Alors qu’une minorité de Français sourde comme un pot n’en finit plus de pleurer l’arrêt de Taratata, cette émission d’un autre siècle où les caméras de Gérard Pullicino filmaient la musique comme la coloscopie les bas fonds de l’être humain, un autre décès est passé inaperçu. On aurait voulu faire moins sur la mort de Pierre Lattès qu’on n’aurait pas pu et pourtant ! Pionnier du rock à la télé avec « Bouton Rouge », mais également passionné de radio, il fut cet homme hors format qui tenta d’imposer le rock au service public. Parti trop tôt ? Certainement. Tant d’autres nous quitteront hélas trop tard…

e1lattesQu’il s’agisse des Enfants du Rock, de Sex Machine ou encore de toutes ces émissions aussi niaises qu’un programme musical pour trisomiques telles que Hebdo Musique Mag – dieu merci elle aussi s’arrête à la fin de la saison – toutes doivent quelque part leur existence à Pierre Lattès, célèbre inconnu que ni vous ni moi n’avons jamais connu, ni approché, et dont personne ne nous a jamais parlé. La faute à qui, la faute à quoi ? La télévision ayant la mémoire d’un poisson rouge en fin de vie, on n’est pas vraiment en droit de s’étonner de l’imposante omerta qui entoure le nom de celui qui lança la première émission rock en France, nommée Bouton Rouge, en 1967. C’était il y a déjà plus de quarante ans, dans une époque où rien de ce qui nous semble aujourd’hui facile – parler de rock à la télé – ne l’était ; d’une part à cause de la censure étatique imposée par l’ORTF, et de l’autre parce qu’au milieu des années 60 il fallait avoir un certain flair pour savoir dénicher les idoles qu’on continue de vénérer encore cinq décennies plus tard. Et que d’autres continuent d’inviter sur les plateaux, usés et fatigués, à venir pousser la même chansonnette qu’à l’époque de leurs vingt ans. Imaginez un spectacle qu’on rejouerait à l’identique avec des rockeurs devenus papis gâteux et vous comprendrez les raisons qui ont transformé l’ami Nagui en brancardier cathodique.
Lattès ne mangeait pas de ce pain rassis. Reclus depuis de nombreuses années dans son domicile parisien, et peu disert sur son histoire, Lattès est donc décédé, certainement d’une longue maladie, après une très longue carrière dont on peut – maigre consolation – retrouver quelques traces sur le site de l’INA. Vieil homme introuvable ayant pourtant largement contribué à l’émancipation des masses dans une France qui tremblait face au moindre cheveu long au milieu des sixties, il fut aussi cet être paradoxal qui passa la fin de sa vie à refuser toute médiatisation. Son ombre plane pourtant sur la France de la seconde partie du siècle ; et si les plus vieux s’en souviennent, il faudrait aussi expliquer aux plus jeunes que la télé française ne fut pas toujours ainsi, contrôlée par des présentateurs fans de Clapton – ou pire : de Pedro Winter, histoire de faire jeune – refusant eux aussi de crever en silence.

Reprenons l’histoire de Lattès par le début. En 1966, il a fait ses armes et rejoint le Pop Club, une émission radiophonique au record de longévité à l’antenne. Crée en 1965, Pop Club est animé par José Artur, l’un des recordmen pour le nombre d’années passées sur le même siège [1]. Pierre Lattès y apprend son métier d’observateur sur le tas, fait ses gammes, file signer la rubrique « Méchamment rock » dans le journal Hara Kiri, collabore parallèlement à Jazz Hot, puis Rock & Folk. En moins de deux ans, Lattès le jeune a déjà fait le tour de toutes les cuisines rock, il se décide à changer de pseudos toutes les semaines pour échapper à la pression des labels. Le 16 avril 1967, un an avant les émeutes, Pierre s’installe finalement aux commandes de Bouton Rouge, une émission TV diffusée sur la deuxième chaine publique. Inutile de préciser qu’il s’agit ici d’une première: «  Nous n’avions aucun budget, et nous étions obligés de nous débrouiller par des connaissances pour avoir des groupes comme les Moody Blues, le Pink Floyd ou Cream rien que pour nous. Les formations profitaient quelquefois d’un petit dédommagement, 200 livres sterling pour Cream, mais en général on ne les payaient pas. [2] ». Chose impensable aujourd’hui, dans ce monde contemporain où le simple fait d’inviter un joueur de pipeau péruvien coute l’équivalent de dix smic. Mais bref, autre époque autre mœurs. Avec Bouton Rouge, Lattès vient d’appuyer sur le grand détonateur. avec trois bouts de ficelles, il rafistole le rock avec un sens inné de la culture jeune. Dans son feuilleton de l’été consacré à la Télévision des Trente Glorieuses, le site Cinéma et Musiques esquisse avec une remarquable minutie l’épopée du Bouton Rouge qui, par bien des aspects, préfigure de ce que seront quinze ans plus tard Les Enfants du Rock de Pierre Lescure:

« L’émission est destinée aux 16-20 ans. Composée d’une série de reportages et de séquences musicales pré-enregistrées, la formule évoluera vers une partie plateau. Les auteurs souhaitent que Bouton Rouge devienne le « rendez-vous des copains ». D’abord en noir et blanc, elle passe en couleurs. (…) Délaissant les idoles du yéyé, elle fait la part belle aux meilleures formations étrangères du moment (Steve Miller Band, Yardbirds) qui se produisent en extérieur comme cette séquence fameuse du groupe Captain Beefheart filmé sur la plage de Cannes durant le MIDEM ou en direct dans la pièce 6547 qui sert de studio d’enregistrement. Pierre Lattès y trône face à un pupitre duquel il présente les musiciens et distille les dernières informations sur le rock et surtout traite du courrier reçu [pas moins de 150 à 200 lettres par semaine] : « Il est étonnant de s’apercevoir que Bouton Rouge est une émission regardée par les classes populaires. Les lettres que nous recevons viennent d’ouvriers, d’employés, de jeunes de toutes classes. Ils fraternisent dans la « pop music » comme y fraternisent les races (…). » Avant tout journalistes, les auteurs souhaitent surtout décrire à travers la musique l’évolution de la jeunesse des années soixante. En témoignent ces extraits du courrier des téléspectateurs : « je vous félicite d’avoir réveillé, énervé, bousculé l’ORTF (…) Bouton Rouge est la seule émission où les jeunes retrouvent leurs problèmes et leurs goûts dans chacune de vos séquences (…) » ou encore, cette lettre d’un agent de la force publique de Lille qui affirme : « Grâce à vous, je suis devenu rock! »

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Crédit : http://hardprog.pagesperso-orange.fr/bouton_rouge_1968_episode_guide_1829.htm

Les prolétaires du samedi soir, les gamins de banlieue, la jeunesse des branchés, le monde des outsiders, tous entrevoient enfin l’espoir par la petite lucarne; avec son physique chétif Lattès devient un haut-parleur pour toute une génération ou presque. Et lorsque Bouton Rouge s’arrête fort logiquement dans l’après mai 68 pour des raisons politiques qu’on devine aisément, l’imperturbable poursuit sa fantastique chevauchée en tant que maitre de cérémonie du premier festival rock, délocalisé à la frontière franco-belge, dans le bled paumé d’Amougies. Egalement producteur du « Camembert Electrique » de Gong et présentateur sur France Culture (Boogie, 1973-1974), il revient aux affaires de 1972 à 1974 avec Rock en Stock, une émission programmée sur la première chaine. Aux antipodes de Salut les Copains, dans une époque où le rock est enfin à la page, le journaliste trace une voie, un sillon. Et puis des gamins vont finalement prendre sa place. Melody (FR3, 1974), Juke Box (Antenne 2) ou Chorus (présenté par Antoine de Caunes dès 1978) crèveront la peau de l’ORTF. L’histoire aurait du s’arrêter ici : dix ans de militantisme c’eut été déjà dix fois plus que la majorité des forces en place.

A l’aube des années 80, Lattès refera pourtant surface une dernière fois, pour son hold-up. Avec Jean-Baptiste Blanchemain et Éric Pechadre, Lattès fonde le 2 octobre 1985 un truc nommé Fun Radio. Alors que la France célèbre les Radios Libres – une utopie comme une autre – lui parvient à fédérer en toute discrétion plusieurs stations locales pour créer ce monstre médiatique qu’on connaît tous. Cautionnait-il les différents virages de Fun Radio, et le robinet d’eau tiède qu’il est devenu ? Sans avoir pu lui poser la question, on se doute de sa réponse. Rapidement éjecté du système, trop vieux désormais pour surfer sur la vague, Lattès finira sa carrière à l’international en aidant à la création de radios étrangères. Chant du cygne pour celui qui avait commencé vingt ans plus tôt, puis retour à l’anonymat du bottin téléphonique, où je tentai en vain de le joindre encore voilà quelques mois. Le patron de Skydog Marc Zermati, ami de longue date avec qui il donna naissance au dernier album studio du MC5 [« Thunder Express », 1972] au Château d’Hérouville, tua finalement mes derniers espoirs d’une rencontre: « Pierre est très malade, il est à l’hôpital ». L’amnésie des médias français est relativement fascinante, son décès la semaine dernière n’a été mentionné nulle part, pas plus sur le service public qu’ailleurs. Un vague communiqué de presse aux allures d’hagiographie est disponible sur le site du ministère de la Culture, c’est bien peu.

La télé rock des années 60 à 75, c’était pourtant Pierre Lattès, tireur isolé ayant réussi à imposer en diagonale sa vision éclairée dans une France post-yéyés. Dans les limbes de l’Internet, le commentaire d’un anonyme résume laconiquement le silence des dernières années : « [Lattès] survit à Paris (…) un peu comme une Rolls abandonnée dans un champ ». La métaphore est bien trouvée, la fin de l’histoire un peu moins.


[1] L’émission sera finalement retirée de la programmation de France Inter en 2005.

[2] Source: Le rock et la plume, textes rassemblés par Gilles Verlant, 2000, Paris, Editions Hors Collection, p. 233.

21 commentaires

    1. C’est vrai que c’est un bien bel article. J’aime pas l’allusion aux triso, parce que j’ai un pote triso qui m’a appris beaucoup sur la vie. Mais je comprends ce qu’il a voulu dire, avec ses maux.. En tout cas, tu peux être fière de ton papa!!;-)

    2. très chouette article, il oublie le fabuleux passage de Pierre à France Musique devenue pendant un temps plus libre que les radios libres. Et la production de l’album d ‘Higelin « Champagne », l’album de Gong « Camembert Electrique »… et quelques autres classiques !

  1. Bouton Rouge = Super émission a retrouver sur le site de l’INA, avec des perlouzes en vrai live et des groupes improbables. Merci Mr Lattes !

  2. Enfin ! Un article sur Pierre dépassant les 10 lignes … Merci infiniment.

    Juste, il manque l’année 1982, où avec Fombonne, il participa au lancement de Radio Nova. Ce qui n’est pas rien.

  3. Effectivement, 1948 n’était pas très crédible : ça aurait signifié qu’il était entré au « Pop Club » à 18 ans et aurait présenté sa première émission de télé, « Bouton Rouge », à 19 ! La précocité a des limites !

  4. Désolé car ce débat ne me semble pas des plus intéressants, mais Pierre Lattes étant décédé à l’âge de 65 ans, je vous laisse faire le calcul… (2013 – 65 = 1948). A moins qu’il ne soit pas décédé, comme je l’ai lu, à l’âge de 65 ans. Bref..

  5. Pierre lattes devait être ne en 1941 ou 1942, ce qui n’a aucune importance.
    Ce qu’il faut dire surtout, c’est qu’il était un fou de musique,,mais aussi de littérature, d’art en général, et d’architecture en particulier ( il avait commencé des études d’architecture aux baux arts de Paris )
    Merci pour le reste .

  6. Oui, pierre avait trente ans en 72. J’étais le réalisateur de l’émission ROCK en STOCK dont il était producteur et présentateur. Cette émission n’a duré qu’une saison et pourtant le public était là, mais ,sans doute ,pas assez de paillettes….Nous n’avions pas beaucoup de sous , et la chose qui nous intéressai le plus était le son. Toutes les émissions ont été tournées en studio, en son direct, ce qui était rare à cette époque…Pierre avait une vrai oreille et ne programmait que des trucs de qualité, hors de toute promotion, ce qui n’a pas aidé non plus.
    La dernière fois que je l’ai vu, en 1993, je réalisais « Le cercle de Minuit » il est venu me voir car il cherchait du boulot !

  7. Merci,pour ce bel hommage de ce grand homme! j’ai entendu et vue su le petit écran « Bouton Rouge » ces dernières années , sur Melody, La chaine des yé-yé, Avouez que c’est un comble!!!!

  8. J’arrive bien tardivement sur cette discussion mais je tenais à rendre hommage à Pierre Lattès. Son nom évoque d’abord pour moi la création de FUN (et non FUN Radio qui n’a adopté ce nom que sous l’ère Hersant). Cette première version du format était un peu étrange pour l’animateur de j’étais. Un animateur était considéré comme un Acteur, il devait donc être capable de planter un décor et de tricoter toute une intervention sans… annoncer les titres ! Les 50 règles d’animation de Pierre Lattès me servent encore aujourd’hui, et si certaines étaient très spécifiques au format de l’époque, la plupart sont une Bible. Pierre Lattès mérite notre respect pour son parcours, sa liberté et son détachement pour les fausses valeurs qui constituent cette profession aujourd’hui.

  9. Je me régale de’un live de Brian Auger, Julie Driscoll and Trinity, Live On Air 1967-68 de chez London Calling.
    Je découvre l’emission Bouton Rouge via les lancements et de fil en aiguille j’arrive sur votre article intéressant mais pollué malheureusement par votre humour nauséabond sur les trisomiques.
    On peut se moquer des trisomiques, des blancs, des religions…mais sans servir comme insulte ce n’est guère brillant.
    Je vais chercher le fameux bouquin, pour cela merci.

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