Pour commencer, on pourrait déjà la jouer franchement gauche seventies et en finir avec ce gimmick petit bourgeois qui consiste à se scandaliser en toute occasion des inégalités croissantes qui taraudent notre élégante société. Du fait que 1% des plus riches possèdent plus du quart des actifs européens pendant que les plus pauvres s’appauvrissent encore partout dans le monde. Du fait que d’un côté du globe, on fabrique des iphones pour pas un rond et que de l’autre, chez les intellos précaires coincés entre Pôle emploi et la maison des Artistes (ou l’Agessa), on sert gracieusement la soupe, dans les médias, la culture le public et le privé dans l’espoir d’obtenir une petite place au soleil. Un salaire, une intermittence, n’importe quoi qui permettrait de voir un peu venir. Je ne vous fais pas un dessin. Parce que voilà, tous les Français ne sont pas propriétaires d’un petit appartement ni couverts par une mutuelle qui rembourse leurs onéreux soins dentaires. Du coup, certains de ces plus pauvres finissent par tomber littéralement en morceaux comme dans ces pièces de Bertold Brecht que l’on va voir de l’autre côté du périphérique en fin de semaine grâce à une navette spécialement affrétée pour le public (de braves gens qui prendraient sans doute un abonnement si celui-ci était défiscalisé).
Sans verser dans la transgression zemourienne, on peut honnêtement se dire que cette docte révolte contre la théorie des inégalités est une façon bien sotte de faire semblant de ne pas comprendre ; que l’argent appelle l’argent et que le crime financier paie grassement ceux et celles qui savent y faire : pousser les limites de la légalité, rincer les intermédiaires et gagner ses procès. Mieux, que les prédateurs les plus doués, ceux qui ne se font jamais prendre, sont adulés par l’opinion et servent d’exemple à la société qui n’a finalement d’autre avenir à proposer à ses enfants que (dans le désordre)
- une business school (pour apprendre à réduire ses coûts de fonctionnement et afficher de beaux bilans financiers)
- ce que l’on appelle encore, sans en saisir toute l’ironie, une école de Sciences politiques (pour apprendre à entretenir un réseau et à distribuer les prébendes)
- enfin, mais ça devient rare, une école d’ingénieurs pour apprendre à bricoler des trucs puissants en prenant le risque de devenir les dindons de la farce comme le seront finalement devenus les vétérans d’internet (des hippies devenus hipsters vivant de la drogue narcissique des données personnelles).
Admettez qu’il est sans intérêt de ne pas accepter l’idée que le capitalisme c’est à la fois plus simple et plus compliqué qu’une histoire de rapports de force qu’il faudrait corriger. Aux mécanismes d’exploitation collective sur lesquels tout le monde pourrait sans doute s’accorder (même François Fillon a lu Karl Marx), s’ajoute quand même un truc un peu moins glorieux mais tout à fait délirant ; une égoïste et irrépressible pulsion dont seuls les artistes – cinéastes et écrivains au premier chef – expriment clairement la dimension. Comme disait Jim Morrison, « l’extension logique de l’ego est Dieu. Je pense que l’extension logique du fait de vivre en Amérique est de devenir Président » (Rolling Stones, juillet 1969). Eloquent sentiment de toute puissance dont un Brett Easton Ellis révélera crûment le dispositif avec son American Psycho, roman base-line du capitalisme des années 2000. Soit une sorte de couloir de la mort du divertissement (qui fait suite à cette prison culturelle des années 60 dont parlait Greil Marcus [1] dont la vocation serait de repousser la question de l’argent à l’arrière-plan d’un théâtre de l’extrême violence et de la pornographie, et faire ainsi oublier à un public subjugué par l’horreur de la trilogie de Stieg Larsson ou de l’impitoyable American Horror story la cause directe de cette expression de toute puissance : cet argent bien mal acquis (ou presque) qui réveille la folie d’un sentiment de supériorité inextinguible.
Vous décrochez ? Vous pouvez sortir, mais on garde votre carte Visa Infinite…
Parce que non, on ne va pa ré-expliquer ici que les années 60 ont produit l’ultrabéralisme des années 80 (il faut lire le Figaro Magazine et surtout les éditos gros sabots de Natacha Polony). On va juste répéter cette règle simple de l’accumulation de richesses et redire que l’idée du capitalisme, ce n’est pas de partager mais de dominer, de rafler la mise et, si possible, très vite en réduisant au maximum les risques. Parfois il n’y a même pas besoin de bouger pour s’enrichir, juste attendre le krach (celui de 2008 par exemple, 3000 milliards évaporés), la panique des fonctionnaires internationaux… surtout ne rien dire et les laisser faire, les laisser « injecter de l’argent dans l’économie » oui oui, les laisser mener tambour battant des politiques monétaires accommodantes qui auront pour principal effet de déclencher un afflux de liquidités qui gonflera automatiquement les portefeuilles d’actions les mieux burnés. Reste Assis T’es Payé comme l’on disait avant pour se moquer des agents de la RATP (mais ça c’était avant).
D’autres fois, il suffit juste de laisser courir. Par exemple utiliser de l’amiante jusqu’à son interdiction complète ou vendre des abonnements téléphoniques à 50 euros par mois jusqu’à ce que l’on ne puisse plus faire autrement que de les proposer à 10 euros, voire moins. Parfois il aurait quand même fallu être un peu plus malin, et même « le plus malin » pour reprendre le titre du documentaire qu’Alex Gibney a consacré à l’affaire Enron (« The smartest guy in the room »). L’histoire de types entraînés à pousser la limite façon professionnels du risque et qui se retrouvent aux commandes d’un petit Apocalypse entre amis au vu et au su de tout le monde. C’est pas moi, c’est lui. Ou presque… Comme disait Mark Twain, « ils l’ont fait parce qu’ils ne savaient pas que c’était impossible »
De quoi je parle ? Du fait d’intercepter cette monnaie qui circule, de capter l’argent des autres ; celle de la belle-famille, de la riche veuve, des petits actionnaires, tous ceux qui d’une manière générale n’ont pas d’avocats qui ralentissent les procédures, éteignent les petits et les grands incendies et vous sauvent de la prison. Attention, cette captation est un art, un mouvement à la fois virtuose et condescendant. Un foutage de gueule toujours très technique et souvent impossible à déceler.
« Pas évident du tout, même pour des journalistes qui ont envie de trouver où est l’astuce »
C’est un avocat qui le dit, un « insider » et pas forcément celui que l’on imaginait en poussant la porte de son cabinet. Un type avec qui pour être tout à fait déontologique on a fini par un peu travailler… Maxime Delhomme, drôle de bonhomme qui a enfilé la robe sur le tard après des péripéties situationnistes en Scandinavie où il a appris l’art du petit commerce et de la street culture. Les années 70 et cette dialectique qui cassait les briques à coup de rêve chinois et de libération sexuelle, il en reste quelques traces chez ce sympathique dinosaure qui a appris le Danois avant de se consacrer au Japonais et, évidemment à l’Anglais. C’est l’un des meilleurs spécialistes du droit pénal des affaires en France, celui qui a envoyé au tapis quelques gros poissons du business qu’il aborde à la manière de l’aikido dont il est d’ailleurs ceinture noire (on ne sait jamais…) : en attrapant son adversaire rudement et le faire pivoter en douceur jusqu’au point de déséquilibre (situationniste un jour, situationniste toujours). « Dans les affaires, je cherche le point de rupture, explique-t-il, la magouille de trop qui va faire que tout va basculer » Un art du retournement devenu la marque de fabrique d’un homme qui a pour particularité de ne ressembler à personne et de s’intéresser fiévreusement à cette passion pour l’argent, cette « morbidité » dit-il qui pousse parfois (souvent ?) à prendre des « raccourcis » à se constituer en grand prédateur au dessus des lois, plus fort que tous et, par dessus le marché, adulé par les foules. Sans être un chevalier blanc (c’est Molière plutôt que Dumas), Delhomme a ouvert le chemin à l’Association de défense des actionnaires minoritaires (Adam) en débusquant une tactique qui allait devenir un classique dans les années 90. Une opération de rachat d’actions dont le prix fut minoré lors d’une recomposition de capital après fusion de plusieurs entités, une manœuvre discrète permettant de produire une « valeurs ajoutée » aux dépens des propriétaires de ces dites actions (minoritaires) … Version chabrolienne du méchant capitalisme mondial avec dans les rôles principaux des fils de bonne famille riant très fort d’exploits consistant surtout à prendre leurs cousins de province pour des demeurés. A l’époque, on pouvait encore croire que le Front National relevait d’un amusant folklore et Marine le Pen qui venait tout juste d’obtenir son certificat d’aptitude à la profession d’avocat plaidait en comparution immédiate et défendait des étrangers en situation irrégulière (C’est ce que dit Wikipedia). C’était le bon temps d’une délinquance financière tout en rondeurs et bonnes manières et apparue un peu plus tôt – sans doute au mi-temps des années 70- au moment où la crise économique et la globalisation permettaient de mettre au point de juteuses opérations financières, et bien sûr immobilières.
« C’est toujours la même histoire, explique Delhomme. Le but du jeu consiste à récupérer des actifs moins chers qu’ils ne valent » Et sur ce plan, un certain nombre de (mauvais) coups sont envisageables. Etant donné que tout bouge un peu tout le temps, les règlements, les valeurs, les acteurs… tout le monde au bout du compte est susceptible de franchir la ligne entre ce qui est permis et ce qui n’est pas honnête et d’aller gambader sur ce petit terrain vague, littéraire à souhait, qui garantit de vraies secousses d’adrénaline aux ambitieux prêts à faire bouger les lignes. La quête de l’argent c’est parfois une version Wall Street du « balcon en forêt » avec Gordon Gekko dans le rôle de Julien Gracq.
Du coup, vous vous demandez sûrement qui sont ces gens dont le visage délinquant n’apparaît jamais vraiment sinon obscurément dans un arrêt de la cour de Cassation, quinze ans après les faits… Des gens dont l’affaire a soi-disant été classée et qui brandissent bien haut l’idée de protection de la vie privée. Qui sont ces malins qui savent passer entre les grosses gouttes de la justice ? Comme l’explique notre avocat, ces gars là ne se situent pas dans la délinquance ordinaire, ils ne sont pas dans ce plaisir simple et jaculatoire de l’arme à feu que l’on brandit à la cantonade. Non, le délinquant à col blanc est plutôt un intellectuel de l’entourloupe, il est, lui, dans la jouissance de l’escroquerie, attaquant de front la vénalité de la nature humaine qu’il va corrompre par petites touches jusqu’à la dénaturer progressivement. Sa tactique est insidieuse et permet d’entraîner doucement ses victimes sur le terrain de leur propre cupidité. Si le braqueur défie sa pulsion de mort, l’escroc embrouille sa victime en lui laissant entrevoir la face sombre de l’argent, sa morbidité radicale et finit par le convaincre que oui, il est possible d’abuser du contrat social et de se frayer un chemin entre les droits et les devoirs qui garantissent l’équité devant la loi.
Oui, murmure l‘escroc, nous ne sommes pas tous égaux, il y a ceux qui savent et les autres; et puis ceux qui savent et ceux qui osent… Nietzschéisme de traders derrière lequel le vrai talent consiste à devenir capable de gérer intimement des contradictions fondamentales; être bon et méchant à la fois, planquer de l’argent en Suisse et lutter contre la corruption, acheter des marchés publics et financer des organisations humanitaires, corrompre des élus et défendre la démocratie. Ce ne sont pas à proprement parler des mensonges (“dans les yeux Monsieur le député, je vous le dis dans les yeux”) mais plutôt ce que l’on appelle une “morale pratique” dont on entendra avec malice le double sens et qui prime absolument partout lorsqu’on monte les étages des sièges sociaux des entreprises du CAC. Une dissonance cognitive comme l’on dit en psychologie, décrite en détails par le sociologue Michel Villette dans son livre Portrait de l’homme d’affaires en prédateur[2] et qui permet de s’arranger de vérités contradictoires. D’un côté l’adhésion à une morale de l’avidité, de l’autre une exigence de dénuement écolo-catho; less is more, décroissance et tout le tintouin. Deux univers qui ne se rencontrent jamais mais qui se déroulent en parallèle dans la tête d’individus qui finissent soit par se suicider, soit par bien se marrer. Alors attention, prévient Michel Villette, “ne croyez surtout pas que tous les hommes d’affaires sont des cyniques, ils peuvent aussi être embarrassés ou carrément rigolos sur le sujet”… S’ils font des coups un peu tordus, c’est parce qu’ils ont été pris au jeu, dans ce mélange de jubilation et de sens du devoir distillé par leurs aînés. Les petits arrangements de la cuisine comptable, les notes de frais qui ne devraient pas en être, les factures fausses que l’on présente au bilan en attendant de se refaire, les avocats connaissent ça par coeur. “Quand on est dedans, les conditions de l’honnêteté ne se pose pas de la même façon, c’est mis en suspens contre d’autres critères, le professionnalisme, l’esprit d’équipe… le problème moral est gommé ou déplacé. Il ne peut pas être posé en tant que tel, ce serait dangereux pour tout le monde” résume Villette.
Le point de départ toujours, c’est l’avidité, un immense appétit
Pour comprendre la vie de ces grands prédateurs, le sociologue a étudié les mémoires de ceux qui ne se sont jamais fait prendre, “ceux qui ont réussi à devenir super riches en moins de vingt ans, en partant de rien”. La méthode : lire leur success story et regarder de près ce qu’il se passe lorsque la fortune personnelle s’accroît brutalement. “Le point de départ toujours, c’est l’avidité, un immense appétit”. Et pour le satisfaire il faut trouver un mentor, son mentor, celui qui va vous initier (“sans protecteur c’est la ruine assurée”). Ce peut être un aîné, un patron. En général c’est un banquier d’affaires dont le job est justement de “détecter les talents”, de monter une écurie (et sans doute de s’enrichir au passage). Vient ensuite le temps de l’émancipation qui nécessite de se détacher du père voire de s’en débarrasser; en général avec les moyens du bord, avec plus ou moins de classe. Logiquement, on finit par en faire un simple partenaire suivant en cela le guideline très fonctionnel qui régit le monde des affaires. “Généreux avec mes amis, impitoyable avec mes ennemis”. Tant que vous aidez à l’accumulation du capital, on vous soutient sinon ben…
Il y a bien sûr beaucoup de technique dans ce métier, au delà de savoir de quoi on parle et de connaître parfaitement son secteur d’activité (le bois, le béton, les algorithmes). Il y a un esprit rationnel qui cherche par tous les moyens à réduire au maximum les risques d’une opération; et donc d’être en position d’être suffisamment informé sur ce qui se passe autour pour brouiller les pistes, corrompre et conserver une longueur d’avance sur la concurrence (c’est sans doute la raison pour laquelle tout le monde écoute tout le monde). La force du joueur, c’est sa capacité de manipulation, son pas de deux avec le délit d’initié. Pour autant, il ne suffit pas d’être un bon petit pervers narcissique pour devenir super-riche (ça c’est bon pour les directeurs salariés). Celui qui va atteindre les sommets est plutôt une sorte d’extra-terrestre; quelqu’un qui a su se placer dans une configuration originale de services, et qui combine une série de compétences inédites, des trucs que personne n’avait jusqu’ici agrégés – du financier, du marketing, du technique. Un visionnaire comme dirait Apple. Un obsessionnel surtout l’enrichissement étant d’abord une course de fond pendant laquelle il faut accumuler beaucoup parce-qu’il faut payer beaucoup (surtout là où la législation devient contraignante). Course du rat disait Scorcese (The Departed), fuite en avant durant laquelle on peut perdre sa capacité à “tenir ses engagements” et devenir ce mauvais garçon abandonné de tous ou pire encore, shifté dans la case “prison” en perdant au passage son aura de cador et sa grosse paire de couilles. “Le vacarme du scandale” dit Delhomme, c’est pour les escrocs qui finissent par faire la victime de trop. Celle qui va rameuter toutes les autres.
Donc récapitulons.
Phase 1 : prédation.
Phase 2 : accumulation – et si possible- innovation avec la volonté de faire storytelling (dans les années 60 c’était l’automobile, dans les années 70/80 l’informatique ; aujourd’hui ça se passe plutôt autour de la génétique, l’espérance de vie, la “mort de la mort” comme l’on dit chez Google).
Phase 3 : notabilisation. En effet, les bourgeois ne sont pas “comme des cochons”, ce sont des hommes tout simplement. Ils ont pris grand soin de nettoyer les saletés qui pouvaient encore subsister sur le périmètre de l’entreprise. Ils ont payé et bien nourri ceux et celles qui pouvaient ramener à la surface les vieilles histoires de gangsters du début. Et en général ça fonctionne très bien, c’est d’ailleurs ce qui étonne le plus notre sociologue, le fait qu’en terres capitalistes, les voyous finissent par entrer au Panthéon et font l’objet de l’admiration de leurs contemporains (il faut vraiment être mal intentionné pour laisser entendre que “Le loup de Wall street” aurait pu être financé par l’argent de la mafia non ?) Grisés par leur propre audace, ils deviennent alors mécènes en art contemporain, grands capitaines de l’action humanitaire, experts en politique sociale, ou encore spécialistes de la lutte contre le pauvreté. Enfin, la morale des affaires se fond dans la morale commune dans une impeccable opération d’auto-blanchiment. Parce que la partie touche à sa fin, il faut prendre le temps de devenir quelqu’un de respectable, sans doute parce que surgit alors cette inquiétante étrangeté, cet ultime évènement qui consiste à se dessaisir de son bien afin de le transmettre à celui, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, qui porte son nom et sa descendance. Un dernier vertige de grand fauve qu’il ne faut surtout pas louper si on ne veut pas se voir reprocher d’avoir complètement raté sa vie.
[1] The Doors, une vie à l’écoute de cinq années d’enfer, Greil Marcus, Galaade editions
[2] Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, Michel Villette, éditions la Découverte
3 commentaires
Genial
Ben ça me donne presque envie d’aimer les loups, on d’haïr les moutons. Mais puisque tout est mélangé…. J’vais continuer de m’en foutre.
C’est l’histoire de l’accumulation primitive du capital, chapitre 26 à 33 dans Das Kapital. Nous nous réjouissons à penser que cela est encore possible, 5 siècles et des brouettes après l’Enclosure. Mais c’est bien sûr une fiction. Pour un Xavier Niel combien d’héritiers.