Difficile de dissocier Hunter S. Thompson du junkie grandiloquent en chemise hawaïenne interprété par Johnny Depp dans "Las Vegas Parano", pourtant ‘HST’ occupa surtout la place du cousin déjanté dans la très sérieuse famille du Nouveau Journalisme américain. Ainsi, sa carrière connut une apogée précoce quand il entreprit le récit, à la fois prodigieux de vérité et de licence artistique, de la réélection de Richard Nixon à la Maison Blanche. Ca s’appelle "Fear and Loathing on the campaign trail ’72". Et c’est immense.

Comme le rappelle chaque jour l’empilement des commémorations, on considère largement l’année 1968, en France, comme un coup de barre à gauche sur le plan des valeurs et des conquêtes sociales. Aux Etats-Unis, ces mêmes 12 mois marquèrent plutôt la fin de la récré pour le camp libéral – au sens local du terme. A l’issue d’une séquence politique cauchemardesque, sur fond d’enlisement militaire au Vietnam, Bobby Kennedy et Martin Luther King furent assassinés, la convention démocrate de Chicago vit le maire Daley lâcher la police anti-émeutes sur les manifestants pacifistes de son propre camp et le républicain Richard Nixon remporta une élection présidentielle serrée contre Hubert Humphrey.

Entre Shakespeare et Stallone, Richard II : le retour

Quatre ans plus tard, la réélection de ‘Tricky Dick’ à la présidence serait un ultime coup d’arrêt aux revendications de la jeunesse contestataire du Flower Power et du Mouvement des droits civiques. Journaliste – écrivain libertaire et défoncé notoire, Hunter S. Thompson reste alors sur le grand succès de son roman Fear and loathing in Las Vegas (en V.F. : Las Vegas Parano), une allégorie hallucinée du dévoiement du rêve américain publiée en feuilleton par le magazine Rolling Stone. Devenu une figure incontournable de la rédaction, Thompson a le choix du thème de sa prochaine année de travail. L’homme est aussi féru de politique que de trips à l’acide, comme l’ont révélé ses improbables candidatures à des élections locales dans le Colorado sous les couleurs du ‘Freak Power’. Il assurera donc la couverture, sur une année entière, de la campagne présidentielle, dont le recueil sera publié dans la foulée sous le titre Fear and loathing on the campaign trail ’72.

Le livre consiste en une vaste entreprise de dynamitage d’un thème journalistique corseté entre tous, en lui appliquant les règles du Gonzo brevetées par Hunter S.Thompson lui-même. D’abord, le refus acharné de prétendre livrer un point de vue impartial et distancié. Et comme le rappelle le bon Docteur, la seule chose qui se rapprocherait vraiment d’un journalisme objectif serait ‘le plan fixe d’une caméra de surveillance de la supérette du coin de la rue’. Thompson ne se cache pas : il revendique avoir été le premier à comparer Richard Nixon à Adolph Hitler, à une époque où le point Godwin était bien plus rare qu’aujourd’hui. Par ailleurs, s’il s’affirme indépendant politiquement, il voit dans le démocrate George McGovern un homme intègre, l’un des rares parlementaires américains opposés depuis le début à une intervention militaire au Vietnam, même s’il conchie tout l’establishment de son parti, coupable de duplicité sur le sujet, comme de l’orchestration de la sanglante convention de Chicago quatre ans auparavant – un naufrage dont HST revint durablement traumatisé.

« De loin le moins factuel et le plus précis des comptes-rendus de campagne jamais écrits »

Gonzo à bord

SteadmanAutre composante incontournable du Gonzo, en plus de digressions multiples, d’un humour dévastateur et de fréquentes allusions à l’alcool et aux drogues, le récit met principalement en scène l’auteur lui-même. Il vit l’histoire qu’il raconte avec intensité, en fait partie intégrante et n’hésite pas à en modifier certains détails pour en extraire la quintessence. Un équilibre plus que délicat, souvent recherché par d’autres après HST, pour bien peu de résultats probants. Quelques années plus tard, le directeur de campagne de McGovern, Frank Mankiewicz, expliquera comment le livre fut ‘de loin le moins factuel et le plus précis des comptes-rendus de campagne jamais écrits’. Une nouvelle collaboration avec l’illustrateur anglais Ralph Steadman, aux caricatures toujours sombres et grotesques, ajoute encore à l’ambiance et à l’immersion du lecteur.

L’arrivée de Thompson à Washington, au volant d’une voiture de location tirant une caravane, constitue déjà un morceau de bravoure : le centre-ville est un théâtre où s’affrontent des politiciens prêts à tout sous le regard las de journalistes aux ordres, assiégé par une majorité de quartiers noirs et pauvres où la violence est autrement plus réelle. On dit la primaire démocrate jouée d’avance : le candidat du centre Ed Muskie est ainsi adoubé par la quasi-totalité des barons ‘parce qu’il est le seul à pouvoir battre Nixon’, sans qu’il soit fait grand cas de son absence d’idées fortes, de ses contradictions ou de ses grandes difficultés d’expression. Le lecteur partage la délectation de HST à le voir se déliter à vitesse V, à mesure que tombent les résultats des premiers scrutins : l’homme ne suscite pas l’adhésion de la base, sa campagne est ringarde au possible, et son alternance de phases d’apathie et de colère suggèrent à Thompson l’allusion à un mystérieux docteur brésilien soi-disant chargé de l’alimenter en ibogaïne. Clou du spectacle, l’auteur révèle comment il confia une accréditation à un forcené vindicatif, tout juste sorti de cellule de dégrisement, qui sema un chaos indescriptible dans le train emprunté par Muskie et ses troupes pour sillonner l’état clé de Floride.

Le changement, peut-être pas maintenant

Alors que le favori part en torche, la campagne de terrain de longue haleine du peu médiatique McGovern, fondée sur une armée de jeunes volontaires zélés et idéalistes, porte ses fruits. Impressionné, HST raconte avec précision comment l’outsider devient favori à force de succès emblématiques, tandis que les caciques du parti se regroupent désormais derrière l’étendard d’Hubert Humphrey, et que le ségrégationniste (!) George Wallace, qui brigue une nouvelle fois l’investiture démocrate – il fut un temps où les démocrates tenaient des états du Sud et des positions plus conservatrices qu’aujourd’hui – s’offre plusieurs coups d’éclat. Les balles d’un Nième forcené contribueront à stopper la progression du gouverneur de l’Alabama, dont le populisme assumé, très prisé d’une ‘working class’ blanche en colère, évoque de manière troublante le futur fonds de commerce de Donald J. Trump.

 Dantesque, la bataille a autrement plus de gueule que le Congrès socialiste de Reims.

Tout l’appareil démocrate, comme ses principaux soutiens syndicaux, est désormais mobilisé contre McGovern : HST n’a pas de mots assez durs à leur endroit quand il constate qu’ils sont plus attachés à leur emprise sur le parti qu’à la victoire à la présidentielle. Dans les coulisses de la convention de Miami s’ourdit une manœuvre destinée à faire échouer la désignation du sénateur du Dakota du Sud par une majorité de délégués élus. Thompson décrit alors dans le détail la méticulosité avec laquelle les jeunes stratèges du camp McGovern réagissent en temps réel pour faire capoter le putsch. Dantesque, la bataille a autrement plus de gueule que le Congrès socialiste de Reims. Las, l’euphorie de la victoire ne durera guère : dans un souci de réconciliation fustigé par HST, McGovern choisit comme colistier l’apparatchik arriviste du Missouri Tom Eagleton… dont les médias révèlent dans la foulée le lourd passé de patient psychiatrique, inconnu de l’état-major de son camp. Le procès de McGovern en incompétence est inévitable, tandis que ses atermoiements avant d’évincer Eagleton ternissent son image d’honnête homme aux yeux du grand public. Dire que le scandale du Watergate, dont les premières révélations eurent lieu en juin, n’aura pas eu le temps de livrer tous ses liens avec l’administration Nixon avant l’élection de novembre…

Pour Nixon, le glas ?

La balle dans le pied que s’est tirée le camp McGovern entame la confiance de Thompson avant même qu’ait commencé la campagne du candidat investi. Désabusé, HST rend compte de la convention républicaine qui s’ensuit, dans le même écrin Arts Déco de Miami Beach. Il explique à quel point ‘couvrir McGovern ou Nixon diffère autant que suivre des tournées des Grateful Dead ou du Pape’. Nixon est en effet l’anti-McGovern : celui que Bobby Kennedy désigna comme ‘le côté sombre de l’esprit américain’ tient toutes les manettes du pouvoir et cultive la rareté, tel le chef du SPECTRE dans un vieux James Bond.

Qu’importe si la campagne de 1968 l’a montré en difficulté quand il dut mettre les mains dans le cambouis d’une lutte serrée : le fiasco démocrate l’en exonère cette fois-ci. C’est carrément par le truchement d’un haut-parleur, ou via de rares tête-à-tête accordés aux plus dociles des confrères de HST, qu’il distribue des os à ronger aux médias. S’il n’a rien fait pour mettre un terme à la guerre, il soutient désormais, par la voix du secrétaire d’Etat Henry Kissinger, que ‘la paix est à portée de la main’ pourvu qu’on lui laisse quelques mois de plus. Et, dans le même temps, Richard Nixon donne très volontiers les clés de son parti à des extrémistes et des losers notoires : il compte sur le fait que les hiérarques démocrates le laisseront faire un second mandat… pour mieux reprendre la Maison Blanche quatre ans plus tard, une fois débarrassés de l’encombrant McGovern.

Nixon accorda une heure d’entretien exceptionnel à Thompson à la seule condition que le seul sujet débattu fût le football américain.

HST reconnaît à son ennemi intime ce grand talent de manoeuvrier, qu’illustre un flashback sur leur conversation surréaliste, quatre ans auparavant : Nixon accorda une heure d’entretien exceptionnel à un journaliste, à la seule condition que le seul sujet débattu fût le football américain. Thompson dut à sa compétence plutôt qu’à ses convictions politiques d’être choisi, et put jauger de vive voix les connaissances étendues de Nixon dans ce sport tactique entre tous. Les parallèles entre sport et politique sont d’ailleurs nombreux dans le livre : HST est aussi brillant en matière de paris sportifs qu’à l’heure de miser sur les résultats des élections, et on le devine aussi accro à l’adrénaline des débats qu’à celle des grands matchs… ou à la mescaline.

C’était pas leur guerre

On doit à la convention républicaine les pages les plus fortes du livre. C’est d’abord un sommet d’hilarité quand HST se retrouve au beau milieu d’un régiment de ‘jeunes avec Nixon’ sans avoir pris la peine d’ôter son badge McGovern, et accepte de marcher à leurs côtés vers la scène de la convention en brandissant une pancarte absurde, sa véhémence dans l’invective des télévisions présentes sur le lieu lui valant la sympathie de ses nouveaux amis. Mais c’est surtout la description, soudain grave et dépouillée, du cortège silencieux des vétérans du Vietnam avançant sur le palais des congrès de Collins Avenue. La contemplation de ces estropiés non-violents glace jusqu’aux locataires voyeurs des yachts de la baie, qui festoyaient les jours précédents devant le spectacle du gazage de vagues de gauchistes ineptes par la police de Miami. La puissance de ce passage reflète la profonde sincérité de la révolte de l’auteur, en même temps qu’un talent d’écriture qui aurait à nul doute pu faire de lui le grand romancier américain qu’il regrettera jusqu’au bout de ne pas avoir été.

A mesure que les espoirs démocrates s’amenuisent, l’ambiance dans l’avion des journalistes suivant McGovern se charge de relents de joints et d’alcool, jusque dans la cabine de pilotage. Cette dinguerie croissante contraste avec l’ambiance sépulcrale de l’Holliday Inn de Sioux Falls le soir du résultat final. Lequel était inexorable, mais choque par son ampleur : Nixon réalise un quasi grand chelem le 7 novembre 1972 – seuls le Massachussetts et le District de Columbia ont voté démocrate. Comme le confie McGovern à HST en entretien, deux écoles s’affrontent à l’heure de l’autopsie, après que les éléphants démocrates ont purgé le parti des principaux fidèles de l’ex-candidat : ceux qui pensent qu’il a payé ses faux-pas, au premier rang desquels la nomination d’Eagleton, et ceux qui théorisent l’irrépressible retour de balancier conservateur dans une opinion lassée par plus d’une décennie de luttes sociales et sociétales. Royal et Hamon ont appelé, ils disent que c’est la réponse B.

Un héros fatigué

Hunter S. Thompson, que l’on devine épuisé et en pleine redescente après une année complètement folle, y compris selon ses propres standards, affirme ne pas exclure de redevenir candidat à des élections, pourquoi pas à un poste de sénateur. La suite prouvera que ce junkie de politique n’y est pourtant jamais retourné. Peut-être était-il sevré d’échecs. Les commentaires sur l’ère Bush Jr glissés au hasard des chroniques de son dernier livre, Hey Rube – pourtant consacré au sport –, montrent à quel point il vivait péniblement de voir son pays livré à une nouvelle clique qu’il méprisait de toute son âme. On devine que sa passion pour la chose politique, aussi irrépressible que son amour de la bière, du speed et des armes à feu, lui aura au final fait plus de mal que de bien. Reste qu’on lui doit Fear and loathing on the campaign trail ’72, un témoignage admirable de profondeur, entre deux éclats de rire, sur la société américaine des années Nixon, un objet littéraire incomparable, et le meilleur récit politique que j’aie jamais lu. Il n’est pas traduit en français, ce qui est un mal pour un bien : autant lire un chef d’œuvre dans le texte.

3 commentaires

  1. là est VOTRE PROB!!!!! les U.Z.A. & leur PROPAGANG!!!! & leurs GROOOOPS! Ce N’est pas las de la contre_couture!!!!!!!

  2. Essai non traduit en tant que tel effectivement mais on retrouve de nombreux chapitres dans les Gonzo Papers réédités par Tristram, en français donc.

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