que débute la deuxième période, peu après l’entrée du magazine en kiosque, en 1995.

Collectif-Technikart-N-90-Du-01-03-2005-Revue-469715430_MLOui. Sur cette deuxième période, – pour résumer de 1996 à 2003 –, le mag est vraiment monté en puissance. Sans vouloir faire le old skooler nostalgique, je dois dire que cette période est extraordinaire à vivre : en art, en musique, en cinéma, en littérature, il se passe quelque chose d’incroyable, une génération prend le pouvoir. Ce n’est pas forcément le pouvoir par la masse mais plus par les idées. En France, Houellebecq arrive à son apogée avec des romans qui nous font réfléchir sur le post-humain, Guillaume Dustan remet en cause la manière dont on vit nos sexualités, l’éducation ou notre rapport à l’autorité, Virginie Despentes assure aussi comme une dingue. Aux Etats-Unis, des mecs incroyables imposent leur lecture du monde, que ce soit David Fincher ou Tarantino. Il y a le cinéma de Hong Kong qui explose tout, aussi. En musique, la France fait danser le monde avec la French touch, des nouveaux courants musicaux apparaissent tous les quinze jours, il y a des raves dans tous les sens. Partout, la pop culture est à son top. Ceux qui font le journal et moi-même, on se dit : « Voilà, on vit un âge d’or de nos vies. » Non seulement on réussissait à se soustraire à une vision du monde que nous imposaient jusque-là les soixante-huitards aux commandes mais en plus, on sentait qu’une génération était en train de prendre conscience de sa propre force. Et Technikart va creuser ce sillon générationnel, rassembler, critiquer et tracer les points de fuite de ce bouillonnement. A partir de 2003, on devient un news « culture et société », né du fait que je trouve qu’on arrive à un niveau journalistique qui tient la route. En gros, ne faire que des articles sur l’intuition et sans infos, ça ne suffit plus. Donc on va continuer à développer des concepts plus ou moins forts – « Crevards in France », « Think different », « La bite génération », « Tous micro-célèbres », « La dictature des mous », etc. – mais ne surtout pas s’interdire de faire de l’enquête, du reportage, de la grosse interview. Bref, devenir un vrai magazine et moins une revue. Ce qui a fonctionné bon an mal an.

Le jour – pour la première fois en 185 numéros – où j’ai décidé d’agrandir une photo parce qu’un article n’arrivait pas et que je n’avais pas envie d’en écrire un pour le remplacer, j’ai su que je ne ferais pas un autre numéro derrière.

On arrive à la chute de la diffusion de Technikart (-12,4% en 2014), les rumeurs de faillite puis ton départ en fin d’année et la reprise du titre par une nouvelle équipe. Pourquoi l’aventure a merdé, selon toi ? Est-ce contextuel (crise de la presse, des annonceurs) ou structurel (l’organisation même de Technikart) ?

L’aventure a merdé parce que le modèle économique sur lequel reposait Technikart n’était plus adapté à la réalité d’aujourd’hui. Alors bien sûr, on aurait pu optimiser notre réalité économique et devenir un très gros machin, comme peuvent l’être Vice aux States ou le Monocle de Tyler Brulé. Bon, ça n’a pas été le cas et Technikart est en train de devenir un magazine low-cost comme il en existe des dizaines en France, pas vraiment avec une nouvelle équipe d’ailleurs. L’autre problème – qui n’en est pas un dans le fonds puisque plus il y a de titres en vente, plus ça me réjouit –, c’est qu’il y a eu une explosion des médias sur le secteur : en plus de l’apparition d’autres magazines, tout le monde est devenu branché tout en arrivant à parler au grand public –c’est ce qu’on appelle le « branchstream », contraction de branché et de mainstream. Et puis, comme pour beaucoup, notre propos s’est dilué dans le raz de marée d’infos qui nous tombent sur la gueule via le Net, les réseaux sociaux, etc. Enfin, oui, on s’est pris la baisse des recettes publicitaires dans les dents. A un moment, il aurait fallu faire venir un bon gros manager ultra efficace, se poser et regarder au loin au lieu de lancer sans arrêt des nouveaux trucs, multiplier les publications et les problèmes qui s’y rattachent. Bon, ça me servira pour la suite.

A combien s’élevait le tirage du mag quand tu as claqué la porte ? Et question conne : pourquoi avoir décidé de la prendre, finalement, la porte ? 

On vendait à 15 000-20 000 exemplaires environ. Moi je suis parti parce que la situation financière n’était plus tenable et que je n’avais plus aucun confiance en mes partenaires pour sortir de l’ornière. Et puis je voyais bien que certains journalistes que j’aimais beaucoup étaient partis et ne reviendraient plus, même si on arrivait à faire venir un nouvel actionnaire. Tu t’emmerdes à motiver les quelques autres et puis tu t’aperçois que tout le monde traîne les pieds et que ça devient de moins en moins une aventure collective, tu te dis : « Pffff, qu’est-ce que je fous là à 4h du mat’ à rewriter un article mal écrit ? » Le jour – pour la première fois en 185 numéros – où j’ai décidé d’agrandir une photo parce qu’un article n’arrivait pas et que je n’avais pas envie de me battre pour aller le chercher ou en écrire un à l’arrache pour le remplacer, j’ai tout de suite su que je ne ferais pas d’autre numéro derrière.

Quelles étaient les raisons qui t’ont poussé, à partir de 2011, à aller vers des personnalisations de couv ? Je pense à celle sur Tristane Banon, notamment, qui m’avait personnellement « choqué » de par son coté mode (le shooting était hyper léché) alors que la nana criait au viol sur tous les plateaux.

773880-tristane-banon-en-couverture-de-637x0-2Le problème des couvs concepts, c’est qu’il y a des moments où tu as l’impression de devenir une boite de pub. Les concepts, c’est très bien pour faire passer des messages forts qui touchent leur cible. Le souci, c’est que c’est compliqué d’en inventer des ultra pertinents tout le temps. Alors il y a des moments où tu te plantes et où ces plantades te font perdre de ton impact global. Donc il faut parfois se réinventer et c’est ce qui nous a poussés à nous dire qu’il n’y avait finalement pas de règles pour nos couv’. Si on peut avoir David Fincher, Larry David ou Kim Dotcom dans de bonnes conditions, on n’a pas envie de passer à côté. Ensuite, il y a une volonté de vouloir se frotter à la réalité : chacun grandit dans sa vie et son rapport au journalisme. Si l’histoire de Tristane Banon nous touche et qu’on a des infos pas vues ailleurs, eh bien, on y va. Le truc c’est qu’à Technikart, on a toujours voulu parler de nos vies. Pour prendre l’exemple de Banon, son histoire nous avait touchée parce que c’était une fille qui ressemblait à plein de filles qui passaient à Tech – je crois qu’elle nous avait même demandé de faire un stage –, qu’elle s’était retrouvée dans une histoire chelou, que ça parlait de sexe, de pouvoir, de folie et de féminisme, donc on a foncé. Après, c’est pas parce que t’as subi une tentative de viol que tu dois poser en guenilles. Bouge pas, j’appelle les Femen, ah ah ah !

Comment est venue l’idée de ces infomerciales de fin de mag nommées « Programming », pilotées un temps par Olivier Malnuit puis par Serge Adam ? Etait-ce une manière, au départ, de vous foutre de la gueule des publireportages, ou l’une des dernières options de survie financière pour le mag ? 

Non, c’était une manière de faire entrer la pub et donc de l’argent. A un moment, les marques se sont aperçues que le seul message promo ne suffisait plus. Pour vendre un produit, il fallait qu’elles aient un concept très fort à proposer mais sans savoir précisément lequel pour la plupart. Nous, on débordait d’idées, donc oui on a bossé avec ces marques d’une manière qui ne s’appelait pas encore le « brand content ». Mais philosophiquement, on n’a jamais craché sur la pub, on s’en tape vu que les marques nous foutent une paix royale sur le contenu, sauf une : Apple, qui refuse de prendre de la pub s’il y a un sujet religieux, sur la guerre ou le nom de Steve Jobs en accroche de couv – autant te dire que la période n’est pas au top pour les news qui avaient prévu d’accueillir des pubs Apple dans leurs pages ces temps-ci. Mais je pense que tu as une vision trop romantique et nostalgique des choses : le monde est en perpétuelle évolution. Les médias vivent grâce à la pub et quand celle-ci se transforme, eh ben tu te transformes aussi. On avait d’ailleurs écrit un dossier sur cette manière dont les grandes marques étaient devenues des sortes de super mécènes contemporains. On avait appelé ça « Le business du cool ». Et quand tu regardes de près le marché, tu t’aperçois que toutes les industries en révolution fonctionnent de la sorte, même chez ceux qui sont très respectés. Personnellement, que le boss de Pan European Records, Arthur Peschaud, explique que ce qui lui permet de produire des albums de qualité, c’est de vendre des synchros à la pub, je m’en fous royalement.

L’idée géniale est l’ennemie de l’idée encore plus géniale.

Quelles étaient tes limites déontologiques pour la gestion d’un mag comme Technikart ?

Aucune limite. Si, quand tu es Technikart, tu t’empêches d’aller voir des affreux par exemple, ça ne sert à rien de bosser ici. Là où ça devient compliqué, c’est quand ces affreux sont tellement des pros de la parole que, de toute façon, tu pars perdant. Regarde le livre de correspondance [Dialogues désaccordées, NDR] qu’Eric Naulleau a sorti avec Alain Soral : Soral en sort plutôt gagnant, ça redonne un énième coup de boost à son discours mais, au final, personne n’en sort grandi. Pour le reste, ne jamais faire relire un papier que tu écris sur untel ou untel. Et ne pas devenir pote avec les gens sur lesquels tu écris, mais ça, c’est très dur, j’avoue.

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Les animosités internes, ainsi que la réputation de mauvais payeur du magazine [1] semblent avoir toujours fait partie intégrante de l’histoire du magazine. Etait-ce compliqué de diriger un bateau comme Technikart, en tant que rédac chef ?

Oui, c’était lourd. Mais bon, au-delà, des problèmes de thunes, diriger un journal, c’est aussi quelque chose de grisant, qui t’habite, ça ne te lâche jamais, même quand tu es loin du taf en vacances. Pouvoir appliquer ta grille de lecture à la société qui t’entoure, c’est quelque chose de magique. Sans déc’, hormis les dernières années, ça a été une aventure collective de fou, même si on n’a pas toujours été d’accord, même si on s’est frittés. Moi, je continue à voir avec beaucoup de plaisir certains mecs qui ont marqué de manière durable Technikart de leur empreinte. Et puis ce n’est pas de la fanfaronnade mais je suis très fier de ce qu’on a réalisé pendant toutes ces années : on a fait éclore des artistes dingues, inventé des concepts marrants et pertinents, regardé nos contemporains avec de la moquerie mais aussi beaucoup d’amour, analysé notre époque avec une grille de lecture revêche mais hédoniste, inventé une nouvelle forme d’editing, donné envie à plein de gens de faire de la presse – comme toi à Gonzaï, par exemple.

Je me souviens de plusieurs journées à attendre des réponses de toi, me demandant ce que tu foutais. Est-ce que gouverner un magazine, comme dirait Hollande – ou n’importe quel chef d’entreprise, c’est se condamner à l’isolement parce qu’on doit TOUT gérer parce que personne ne veut pas tripatouiller la merde ? 

Ah ah mais Hollande, il fuit les conflits et fonctionne sur le consensus ! Moi, je m’en fous des conflits et du consensus, au contraire j’ai toujours encouragé une certaine tension pour pousser les journalistes dans leurs retranchements. L’idée géniale est l’ennemie de l’idée encore plus géniale. C’est bien quand tout le monde est content et que la rédaction est apaisée mais, généralement c’est à partir de ce moment-là où l’ennui vient se glisser et que les articles deviennent moins bons – je parle de Technikart, hein, un truc de prises de paroles fortes et d’opinions, pas du bureau de Poste d’à côté.

Un élément, c’est un épiphénomène ; deux éléments concordants, c’est un phénomène ; trois éléments qui se recoupent, c’est une tendance de couv’.. 

Longtemps le magazine a été réputé pour son anticipation des tendances, des mouvements, etc. Franchement, était-ce du flair ou une succession de hasards heureux ? Est-ce à partir du moment où l’on veut scooper qu’on perd son avance ?

Oui, c’était du flair, très très rarement de hasards. Il y a une phrase accordée à Jean-François Bizot qui me plait beaucoup. Quand il a monté Actuel, ce qui l’intéressait, c’était l’underground. Problème : y avait pas vraiment d’underground en France. Donc il a dit à ses troupes : « C’est à nous d’inventer l’underground », sous-entendu « on sera les mieux placés pour en parler. » Technikart, c’est pareil. Lancer des concepts pour mieux les maîtriser. Bon, ok, sur certains, on s’est ensuite fait doubler : notre « droite chaudasse » est devenue la droite bling-bling, nos « bobolcheviks » sont devenus les hipsters, nos « techno-beaufs » sont devenus, euh… nous tous ! Et puis après, il suffit de regarder autour de toi. Le post-humain, ça colle avec Houellebecq, la vie Fight Club avec l’attaque du WTC, « Bienvenue dans un monde inutile » à la grande vague du buzz dans laquelle nous nous agitons sans cesse, « L’âge du presque », bah oui on est tous dans une vie « presque ». Bref, j’ai pas tous les trucs en tête. Mais la consigne était résumée dans cette phrase : « Un élément, c’est un épiphénomène ; deux éléments concordants, c’est un phénomène ; trois éléments qui se recoupent, c’est une tendance de couv’. »

Comment est née la première équipe du magazine ? (Nassif, Patrick Williams, etc)

En fait, je ne suis jamais allé chercher les gens, ce sont eux qui sont venus au journal. Philippe Nassif, il est arrivé avec Charles Pépin en disant : « On voudrait proposer un article sur les liens entre Nietzsche et Bruce Lee que les Inrocks n’ont pas voulu. » Ah ben oui, écris-le pour demain, tiens. Patrick Williams débarquait de Best et ramait pour placer ses papiers. Olivier Malnuit, d’Interactif. Jacques Braunstein, de Globe. Benoit Sabatier avait dû faire un stage aux Inrocks. Nico Santolaria enchaînait les CDD à Libé, Léo Haddad débarquait en disant « le cinéma de Hong Kong, les gars, le cinéma de Hong Kong ! ». Bref, chaque personne qui poussait la porte du mag avait un point de vue qui tue sur la société telle qu’elle était au moment M. Les autres, bah, ils restaient pas très longtemps. Et ceux qui s’accrochaient, on essayait de gentiment les pousser dehors. Et puis plus récemment, on va dire les cinq dernières années, il y a eu toute un vague de jeunes journalistes, vraiment bons, que j’ai encouragés personnellement à continuer dans cette voie, à affirmer encore plus leur propos, à ne pas avoir peur de l’écriture.

La presse papier va disparaître et entre aujourd’hui et le moment où tout le monde sera équipé de tablettes et aura pris l’habitude de consommer ses organes préférés dessus, ça, on va en chier.

Ton opinion sur l’état de la presse culturelle en France. Sans tomber dans le « perspective et enjeux », comment vois-tu l’évolution du secteur, et quelles sont selon toi les raisons qui expliquent sa paupérisation en kiosques ?

Mais la paupérisation ne touche pas que la presse culturelle que je sache, ça touche tous les secteurs de la presse, à moins que tu aies un scoop pour me prouver le contraire ! Après, j’entends sans arrêt que la presse va mourir, ce qui me fait quand même bien marrer. Tu vas t’informer sérieusement où s’il n’y pas plus de presse ? Sur ton Facebook, ton Twitter ? Sur des sites de merde comme Melty ? Ce qui est vrai en revanche, c’est que la presse papier va disparaître et qu’entre aujourd’hui et le moment où tout le monde sera équipé de tablettes et aura pris l’habitude de consommer ses organes préférés dessus, ça, on va en chier. Ensuite, je pense que l’info gratuite va se raréfier. Ça va prendre du temps parce que les médias ont creusé leur propre tombe en filant tout gratos aux lecteurs et que c’est dur de changer les habitudes après ça. Il va falloir ensuite qu’ils se diversifient. On vit dans une époque où les tuyaux se multiplient et ces tuyaux, il faut les remplir avec du sens, c’est là un marché dont il faut que les médias traditionnels se saisissent – et beaucoup l’ont compris et le font déjà. Enfin, je pense que les médias ne pourront plus vivre par leur seule production d’informations : ils devront proposer un univers global, devenir des grands magasins qui vendent des bagnoles, des voyages, je sais pas quoi, ET EN PLUS de l’info. En fait, si tu veux que je te résume ça avec une image, sortir de l’univers « kiosque » avec un mec mal payé, qui se gèle et qui ne peut pas aller pisser pour des salons de lecture ultra-confortables avec un service sexy.

Tu connais beaucoup de magazines indés qui ont tenu aussi longtemps ?

Plusieurs anecdotes circulent sur l’histoire du magazine, je pense à Yves Adrien venant donner une paire de gifle à un correcteur parce qu’il avait voulu corriger une virgule sur un de ses papiers.Comment tu as vécu tous ces trucs toi, de l’intérieur ? 

Oui et puis on a eu la Tribu Ka, les Identitaires qui ont débarqué à la rédac, les quelques mecs qui m’en voulaient et contre qui j’ai dû aller déposer une plainte, une bagarre avec des mecs de Ni Putes Ni Soumises, toute la Creuse sur le dos après un article sur Guéret et j’en passe, mais c’est vraiment que dalle par rapport à ce qui s’est passé chez Charlie – paix à leurs âmes même si on n’a jamais été potes. Pour le reste, je l’ai bien vécu parce que ça n’a jamais été ultra-violent et qu’on n’a jamais manqué de respect gratuitement à quelqu’un.

Ton plus grand regret, en 20 ans de direction ?

D’avoir arrêté deux ans trop tard et d’avoir mal anticipé notre manque de direction stratégique globale.

Ta plus grande fierté, d’un point de vue journalistique ?

Tu connais beaucoup de magazines indés qui ont tenu aussi longtemps ? Ça c’est une première fierté. Et puis après, j’en ai des dizaines d’autres. Ne pas se prendre au sérieux, monter des dossiers qui tenaient la route à partir d’une blague pourrie qui nous avait tous fait marrer. Laisser beaucoup de liberté dans le ton journalistique. Surtout, que tout cela ait profondément marqué ceux qui passés par cette rédaction comme tous ceux qui ont lu Technikart régulièrement. Ok, ça ne fait pas la Terre entière, mais une bonne communauté quand même.

Avec le recul, repartirais-tu pour le même bordel, si tu avais su à l’avance ?

J’ai adoré ce bordel, comme tu dis. Donc oui, sans hésiter un seul instant.

99964294

[1] Légende à demie vraie puisqu’en tant que journaliste pour Technikart j’ai toujours peu ou prou toujours été payé. Certes parfois difficilement, certes parfois en organisant des quasi délégations syndicales ou tour de passe passe avec le service comptabilité, certes parfois avec des mois de retard mais après tout, on n’a rien sans rien.

7 commentaires

  1. Originaire de Toulon, je me souviens avec émotion de mon premier Technikart acheté en kiosque, circa 1997…
    Technikart le magazine que j’ai lu de 20 à 36 ans, et que j’espère lire encore longtemps !

  2. A Toulouse, j’ai passé plus de temps dans les rayons de la Médiathèque Associative que dans ceux de la bibliothèque de la fac. Je séchais sur l’histoire de l’Allemagne mais j’étais incollable sur celle du punk en Amérique. Blitzkrieg ? Oui, mais Blitzkrieg Pop.
    Puis j’ai découvert Technikart et son style par dessus tout. J’attachais plus d’importance à la résonance des phrases qu’à leur sens. « Il parle de quoi le dernier Technikart ? » « Je sais pas mais putain, lis-le. » Je me suis peut-être abonné pour la forme mais au fond Technikart m’a appris à mettre les mots que je voulais sur ce que je ressentais.
    Ces piliers de mon éducation musicale m’ont non seulement mis des rêves plein la tête mais m’ont poussé à les réaliser.

  3. C’est dingue de se dire que la première vie de Technikart s’arrête là, un peu en eau de boudin. La prochaine version sera sans doute très bien, mais jamais elle ne pourra égaler ce que ce mensuel nous a apporté pendant toutes ces années. Il en va ainsi de l’Histoire, qui montre qu’un titre de presse, lorsque repris par une nouvelle équipe, amputé de ses forces originelles, touché par l’usure naturelle du temps, ne peut jamais vraiment reproduire ce qui a contribué à le façonner – question de contexte.
    J’ai plongé dans Tech à la toute fin des 90’s, et pendant quinze ans, je n’ai pas raté un seul numéro. C’était une grille de lecture fascinante pour comprendre et anticiper mon époque, ma génération, c’était brillant et drôle, tourné vers l’avenir, bouillonnant d’idées et de partis pris qui nous poussaient à prendre position (et pas forcément dans le même sens). Il y avait (et il y aura encore ?) des plumes essentielles : Léo Haddad, Nicolas Santolaria, Malnuit, Sabatier bien sûr… qui disaient la pop-culture autrement, donnaient envie, rendaient séduisantes des choses parfois abstraites pour le plus grand nombre. Non, Technikart n’était pas réservé à une élite : il était juste seul sur son créneau, et ça agace. Alors on pouvait rester dubitatifs devant ces affinités électives, ces longs dossiers qui théorisaient parfois sur du vide, mais on se marrait bien. Le problème en fin de compte, c’est que l’époque, la pub, les pages conso déguisées, la dilution du cool dans les autres médiums, toutes ces choses ont pris le dessus dans les dernières années : un mensuel à concepts forts, mangé par des créatifs en manque de concepts.
    Sinon, merci pour tout.

  4. « 0 partage sur Google + »… Ha ha ha! Pardon. Sans doute Mickael Jacskon n’est pas mort mais essaye de nous contacter via Google plus avec Casimir et les passagers perdus par la Malaisian Airlines. Pardon de troubler votre veillée funèbre.

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