Dur de remettre les pieds sur terre après la cérémonie du Goncourt. Faut enlever les paillettes, le costard, le mal de cheveux Piper Heidsieck. Recouvrer la vue. Se lever couvert de bleus pour avoir eu la mauvaise idée de tenter de se fondre parmi les meutes de journalistes armés de perches et de bazookas numériques. Y faut savoir garder toute sa tête, chez Drouant.

J’y retrouve dans la masse deux camarades. On attend les résultats tout en sachant très bien qui l’aura. Nous venons pour le geste, pour vivre le truc au moins une fois. Et puis, Houellebecq, c’est un peu notre candidat. Le président du jury descend les quelques marches, la foule se soulève, et il proclame le résultat. « Il l’a », je lance au téléphone. Dans l’assemblée, aucune réaction, pas d’applaudissements, mes mains seules ont claqué une fois. J’ai pas insisté, pour pas troubler le morbide. Ils auraient été capables de me balancer sur Itélé.

Après l’annonce des résultats, je me souviens de cette femme, qui s’empiffrait de saumon fin et de céleri, la bouche pleine: « C’est qui le Goncourt ? ». « Michel Houellebecq », que je lui réponds. « Qui ça ? ». Drouant n’accueille pas que des fans de littérature.

Le reste, c’est pluie de flashes, rushes de journalistes dans la petite alcôve du premier étage où les membres de l’Académie se feront mitrailler pendant 30 minutes, les micros fondant dessus comme une volée de sauterelles sur un champ de blé. « Vous faites un métier bien inhumain », soupire Houellebecq écrasé. Je ferai partie, temporairement, de cette grappe humaine à objectif. Je filme Michel pris au centre d’une énorme toile tissée de bras à micro photo flashes.

On l’a laissé bouffer ses lentilles avec Ben Jelloun et Pivot. Je me demande bien ce qu’ils ont pu se dire, je me demande même si Ben Jelloun était présent. Toujours est-il qu’on s’en fout un peu, de Ben Jelloun.

L’essentiel c’est ce silence lors de l’annonce.

Amour, désir et création

« J’écris uniquement pour mes lecteurs », me dira plus tard Michel dans les locaux de Flammarion, place de l’Odéon. C’est touchant. Voilà ce qu’on appelle une politique de la littérature hétéronormée, dans le milieu. Autrement dit un motif de création artistique destiné à l’autre, et j’aurais tendance à écrire « vers l’Autre », mais j’essaierai de pas pratiquer la psychanalyse à dix balles. C’est ça, sa quête, à Michel : être aimé.

Le soir, lors de la réception donnée au théâtre de l’Odéon en son honneur-gloire-argent-femmes, il montera sur le bar sous les acclamations, et lancera à la foule:

« Bon… Si vous êtes tous ici c’est que vous m’aimez au moins un peu… Hein? Vous m’aimez tous ici, n’est-ce-pas ? ». Michel Houellebecq veut être aimé. L’écrivain veut être aimé.

Délicat, comme question. L’écrivain entretient un rapport ambigu avec son lectorat. Tous les écrivains, depuis le XIXème plus précisément. C’est ce que Jean Paulhan appelait « le divorce de l’écrivain et du public ». En gros, et en termes bourdieusiens, la thèse est la suivante : plus le champ littéraire se spécialise, plus la littérature devient autoréférentielle, et plus elle intéresse les seuls spécialistes, en l’occurrence les écrivains eux-mêmes. Et puis, les théories de « l’art pour l’art », fin XIXème, en font un peu une manière de gloire, genre : « si personne ne comprend c’est que nous sommes forcément des génies ».

Soit. Mais le poète, l’écrivain – même dans sa singularité la plus pure – n’honore-t-il pas au mieux l’art qu’il sert en créant non pas pour l’art seul, mais pour son public ? Je ne sais pas, c’est un débat sans fin. Qui emmerde un peu.

Quoi qu’il en soit, il est une chose indéniable dans cette histoire : c’est la volonté d’être aimé chez l’écrivain. La disposition psychologique de l’artiste, s’il en est une, consiste en une sorte de narcissisme, une façon de se suffire à soi-même si j’en crois René Girard (et Freud), qui s’appuie sur la lecture de Proust. Des mecs comme Gide, ou Stirner ou Fichte par exemple, « partagent l’idée que l’objet aimé n’est poétique et désirable que dans la mesure où il reflète le Moi du poète » (p. 101). Autrement dit Houellebecq – et les autres – recherchent dans l’autre un prolongement de leur propre Moi. Le narcissisme n’est pas nécessairement et directement orienté vers soi ; il peut être orienté vers l’autre, ou un objet quelconque (ici, la foule de mecs acclamant Houellebecq dans l’Odéon par exemple). Il s’agit alors d’une « libido d’objet » en termes freudiens, c’est-à-dire une orientation de la libido vers – et c’est ici que ça devient éclairant – « des objets de désir qui (…) ressemblent trop [à l’artiste] pour être considérés comme de vrais objets. Ces objets doivent être appréhendés comme de simples appendices du sujet » (p. 99).

Michel demande de l’amour car sa quête individuelle est inépuisable. Il cherche en l’autre lui-même, et quelque part on pourrait dire cela de sa littérature mais ce serait un peu long, la prochaine fois. Écrire pour l’autre, et alors ? Est-ce blâmable ? Il m’a toujours semblé que la quête de pureté, d’isolement, l’espèce de morale ascétique de l’écrivain n’était qu’une vaste blague, un mythe de puriste éthéré. Un mythe qui existe bel et bien, mais que je ne cautionne pas. Enfin je pense. Enfin je ne sais pas. L’écrivain seul ne sert à rien, à personne, sauf à lui-même à la limite. En cela, certes, il est universel, par sa singularité absolue. Mais l’écrivain qui parle, pense, vit pour une époque, pour les siens, n »a-t-il pas davantage de mérite ? Non, le mérite on s’en fout, disons : « de talent » ? C’est ce dont me semble doté Houellebecq, en tout cas.

Et Michel Rocard dans tout ça ?

Oui, Michel Rocard est apparu effectivement en spectral guest, vers 20 heures à l’Odéon. Il est très drôle, assez menu, et son énorme tête porte tout un pan de la Vème République. Nous avons bu quelques coupes ensemble – à douze mètres de distance – et puis j’ai serré quelques mains qui traînaient ça et là. Basile de Koch, l’inévitable dandy à cravate jaune à pois. Champagne. Ce mec a crée dans les années 80 un groupe assez original, une sorte de bordélique et joyeux groupe d’agit-prop mondaine et salonneuse de droite. Jalons, ça s’appelait. C’était globalement assez bon ce qu’ils faisaient. Ils avaient inventé, par exemple, les anti-manifs de droite et claquaient des slogans ironiques sur la gauche au pouvoir : le happening au métro glacière en 83, « Mitte – rrand – cou – pable » pour deux clodos qui avaient crevé de froid dans le métro la veille il me semble. Enfin ce genre de raffinement, c’est eux. Je l’avais déjà accosté, Basile, lors de la soirée de lancement de son dernier livre, le Manuel d’anticulture générale. Une réception dans un bar hype des Champs-Élysées, l’apparition fugace de Murielle Robin, Gildas, Delon… Pas mal de whisky, le bar ouvert. Manquait  plus que Beigbeder pour la coke.

Ce soir il me reconnaît (ce qui n’arrive pas tout le temps). « Tiens ! Docteur ! » me lance-t-il. « Docteur ». C’est comme ça qu’il m’avait appelé la première fois. Peut-être parce que j’avais une gueule de docteur, avec ma cravate à la con et mon pull sans manches. Ou alors il savait que j’étais docteur ; j’avais fait chier à répétition son attaché de presse quelques jours auparavant pour que de Koch m’accorde un entretien. Là-dessus, à cette soirée de lancement, je lui chope la paluche et je lui balance : « Oui, à ce propos : je voulais m’entretenir avec vous au sujet de la droite littéraire ». « Oh, vous savez, moi, des écrivains de droite j’en ai connu, mais ils se sont tous fait fusiller après la deuxième guerre mondiale ». Fin de la conversation, serrages de main à droite aux rappeuses à T-shirt « Le rap, c’était mieux avant ». Photo. Dans Voici le lendemain. Enfin, ce genre de mec. L’anguille.

Également présents au théâtre de l’Odéon pour cette soirée hommage, BHL chemise blanche, Arielle Dombasle, l’inévitable Beigbeder qui rassurera les convives en précisant qu’il n’est pas le personnage de roman, Marin de Viry, son pote-écrivain de toujours, et l’illustre Raphaël Sorin, à qui Houellebecq doit tout, finalement. Au menu également : de gentilles petites pétasses blondes et lisses qui sourient bêtement en comptant les convives + ceux dans le miroir – elles doivent travailler dans l’édition, elles y croient à fond, elles ont 24 ans, pleines d’illusions ; des dandies hypes à mèche laquée dodelinante, de vieux messieurs puissants qui parlent fort, des femmes incroyablement belles, surréalistement belles du haut de leur soixante années d’une existence que l’on devine princière ; et les costumes parfaits débitant beau langage. Toute la Haute Société Parisienne des Gens de Lettres est là, qui t’invite et qui t’aime. Ou pas. Mais elle est là.

Chercher à se faire aimer par ces gens-là. Est-ce seulement possible ? Je ne connais ces gens que d’assez loin, en somme. Même si j’ai toute ma place ici. Une éditrice me le fait remarquer. « C’est un peu grâce à vous ! ». Oui, c’est vrai. Ou pas. Je crois que je m’en fous.

« Tout du long [de la description d’un groupe de jeunes femmes fournie par Proust dans A la recherche du temps perdu], poursuit René Girard dans « La conversion de l’art », la description souligne le caractère juvénile et inhumain de ce nœud très serré formé par le petit groupe. Tout comme chez Freud, les narcissiques adorés sont comparés à des animaux qui sont non seulement gracieux et cruels, mais aussi, par-dessus tout, absolument indifférents aux êtres humains ».

Et tout ce qui est humain leur devient étranger. Roger Nimier. Ces cocktails, ces réceptions, ce monde, cette société, c’est un Spectacle, ce n’est pas la vie. C’est le cinoche IRL. C’est Voici sur un plateau. C’est beau, ça brille, ça semble doux, mais le pouvoir, dur, est là. Des forces magnétiques réticulaires électrisées par les flux de la finance, l’aisance. Le commerce de soi.

Je ne blâme pas cette bonne société altière. Je ferais probablement la même chose si j’étais à leur place. Mais je sais aussi que pour elle, beaucoup sont morts la gueule ouverte au bord de la fontaine. Je la considère, cette société. Je la considère comme Bouvard et Pécuchet se considèrent au terme d’une de leurs expériences qui échoue lamentablement, l’alambic je crois. Voilà, elle et moi nous nous considérons.

Les pieds sur terre.

Le lendemain. C’est Chloé Delaume sur France Culture me lisant Boris Vian, causant ‘pataphysique, création et complexité, néologismes et pianôtel. « Le désert est une construction qui ne peut être détruite que par la construction ». Je fume un joint, besoin de distance.

En deux temps trois bouffées je décide de me caler solide dans le réel – c’est quoi le réel ? – et partir au taf. Rien de mieux pour s’ancrer dans un truc. Objectif : « Séminaire de sociologie sur les trajectoires biographiques des enfants de Mai 68 ». Bon – penser à suggérer des titres markétés en sociologie. On me balance sur écran géant des graphiques factoriels à variables multiples, j’en prends plein la gueule, on expose le problème de la rationnalisation ex-post des récits de vie et d’analyse contrefactuelle, l’exposante se lève, prend son bâton et détaille les différentes zones archétypales nuages de points du champ Pierre Bourdieu en haut à gauche de l’écran. « Ça devient vachement compliqué, la météo », je balance à mon voisin. Qui ne rit pas. La nana enchaîne sur le concept de « Dissocialisation »; je me dissocie. Elle bifurque sur « Transfert de libido sciendi » de Marx à Bourdieu »; mon habitus se clive. Au loin, elle termine par la « schizophrénie sociale » et la tentative de cloisonnement du stock cognitif. Je décroche. Je rhizome complètement vers la déconstruction.

Tout à coup, j’ai besoin qu’on m’aime.

Je veux le Goncourt.

17 commentaires

  1. Oh merde ! Tout ça fera qu’on aura encore rien de bon à lire pour les 6 prochains mois ; Rocard, Dombasle, Beigbeder, que viennent-ils foutre à côté de Pauhlan et Nimier ? J’aimerais autant qu’on arrête d’évoquer pour rien les fantômes des écrivains honnêtes, de la rue S. Bottin, des épaves d’Aston Martin, du Bar Bac. Merci.

  2. « ..des femmes incroyablement belles, surréalistement belles du haut de leur soixante années d’une existence que l’on devine princière »..

    cougars ?!..

  3. Cher Second étage, j’agrée.
    Cher Love Gerard (?), je ne comprends pas.
    Cher Formerly W. Goethe, On n’évoque jamais inutilement NImier, qui s’y connaissait en coquetèles littéraires. Quant à Paulhan, je vous l’accorde, il n’était pas là. Juste une réminiscence. Epaves d’Aston Martin? Ma foi, pourquoi pas. C’est votre point de vue. Mais vrai que l’image est pas mal…

  4. Je n’ai pas lu le dernier Houellebecq mais je suis persuadé que lui et Katerine formeront un couple de lauréats parfaits lorsque ce dernier sera récompensé par les victoires de la musique dans la catégorie meilleure pitrerie de l’année(ou album, c’est pareil). Les symboles de la France dégénérée mais surtout, le problème, qu’eux.

  5. Rien ne vous empêche de lire autre chose? Ensuite si vous avez besoin de lire ce dont on cite et recite c’est un autre problème. Personnellement je n’ai rien contre les Goncourt parce que ce n’est pas ma culture (sauf le « Ingrid Carven » ex-femme du cinéaste Fassbinder, écrir par Schull) et tapé sur les prix c’est trop facile, ça n’a aucun sens, si ce n’est d’être ridiculement ridicule, c’est un choix à la mode aujourd’hui.
    Rien ne nous empêche de lire autre chose, et je dirais même soyons fière que notre bibliothèque ne soit pas à la porté de tout le monde. L’art n’est pas à la porté de tout le monde, la curiosité oui. C’est ce que je dis. Ne perdons pas de ton journaliste-journaleux, chroniqueurs, faux chroniqueurs, cultureux d’outre-genres à lire les livres qui figurent ne serait-ce sur une liste de prix. Pour le coup cette année, lire « l’homme qui arrêta d’écrire » de Nabe, le Despente, ou encore « les émiles de Gab la rafale » (les émails) de Gabriel Matzneff n’ont pas de sens. Perdont plus de temsp à lire B.E.E, Bruce Benderson, ou autre chose.
    Je suis à votre entière disposition.

  6. Bonjour,

    Votre article m’a beaucoup intéressée.

    J’aimerais, cependant, vous signaler que ce n’est pas M. Raphaël Saurin, que j’apprécie beaucoup par ailleurs, qui est à l’origine de « tout » pour M. Michel Houellebecq.

    En matière de roman, il s’agit de M.Dominique Noguez (lui-même écrivain et essayiste) qui, en 1994, présenta le manuscrit du premier roman, « Extension du domaine de la Lutte », à M. Maurice Nadeau (éditions Maurice Nadeau) qui le publia la même année.

    L’ensemble des éditeurs contactés à Paris, quant à eux, avaient refusé, dont Gallimard, Plammarion, Grasset et autres…

    Cela me fait plaisir d’être, pour une fois, un historiographe.
    Bien à vous,

    Clément

  7. Certes, Clément, Nadeau est à l’origine de « l’auteur » en quelque sorte. Mais Extension n’est pas véritablement le roman qui a fait connaître Houellebecq, qui reçut à cette occasion un succès critique d’estime gentillet. C’est Raphaël SOrin qui, en revanche, sut distinguer dans le manuscrit des Particules le chef d’oeuvre de Houellebecq. Ensuite vint le succès qu’on lui connaît. Je vous invite à consulter mon entretien avec lui:
    http://www.surlering.com/article/article.php/article/entretien-avec-raphael-sorin
    Bien à vous.

  8. @ Yurtas. Ouais, ça roule. Qu’en est-il de vos genoux? De vos coudes? De vos burnes?
    @Papydrone. Mes respects, Maurice. Si je puis me permettre, j’y étais aussi pour moi-même.
    @ Hank. Oui, quelle tristesse, au fond.

  9. Maurice ? Erreur sur la personne, un simple lecteur du ring étonné de voir un tel billet sur ce blog qui concernait un évenement couvert par vous et trois autres auteurs de surlering.

  10. YO!

    ouais ba tu as été invité à son mariage avec mademoiselle l’academie goncourt,

    you’ve said « Je rhizome complètement vers la déconstruction. »

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