Parce qu’on parle là d’un mouvement qui avait un mode de pensée. Je ne parle pas de gimmick ou de dressing code, alors n’allez pas me sortir que le trip-hop avait un objectif et tout le revival post-punk un quelconque état d’esprit. Un charleston sauteur ou un tempo binaire ne changent pas une vie. Alors que oui, j’avoue, si je n’écoute plus guère Nevermind et n’ai jamais acheté un seul des disques de R.E.M., je ne peux penser à Nirvana sans me revoir en train d’essayer ma première basse dans Pigalle ou découper mes jeans au cutter en cours de maths.
Plan sur un drap plissé. Un type aux cheveux mi-longs tourne et retourne avant de se redresser dans son lit. Tourmenté, il se lève et va jusqu’à son bureau. Dans la pâle lumière d’un écran de veille, il scrute sa bibliothèque et sort un épais volume bleu titré de jaune et le rapporte dans la chambre. Inquiète, sa nana se redresse à son tour. Lui : «C’est rien. Je me demande juste si comme moi, Michael Azerrad[1] est triste de la réédition de Nevermind ou s’il est fier de la démission de R.E.M.».
Franchement, c’est le mot mode ou pensée qui vous énerve ? Disons que ce courant sinon artistique, au moins culturel et social, qu’on a un jour étiqueté “alternative rock[2]” avait un but et des moyens d’action qu’on ne retrouve pas chez Radiohead ou Bloc Party : s’affranchir d’une industrie et de ses exigences. En terme de musique. Comme le punk avait coupé les liens qui le rattachaient au format pop (adieu 3’30’’ et autres verse/chorus/verse), ces peculiar-eighties tiraient la chasse sur, en vrac : production sonore, imagerie calculée, logique et rythme des sorties, et même séance de mixage. OK, le sobriquet “alternative rock” a été déféqué par les même pubards qui avait changé ‘punk’ en ‘new wave’, je vous l’accorde. Mais à un moment il fallait bien faire le distinguo entre le hardcore mort sous les coups de rangers de chevelus en pantalon lycra, et cet underground qui ne l’était plus à force d’être joué sur les radios des campus.
Alors oui, qu’on le veuille ou non, R.E.M. et Nirvana ont appartenu à ce même courant. Notez bien que je dis Nirvana, et pas Nevermind.
R.E.M. c’est pas Shinny Happy People. C’est le groupe qui s’est tiré du trou de boue(seux) des Allman Brothers, a suivi la route tracée à la charrue par Black Flag et enchaîné les clubs merdiques en serrant les dents. Entièrement raccord avec la prise de distance et de contrôle initiée par la clique du label hardcore originel SST : une (absence de) vie entièrement dévouée à la création, au prix fort : malnutrition de rigueur, vivre dans un van, dormir sous la console du studio, et oublier d’avoir des amis ou un appartement où rentrer, puisque les tournées ne cessent jamais. Henry Rollins ne se lasse pas de raconter les disputes engendrées par une barre de chocolat bouffée en douce, et Hüsker Dü a reconnu se gaver de speed moins pour le fun que parce que c’était d’excellents coupe-faim… Pour sa part, R.E.M. a une collection d’histoires de chambres d’hôtels single partagées à cinq, et de van où l’on dort sur un ampli avec le tom basse comme oreiller. Raccord, je vous dis.
Et puis il y avait les quasi-proverbiaux labels indépendants, montés à l’arrache pour s’autoproduire mais devenant rapidement une fin en soi : il fallait publier d’autres groupes, par solidarité et volonté de montrer qu’une musique différente existait, of course, mais aussi, bêtement, pour rentabiliser le label. Si les teens d’aujourd’hui s’improvisent (mauvais) attachés de presse, les indés jouaient les comptables et juristes à mi-temps. Pose ta basse Chuck et chausse tes lunettes, Bob demande si on peut faire le plein ou si faut faire basket.
Sept ans plus tard, soit ces gars étaient morts de faim ou suicidés en se taillant les veines avec un plan comptable, soit ils avaient gagné l’attention des majors. Enfin, de Warner. Rions noir avec ses maths : 50% de ceux qui signèrent ne virent jamais le changement de décennie. Splittés ou flingués. C’est plus un courant, c’est Dix Petits Nègres… Parmi les autres, il y avait R.E.M. donc, qui continua de pondre des pop-hits en prenant le fric de MTV sans lâcher de mou sur les choix artistiques (aussi ringards fussent-ils, pour ce qui est des pochettes ou des clips) ou stratégiques, comme le refus de tourner malgré six singles pour Automatic For The People, et j’en passe.
Oh, et il y avait Nirvana aussi. Mais bon.
Nirvana est arrivé quand les majors salivaient déjà. À jouer là où il était, sans s’éloigner. Avant d’être plébiscité par Mudhoney, puis les Sonic Youth qui l’ont refourgué à Geffen, on connaît l’histoire. Pas que je veuille leur reprocher de ne pas avoir souffert de scolioses et d’avoir mangé à leur faim. Même, nombre d’enregistrements correspondent à ce mode de pensée où on fait ce qu’on a envie de faire quitte à bazarder du déchet après, genre les try-outs metal ou new wave qui réapparaîtront sur Incesticide, et Bleach, meilleur en live qu’en CD, et ceux qui étaient à la MJC d’Issy-les-Moulineaux en 89 vous le confirmeront. Mais enfin, pour dire les choses simplement Nevermind est un album d’arriviste. Un fan parfait, monté dans le wagon déjà lancé à pleine vitesse pour mieux arriver là où il pourrait jouer de la pop.
Ce type crevait de plaire, et je le comprends mieux que quiconque. Entrisme mon cul, le dernier enregistrement du trio fut une reprise du Moribond de Brel. Pourtant c’est pas une question de musique, je vous dis. Nirvana ne s’est pas “vendu” mais il a clôturé un mouvement ; Stipe n’a jamais parlé de faire du punk, lui…
A trop répéter le discours formaté de Greg Ginn, Steve Albini et Greg Sage, le jeune Nirvana était une caricature indé qui vendit toute sa carrière un message suranné à une décennie de gosses (dont ma pomme à cheveux mi-longs) qui ne trouveraient plus jamais ce dont Kurt parlait : de toutes les 90’s, il n’y aurait plus jamais de Hüsker Dü ou Beat Happening. Exception faite des débilités géniales des Butthole Surfers et de Washing Machine qui est un joyau pur (NDA : je plaide l’addiction à Sonic Youth, votre honneur), les Red Hot ne furent jamais les Minutemen et Nirvana ne devint jamais les Wipers. Pas grave : In Utero est une tuerie, et chaque bootleg du power trio est délicieux, mais ça ne change rien au fait que ce genre-là, le rock indé, l’alternatif, était mort avec sa signature contractuelle.
Toi qui comptes nous envoyer ton EPK façonné sous moviemaker, chère tête blonde pleine de Rock & Flocons d’avoine, lis ces lignes avec attention avant d’écrire “rock indé” sur ta fanpage FB.
Comment voulez-vous faire accepter le refus de toute stratégie commerciale à une entreprise dont c’est exactement le métier ? No offense, mais tous ont quitté leur label indé pour pouvoir VENDRE PLUS : Sonic Youth comme Hüsker Dü étaient exaspérés de jouer devant un public qui n’avait pas trouvé leur dernier album chez le disquaire du coin. Ce n’est pas une question de ‘trop pop’ ou ‘surproduit’ mais pour vendre il faut diffuser, donc entrer dans des créneaux évaluables, quantifiables. Alors, indé Arcade Fire ? Indé Muse ? C’est pas moi qui le dit, c’est Wikipédia.
À l’époque, quand un groupe passait de l’indé à une major, on parlait de ‘faire le saut’ («they jumped major in 1988» dans le texte), et vous croyez tous qu’il s’agit d’un tremplin. Erreur. C’est changer de planète. C’est passer de la national 2 à la ligue 1 : le ballon est le même, mais l’entraînement est obligatoire tous les jours sans exception, et tu peux laisser chez toi tes opinions sur le n°14 au moment d’entrer sur la pelouse. “Que tu penses que cela entache la créativité est sans doute vrai, mais mon job, bonhomme, est de te faire vendre.” Justement, avec ses deux mixages superposés comme du Nutella sur du pain déjà beurré, Nevermind faisait exactement ce boulot-là.
Pour achever les doutes, posons le débat dans l’autre sens : que doit-on regretter ou non ?
Pourquoi Stipe & Buck & Mills continueraient-ils ? Qu’ont-ils à offrir à leurs auditeurs ? Un énième disque de pop au numéro de série inaperçu dans un catalogue ? Quand on voit déjà ce qu’est devenu Thom York, le chanteur atone (for peace)… Bon Dieu, même Flea s’est appauvri dans ce machin. Ne serait-ce que musicalement, R.E.M. a bien raison de raccrocher les gants de toilette. Qu’ont-ils à offrir à l’industrie discographique ? Une façon de tourner différente ; hier le mot d’ordre était “écono[3]” pour toucher un public différent, aujourd’hui c’est “écolo”. Je me demande ce que sifflote une empreinte carbone en rentrant chez elle…
Qu’apporte Nevermind aux générations d’aujourd’hui ? À part un cash flow substantiel et assuré (quelques 12 millions déjà vendus) pour une industrie plus affamée aujourd’hui qu’on ne le leur reprochait à l’époque[4]. Attend-on un revival alternatif ? Des post-Pixies ou des sous-Dinosaur Jr. ? Rééditer Nevermind, c’est fêter une compromission. Rajouter ces démos et un live, c’est montrer ce qu’il y avait avant lui, ce à quoi il a mis fin.
Je félicite la lucidité de R.E.M. et le courage face à un tel constat. Préférons toujours une déchetterie à un centre de recyclage bénéficiaire.
Illustrations : Half Bob
[1] Journaliste musical et écrivain américain, il a notamment publié le best-seller Come as you are, biographie du groupe de Cobain avant son sautage de caisson. En 2006, Azerrad remet le couvert en co-produisant le biopic About a son sur le kid de Seattle.
[2] Alternatif : si vous confondez avec les alterno bien d’chez-nous, allez voir chez SubPop si j’y suis.
[3] Dans la bouche de Mike Watt, cela signifiait « dépenser le moins possible dans les tournées et les enregistrements pour que le plus grand nombre puisse se payer son disque ou sa place ».
[4] Finalement amusant de voir qui crève de faim aujourd’hui : Henry Rollins doit s’engloutir des palettes de Mars (“Et ça repart…”) à la santé de Warner.
15 commentaires
J’applaudis des deux mains, mais je ne peux m’empêcher une remarque : les Red Hot sont des Californiens : entre le punk et le soleil, le choix était vite fait. Eux aussi ont eu leurs lot de plan couchette sur la tête d’ampli de l’ampeg… aujourd’hui, ils font semblant de faire les zouaves sur le toit d’un immeuble alors qu’ils feraient mieux d’en sauter. Effectivement, bravo à REM d’accepter de vieillir. Et bravo à toi, camarade.
Putain Hilaire t’es un visionnaire …
Ok, mais Sonic Youth n’a jamais racolé l’audience. C’était un groupe underground qui a lentement accédé à la notoriété. Et qui logiquement a accepté les contrats. Et qui est resté assez intègre même s’il a vieilli aujourd’hui.
Je tournicote un peu mais j’ai l’impression que vous accusez les artistes de réussir. Alors que je ne connais pas un seul puritain de l’art qui ne rêve d’imagerie MTV. Et qui pour de l’argent ne serait pas prêt à oublier la musique…
Ou me trompe-je ?
Désolé les jeunes !
PS : Je donne des cours d’accordéon le soir chez moi. C’est pas trop cher.
the question is : qui a le monopole de l’authenticité? qui fait sens? Est ce l’oeuvre qui fait la richesse ou la richesse qui fait l’oeuvre?
Après, être altern, indie, under, je n’aime pas trop ces mots, c’est dans la tête et dans les actes, pas dans les postures, les plus beaux anars que j’ai rencontré n’avaient pas de crêtes sur la tête, des mecs comme fugazi par exemple sont un modèle sur la durée de non compromission…
« Comme le punk avait coupé les liens qui le rattachaient au format pop (adieu 3’30’’ et autres verse/chorus/verse) »
euh cher Hilaire, on parle bien d’un style porté par clash, buzzcoks, pistols et autres ramones ? fais moi rire ! alors parle de père Ubu si tu veux ….
pour Nirvana, ils ont toujours été fan de pop ( beatles) et de hardcore ( black flag) et d’indie (les Melvins dont cobain a porté les amplis). Faut arrêter de cracher dans la sueur de Nevermind, sa prod n’est pas non plus un truc de gentil pour son époque, il y a du lourd et surtout tu ne peux pas dire que le groupe ait cherché un son plus vendable, ils ont simplement fait un truc qui leur plaisait. La mise en place de Nevermind la première semaine ce n’est pas un album de madonna, ni de REM.
L’indie est mort avec Nirvana ? parles en aux sub pop…
En fait je ne comprend pas du tout ce que tu veux expliquer dans ce papier, que le son indie est mort ? que les mecs ont tous vendus leurs âmes au méchant vendeurs de soupe ? Que c’est l’histoire d’une décennie ? Que c’est mal de péter ? que Mudhoney est meilleur que nirvana parce qu’ils n’ont pas vraiment explosé? Mais les mudhoney à l’époque aurait certainement fait la même chose. Je trouve pour tout dire que tu réécris l’histoire un peu à la sauce cool
Ha ha ha, tout le monde serre les dents on dirait.
Alors dans l’ordre :
– Les RHCP aiment les serviettes de plage ? Tant mieux pour eux. Ils se sont proclamé punk à une époque d’où mon allusion (souviens toi Barbara, ils reprenaient Search & Destroy et NErvous Breakdown du Flag…)
– Sonic Y: je ne crois pas avoir critiqué ce groupe. J’en suis objectivement incapable cher Pradoc (j’écoute les SYR c’est dire).
oh j’avais pas vu tout le monde. Je continue donc, chers grognards:
– Recel: on est plutôt d’accord e nfait, quant à la qualité etc Mais je parlais d’un courant. Mort. Aucune réédition ne le ravivera. Quant à Fugazi, intouchable, même si inégal en qualité. Comme chacun des sus-cités d’ailleurs (y’a des abomination chez Hüsker Dü, pffff)
– tu mets les pieds dedans Serlach, je viens de dire que Nirvana est un groupe de pop justement.
Après: tu sais déjà ce que je pense des Clash hein (sinon je t’envoies une photo de ma cuvette de samedi soir dernier)
Par contre si je dois justifier le papier ici, à quoi bon l’avoir écrit tu ne crois pas ?
ben oui mais non, ce n’est pas parce que tu aimes la pop que tu fais de la pop, sinon Lemmy fait de la pop étant un grand fan des Beatles… Quant au punk, je maintiens qu’à la base il s’agit d’un retour aux valeurs de construction d’un morceau digne de celle de l’explosion sixties, avec des formes de violences « négatives » aggloméré par une crise de conscience occidentale. je ne te demande pas de te justifier, je dis juste ne pas comprendre où tu veux en venir, grosse nuance l’ami
En rééditant Nevermind, Universal exploite jusqu’à l’os le potentiel commercial extravagant de cet album (excellent au demeurant). Triste mais logique. Ce que j’ai plus de mal à comprendre, c’est ce qui peut pousser quelq’un à claquer sa thune là-dedans pour découvrir un énième embryon-de-morceau-de-Kurt-qui-répète-dans-le garage-de-sa-mère, alors qu’il y a tant de trucs à découvrir aujourd’hui (car non, le rock indé n’est pas mort!)
[1] (suite)
Michael Azerrad a surtout écrit ‘Our band could be your life’ qui est vite devenu le Nouveau Testament du rock indé
(je soupçonne que mistaire Picault l’a lu d’ailleurs)
Par ailleurs, il a un blog et, sans surprise, il a été consulté pour les 20 ans de nevermind : http://michaelazerrad.typepad.com/you_and_what_army/2011/09/nevermind-interview.html
Intéressant comme article, mais finalement, qui est à blâmer de ne pas employer la bonne « étiquette » ?
Il n’y a rien d’absolu dans l’utilisation d’un terme, et chaque groupe a (évidemment) son propre son, mais doit donner à l’écrit une idée, une direction sémantique de ce que crée le groupe, pour attirer les gens vers leur musique.
Par exemple, mon groupe White Note style Radiohead (rock alternatif ?) / Sigur Ros (« post » rock ?) se définit comme étant post / alternatif / atmosphérique, parce que dire simplement le mot « alternatif » pourrait suffire (au sens propre), mais le sens qu’on lui donne nous contraint à détailler plus l’orientation de notre musique.
Qui décide des « étiquettes » et de leur évolution ? Qui décide de ce qu’on doit aujourd’hui appeler « post-rock » par exemple ? Si on prend le terme au sens propre, il veut simplement dire « l’après-rock », donc rien finalement. Mais c’est une manière de penser qui y est associée, plutôt par convention sociale…
Bref, je trouve ton point de vue un peu trop catégorique, mais en même temps plein de nostalgie et de bon sens, et ça me rappelle à moi aussi mes années lycée 🙂
Hilaire.., rentrer dans le jeu pour Nirvana a donné Nevermind, Et alors?Arretons un peu, ya du bon dans cet album,..je suis content que des millions de gens possèdent le disque, le redécouvre maintenant avec encore du fric a lacher…Le monde n’est pas ideal, c’est un fait mais soyons heureux que de gros cartons concernent Nirvana ou un best of de Bob Marley voir meme un guitar hero spécial Beatles ou je ne sais quoi…
Hep Santiago, je vous invite à le trouver dans une bibliothèque : c’est facile c’est « un épais volume bleu titré de jaune »…
Sinon merci pour le blog par contre je n’y avais pas mis les pieds depuis un moment.
Serlach, l’idée qu’un mouvement qui voulait intrinsèquement (dans sa zik) s’affranchir d’un système finisse par y adhérer n’est ni nouvelle ni originale, je te l’accorde (cf les so-called punk anglais qui voulaient jouer du rockab ou du kinks en fait). Nevermind en est le symbole le plus flagrant (et quelle réussite dans ce passage ! Chapeau à butch vig). Qu’aujourd’hui le système ait récupéré cette étiquette (et les médias aussi – merci au dernier comment sur ce point) est bien normal, et j’applaudis ceux qui refusent de fêter un tel anniversaire pour leurs convictions. Voilà. Serrage de mains, musique, générique, on va à la pub et on retrouve un docu animalier fantastique.
black flag était californien et la guitare de greg ginn n’avait rien d’un soleil pour parler meteo
Ouais moi aussi je préférais l’époque « Nivarna ».