A l'ère de la paparazade numérique, Richard Dumas reste un bouffeur de ganaches comme on n'en fait plus. Artisan photographique d'une galerie de personnages dignes d'un polar d'Ellroy où les contrastes et la matière seraient les armes parfaites d'un crime sans preuve. Les noirs y sont impitoyables et les pâleurs trahissent souvent le désespoir ravageur de ces êtres, parfois cramés, tous avides de postérité.

Révélateur d’âme, Dumas met en lumière des grandes personnalités en chairs obscures, des grains d’expressions qu’il fige à l’argentique dans un environnement naturel, à des années-lumière d’un Mondino à l’insupportable palette graphique pour répliquant de Blade Runner.
Lorsqu’on le rencontre pour lui parler de son travail, le Rennais ne fanfaronne pas avec un book comme le font ces excités de la mitraillette clic-clac qui exhibent leurs trophées de chasse en 21 x 29,7. Dumas, élégant gentleman rock, aux faux airs diaphanes d’Oscar Wilde, est d’une autre trempe. Humblement, il dégaine une série de petits formats cornés, déchirés à la main par ses bons soins, puis les palpe comme ces clichés d’une enfance perdue, ceux aux bords édentés, aux instants surannés :  « C’est un peu comme si c’était des tout petits vinyles, j’aime bien ces tirages qui n’en imposent pas ». Bredouilleur tel un lonesome pokerman qui s’imprègne de son jeu, Dumas a l’art de suspendre le temps par une discrétion sophistiquée, véritable apanage des artistes de classe qui savent combien une belle œuvre est prégnante, indépendante, évanescente.

Back in the days. Le jeune Richard, aimanté par la musique, délaisse un peu de ses brillantes études scientifiques pour le sacro-saint flipper. Il traîne avec des potes qui ont pour nom Les Marquis de Sade, ou un certain Etienne Daho, alors vendeur de disques. Dumas le poussera d’ailleurs à enregistrer sa première démo, allant jusqu’à y tenir des guitares très Modern Lovers. « Mais j’ai toujours eu du mal a travailler à plusieurs, je suis un solitaire qui a besoin de la présence des autres, je n’aurais jamais pu jouer dans un groupe ».

La photographie s’impose, les musiciens, acteurs, cinéastes et écrivains s’exposent.

«J’aime la photographie de Newtown, Bourdin, Bailey, Avedon, une période où il y avait une absence de prétention. Les photographes n’étaient pas considérés comme des artistes… un peu comme les musiciens qui n’étaient pas des notables. A cette époque les Stones n’étaient pas dans le sérail alors que, par exemple, de nos jours Doherty est estimé socialement. J’ai un ami dentiste aujourd’hui, plus une nana qui lui adresse la parole, c’est devenu des parias tous ces gens-là.» Plus loin, Dumas poursuit la conversation sur la part d’ombre des gens de son espace : « Pour moi, il faut que je rende compte de la présence de quelqu’un, simplement. Ce n’est pas un procédé nouveau. Quand tu vois toutes les pochettes historiques de Dylan ou des Doors, on n’était pas encore dans le marketing, on était plutôt dans le mythe. »

Le décor ainsi planté, Monsieur Dumas nous déroule la bobine pour une petite visite guidée sélective dans la chambre noire de ses nuits blanches. Morceaux choisis :

Alain Bashung, 2002

Là, Bashung me regarde, j’ai choisi l’endroit, ses vêtements… C’est un peu comme si je modelais une part de moi-même, une projection. [NdA : Richard a des traits communs physiques et mentaux avec Bashung assez troublants]. A ses funérailles, c’était étrange, les journalistes laissaient son fils tranquille mais n’arrêtaient pas de me demander des interviews « Monsieur, monsieur vous êtes le fils de Bashung ? ». En un sens, c’était sympa qu’ils me voient si jeune…

Miles Davis, 1989

On m’avait engagé pour un film dans lequel Miles Davis jouait. J’ai toujours détesté être photographe de plateau, tu es celui qui fait chier tout le monde, tu n’as jamais de temps alloué pour toi, et je n’ai pas assez de hargne pour aller solliciter les gens. J’ai accepté uniquement parce qu’il y avait Davis. Pendant une semaine, ce con-là ne m’a pas dit bonjour une seule fois, chaque fois qu’il me voyait il brandissait sa canne pour me repousser. Un jour, l’équipe était au New Morning pour tourner une scène et tout le monde était parti en pause déjeuner. Lui était resté seul, perdu dans un coin, assis sur une chaise métallique. Il n’avait pas d’échappatoire, j’ai senti que c’était le moment de jouer mon va-tout :

– Mr Davis, can I take a picture of you ?
– You know how much money you have to pay to take pictures of me ? Five thousand dollars.
– But you deserve more money than that.
– You’re right, OK, for you it’ll be free.

Là il enlève ses lunettes de soleil pour la première fois de la semaine, il tombe le masque. En fait j’avais tout prémédité, la lumière, mon flash, je savais comment ça allait rentrer dans la boîte, la photo existait déjà dans ma tête. J’ai fait ce cliché, et un autre où il sourit. Puis j’ai commencé à essayer de le diriger, à le faire bouger. Il a remis ses lunettes et il s’est cassé.



Chet Baker et Diane Vavra, 1987

C’était à la MJC de Rennes. J’y suis allé sans connaître les organisateurs. Je me suis faufilé backstage après le concert et je lui ai tout simplement fait ma demande. Il m’a répondu « cool ». C’est le genre de mec qui te regardais et qui arrivait quasiment à te tirer des larmes, il était ailleurs.
Chet Baker c’était la douceur-même. Ça n’a pas dû l’empêcher d’être un salaud avec d’autres, après tout il était junkie et il est mort parce qu’il avait cette sale habitude, en plus de celle de ne pas payer ses dealers.
Là, ils ont posé pour moi. J’ai fait un éclairage qui évite la 3D, pour créer l’effet d’un bas-relief. Ici on n’est pas dans le modelé, tout est net, le fond a la même valeur que les visages et la trompette. On pourrait les mettre entre deux plaques de verres. Quand je fais une photo comme celle-ci, je sais que si je la regarde dans vingt ans j’éprouverai toujours le même sentiment. Je cherche quelque chose qui dure, increvable. Quelque part, les gens cherchent de l’immortalité quand ils se mettent devant l’objectif.

Jeffrey Lee Pierce, 1985

J’avais suivi une tournée du Gun Club. Ce n’était pas pour un magazine, c’était pour moi, par admiration pour les musiciens. Jeffrey Lee traînait sa valise partout derrière lui comme un chien en laisse. Il descendait dans les backstage avec, se posait dans un coin et dormait instantanément, comme un bienheureux. Pendant la séance il s’est endormi, et ça m’a bien plu, son côté Brando et révolté du Bounty. Il paraît qu’une fois il a passé une nuit entière dans Paris, à hurler qu’il voulait faire la peau à Bertrand Cantat parce que Noir Désir avait volé la musique du Gun Club.


Autoportrait en vampire, 1990

C’est un peu un gag. En même temps j’aime bien que cela puisse se prêter à pleins d’interprétations. Le refus des miroirs, de se voir, c’est assez propre aux photographes. Je pense que je fais souffrir les gens quand je les photographie, en tout cas  je ne pourrais pas supporter ce que je leur fais subir.
Pourtant, en général, ils sont contents des séances de pose, parce que je suis très directif. Ils savent que je leur porte une attention particulière, j’écris avec la lumière.

Real doll androgyne, 2000

Un jour, mon pote Philippe Garnier m’envoie un mail me parlant de ce site où on peut se faire fabriquer sa poupée en silicone sur mesure. On peut choisir le poids, la taille des seins, la perruque, la couleur des ongles, les poils pubiens, chatte rasée, combien d’entrées (rires). Je ne sais pas comment ça se fait, mais j’étais déjà tombé sur ce site et j’adorais l’idée d’androïde avec fonction sexuelle. C’est toujours passionnant, en photographie, quand l’ersatz devient plus vrai que l’original. On a sorti un bouquin avec Garnier, qui a écrit un texte sur le sujet [Soft machines, éditions Filligranes – NdA], difficile d’en parler mieux que lui… Ca se passe dans un atelier de San Diego, elles sont fabriquées par Matt McMullen, un chanteur de hard rock. Au départ il a commencé par faire une petite sculpture, et un ami lui a demandé une femme plus grande. Petit à petit il a étudié la notion d’orifice, de mobilité, de poids… elles font plus des cinquante kilos, de la viande morte, un poids mort. Il conseille de la mettre dans un bain chaud avant les rapports, pour la mettre à température ! Ce qui est fantastique, c’est qu’il a un tabou : il refuse de faire une real doll avec la tête de ta femme décédée, ou de la nana qui te fait fantasmer. Pour cette photo j’étais avec Garnier, dans le show room, et on a jeté notre dévolu sur celle-ci. Philippe a eu l’idée de lui ouvrir la braguette, et on s’est rendu compte qu’elle avait une bite ! (rires). C’est tout lui, il va toujours te pousser à regarder les choses sous un autre angle, c’est sidérant cette capacité.


João Cesar Monteiro, 1998

Son cinéma est fascinant. C’est à la fois très littéraire, poétique, dans la citation. Il porte un regard sur la femme que l’on ne voit plus trop, avec une certaine irrévérence, tout en l’érigeant au rang de divinité. Le type est un fou qui avait mis le feu à la maison de sa femme le jour où elle l’a quitté. Je suis parti à Lisbonne sans commande ou plan préconçu, mais il fallait que je le photographie. J’ai logé dans une chambre chez une vieille dame qui, par hasard, le connaissait. Elle l’a appelé et le lendemain je passais l’après midi avec lui. Le barbier, c’était son idée.


Robert De Niro, 1995

Dans le cadre de la promo, il peut aussi se passer des choses, même dans un court laps de temps. Comme par exemple avec De Niro. Étonnamment, je ne me suis pas retrouvé avec un mec qui cherchait à impressionner, il avait l’air fragile. Là il a son regard à la Taxi Driver. Avec Abel Ferrara c’était marrant, j’avais dix minutes, et trois heures après il était toujours à me courir après pour que l’on trouve des endroits différents. Il a sorti sa guitare et s’est mis à jouer du Robert Johnson. Par moments il y a des gens qui te font des cadeaux, ils laissent dérailler… Il faut être souple, c’est pour ça que j’ai juste mon sac et pas de studio avec des fonds et trente-six assistants. Je dirige juste pour la lumière, le reste vient d’eux.


David Lynch, 2006

Eraserhead, un choc monumental, on est dans le pur génie. Il l’a bricolé pendant ses années d’études. Il faisait tout lui-même, il cherchait le pognon, achetait la pellicule… Il connaît tous les métiers du cinéma, c’est un artisan. Je suis allé chez lui à Los Angeles, il a une pièce où il fabrique ses meubles en bois et une autre où il travaille le métal. La dernière fois, on était au Lancaster, où j’ai mes habitudes, mes petits coins favoris. Je lui ai fait une proposition et je lui ai dit « C’est juste une idée, comme ça ». Il m’a répondu « Non, Richard, l’idée c’est tout ce qui compte, l’important c’est juste d’y rester fidèle, il ne faut simplement pas la perdre en route ».

Dumas est de ceux qui laissent une impression insaisissable et c’est peut-être ça, au fond, qui forge l’unicité de son art. Plus que l’acuité propre au photographe pour fabriquer de l’image, c’est cette capacité à vous faire porter un regard particulier, comme un miroir déformant de l’âme : « Finalement, j’aime bien donner l’impression que les gens sont seuls, que je ne suis pas là, je m’absente d’eux, c’est paradoxal…».
En l’observant s’engouffrer dans le métro après notre rencontre, sa pudeur et son sac à boîtiers en bandoulière, je me rends compte que c’était cette image fugace que j’étais venu chercher. Un cliché mental décrivant sa personnalité nichée au fond de ses portraits. Et cette soudaine envie de lui demander comment se sont passées ses vacances dans le Vercors, à faire du saut à l’élastique. Dont acte.

Photos tous droits réservés Richard Dumas

11 commentaires

  1. J’aime ton article. Je ne connaissais pas Richard Dumas, alors merci.
    Les anecdotes de Dumas autour de chaque cliché donnent tout leur sens à ses photos. Elles n’en sont que plus belles.

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