30 mars 2025

Peut-on encore écouter John Mayall en 2025 ?

En 2021, le label anglais Madfish, spécialisé dans les rééditions de très grande qualité, publiait un gargantuesque coffret consacré à John Mayall et à ses années de carrière 1965-1974, les plus prolifiques. Aujourd’hui, que reste-t-il de l’héritage musical de ce géant du blues anglais ? Les jeunes générations abreuvés de musiques en streaming peuvent-elles se plonger dans cette musique si éloignée de l’électro, des musiques dites urbaines, et de tous les standards de formatage sonores actuels ?

L’acquisition en import du gigantesque coffret « The First Generation » de John Mayall à un prix tout-à-fait correct reste une épreuve en soi, car il faut désormais s’acquitter de taxes d’importation depuis Royaume-Uni, et elles sont conséquentes. On ne quitte pas la sacro-sainte Union Européenne sans quelques mesures de rétorsion vicieuses comme savent si bien le faire les technocrates européistes.

The First Generation Box Set from Snapper Music

C’est une boîte massive, exceptionnellement et richement documentée, avec une trentaine de disques, studios et live, couvrant la seule période DECCA, celle des années d’or 1965-1974. Il devait très certainement y avoir une poignée de timbrés pour acheter encore cela dans le monde, dont un Français de 45 ans vivant en Franche-Comté (moi). Elle est arrivée à pic : cloué au lit ou sur mon canapé à cause d’une mauvaise grippe qui m’a littéralement fichu en l’air pendant dix jours et dix nuits, j’ai passé ma convalescence le cerveau halluciné et ratatiné par la fièvre et la fatigue en écoutant le blues âpre de John Mayall.

Le blues anglais est l’une de mes obsessions d’amateur de musique depuis mon adolescence, lorsque j’ai découvert le Fleetwood Mac mené par Peter Green. Depuis, cet univers anglais urbain de la fin des années 1960 me passionne, ayant largement contribué à faire émerger Cream, Jimi Hendrix, puis Led Zeppelin et Black Sabbath. C’est un monde magique de photos en noir et blanc dans une Grande-Bretagne entre petits parcs anglais et villes industrielles noircies par la suie des usines, de pochettes colorées d’une grande originalité, et de prises de son brutes et sans frime où seul le talent du moment compte. Cela se ressent sur toutes les discographies de Fleetwood Mac (pré-Californie), Savoy Brown, Chicken Shack, Keef Hartley Band, Colosseum… Le label DECCA/DERAM fut central avec Blue Horizon, et les deux ont chacun un univers visuel bien identifié qui contribuera à leurs légendes respectives.
Je me suis concentré sur les artistes de pointe lorsque j’ai mis le pied dans le blues anglais à l’âge de quinze ans. Fleetwood Mac et Cream, avec leurs deux approches du genre très différentes, le premier très authentique, le second plus turbulent, furent mes deux premiers points d’attache. J’ai alors déjà fait la découverte des Who, de Jimi Hendrix, de Led Zeppelin, de Deep Purple et de Black Sabbath. C’est véritablement les deux premiers albums de Led Zeppelin qui me feront aimer passionnément ce blues anglais, et me mèneront à explorer cette voie. D’où Fleetwood Mac, d’où Cream. Et le premier album de Black Sabbath doit également tellement à cette scène qui leur a permis de forger leur son.

Il n’est alors pas possible de parler d’un musicien sans préciser qu’il a joué avec Mayall, car c’est quasiment le cas pour tous.

Dans tout cela, quelques noms revenaient : Alexis Korner et son Blues Incorporated, en fait un Français né en 1928 à Paris, et surtout John Mayall. Ce dernier semblait être l’homme-pivot de la scène anglaise, littéralement. Il n’est alors pas possible de parler d’un musicien sans préciser qu’il a joué avec Mayall, car c’est quasiment le cas pour tous : les guitaristes Eric Clapton, Peter Green, Mick Taylor, Harvey Mandel, les bassistes Jack Bruce, John MacVie, Andy Fraser, les batteurs Keef Hartley, Jon Hiseman, Aynsley Dunbar…. John Mayall a été une rampe de lancement pour d’innombrables musiciens de talent. Mais il ne fut pas que cela. Si on joue avec lui, c’est qu’il est un puits de science musicale, un musicien talentueux, un arrangeur génial, et qu’il laisse de l’espace d’improvisation à ses musiciens. Car c’est ce qu’il aime : que ses accompagnateurs s’émancipent sur scène, mais aussi en studio, c’est pour cela que les prises sont live, et que les disques sont fréquents.

Les casseurs de blues

John Mayall est un drôle d’animal né le 29 novembre 1933 à Macclesfield au sud de Manchester. Mayall est un homme du Nord industriel de l’Angleterre, même si son environnement est alors encore très campagnard, point qui lui sera très important. Frederick, son père, est un musicien passionné à ses heures. Il joue du jazz à la guitare et a une collection de 78 tours chez lui de Django Reinhardt et de Charlie Christian. Il boit aussi pas mal, et ses parents divorcent lorsque John a onze ans. Le gamin est atteint du virus de la musique et se passionne pour le jazz puis le blues qu’il découvre grâce à un disquaire de Manchester. Ce qui le fascine est le mot « boogie », et il collectionne tous les disques qui en porte le terme. Au début des années 1950, il fait son service militaire en Corée du Sud, loin des combats, dans les bureaux. Du Japon, il ramène une guitare électrique bon marché fabriquée là-bas avec un look futuriste qu’il conservera avec amour. Puis il quitte l’armée et se construit sa maison dans les arbres dans le jardin familial. Il vit une vie de bohème avant l’heure. Il reprend des études de graphiste qui lui serviront pour concevoir les pochettes de ses futurs albums. John Mayall devient peu à peu un musicien de jazz-blues local réputé, et commence à gagner sa vie de cette manière, sans pour l’heure abandonner son emploi alimentaire d’employé de bureau. C’est justement Alexis Korner, de passage avec son Blues Incorporated à Manchester en 1962, qui lui suggère fortement de tout laisser tomber et de partir à Londres pour tenter sa chance, car une scène monte avec le Incorporated, mais aussi le Cyril Davis R&B All Stars. On ne peut que saluer la grandeur du geste de Korner qui préfère faire venir un concurrent supplémentaire sur le secteur de Londres pour défendre la cause du blues, plutôt que de garder jalousement son petit pré carré.

John Mayall & the Bluesbreakers - John Mayall Plays John Mayall -180gm - Amazon.com Music

Mayall et son groupe débarquent à Londres, et commencent à s’imposer rapidement dans le circuit, décrochant des résidences au Marquee et au Klook’s Kleek, les deux principaux clubs jazz et blues de la capitale. C’est lors de l’une d’elles que le 7 décembre 1964, DECCA capte le premier album de John Mayall et ses Bluesbreakers, le nom de son groupe. Mayall ne veut pas jouer le blues de manière convenue et rigide. Il a depuis sa découverte du blues une musique en tête, et il tente à s’en rapprocher toujours plus. C’est lourd, irrévérencieux, et surtout : boogie. John Lee Hooker restera un de ses grands amours musicaux, ainsi que Muddy Waters et Howlin’ Wolf. « John Mayall Plays John Mayall » est un superbe enregistrement live avec des musiciens déjà extrêmement solides : John MacVie à la basse, Hughie Flint à la batterie, Roger Dean à la guitare et Nigel Stanger au saxophone. La prise de son est excellente, et la remasterisation écoutée au casque est impressionnante. On a l’impression d’être au bord de la scène, les caisses, les cymbales, la basse, les instruments solo, tout sonne bien, même les applaudissements du public de ce petit club.

Ce premier disque est déjà une belle réussite, mais il y a un problème qui dérange de plus en plus Mayall : la guitare. Le groupe sonne comme un bon groupe de rhythm’n’blues, mais il manque de puissance, Mayall jouant de l’orgue, de la guitare rythmique, de l’harmonica, en plus de chanter. L’album se vend bien dans le milieu des amateurs, mais ne fait pas vraiment de bruit dans les classements. John Mayall et son groupe sont cependant invités à faire des BBC Sessions dans les émissions consacrées au blues et au jazz, et la réputation de la formation continue de monter.

John Mayall, c’est une facette majeure de la musique de Grande-Bretagne, un point d’ancrage sur lequel tout le futur hard-rock est né.

Cependant, la scène anglaise a beaucoup bougé entre 1964 et 1965. Les Beatles sont des superstars, et le rhythm’n’blues est devenu branché grâce à de jeunes gens que Korner et Mayall ont croisé et même parfois formé comme les Rolling Stones, les Pretty Things et les Yardbirds. Eux aussi jouent du blues, mais de manière plus irrévérencieuse et approximative, l’essentiel étant l’énergie. Mayall a cependant un atout majeur : c’est un puits de science du jazz et du blues, et il a une idée très précise de comment cela doit sonner avec authenticité. En 1965, il héberge chez lui à Londres dans sa maison familiale un jeune guitariste perdu du nom de Eric Clapton. Le garçon souffre visiblement d’un spleen intérieur né d’un traumatisme familial et a quitté les Yardbirds alors qu’il en était le guitariste prodige car il a refusé d’enregistrer le simple pop « All Your Love », le premier tube du groupe. Clapton absorbe à une vitesse folle tout ce que Mayall lui fait écouter et jouer. Ayant troqué sa Fender Telecaster pour une Gibson Les Paul Standard et un amplificateur Marshall cent watts, une rareté à l’époque, Clapton façonne en retour le son des Bluesbreakers.

Blues Breakers

Après une tentative ratée d’enregistrer le groupe une fois encore dans ses œuvres en live, la bande n’étant pas suffisamment bonne, les Bluesbreakers se retrouvent en mai 1966 aux DECCA studios de West Hampstead. Alors que tous les instruments électriques doivent être enregistrés branchés dans la console, Clapton se rebiffe. Il veut une prise de son live de sa Les Paul et de son amplificateur avec des microphones d’ensemble, comme la batterie. Finalement, tout l’enregistrement est réalisé ainsi, et cela va provoquer une mini-révolution. Car jamais un album n’a sonné si live, si intensément en direct de la prise de son à l’auditeur. Et ce sera l’une des immenses qualités de « Blues Breakers With Eric Clapton » de 1966. Atteignant la sixième place des ventes britanniques, ce second album de John Mayall et de son groupe est une véritable révolution sonore.
Par ailleurs, la scène anglaise se brise soudainement en deux. Alors que les Beatles, les Rolling Stones et les Kinks versent dans la pop psychédélique, un autre versant décide de rester dans la dureté du quotidien, de garder le contact avec la base ouvrière. Et ce que démontrent les Bluesbreakers avec Eric Clapton, c’est que le blues et le boogie ne sont pas dénués de noblesse ni d’innovation. Clapton avait quitté les Yardbirds pour fuir la hype. Avec Mayall, il a imposé un style nouveau de blues plus dur, finalement irrévérencieux tout en conservant les codes d’origine du genre. Ce qui est magnifique sur ce disque, c’est bien la prise de son exceptionnellement organique, vivante, ample, pour un enregistrement datant de 1966. On est même carrément en concurrence avec les innovations sonores de George Martin et les Beatles. On a jamais aussi bien entendu sonner une guitare sur un album, dès le solo de « All Your Love » d’Otis Rush.
Dès lors, Les Bluesbreakers vont devenir une formation essentielle de la scène britannique, sorte de fil conducteur au-devant de toutes les évolutions électriques les plus audacieuses comme celles du Jeff Beck Group ou Led Zeppelin. Du côté des Beatles et des Rolling Stones, les Bluesbreakers sont surtout une source d’inspiration pour donner un côté ouvrier à certaines de leurs compositions, comme le « Yer Blues » des Beatles ou « Stray Cat Blues » des Rolling Stones.

Un découvreur de talents hors-pair

Dès la fin 1966, Eric Clapton est remplacé par Peter Green, qui est par ailleurs déjà venu dépanner sur scène régulièrement à cause des absences de plus en plus répétés de Clapton. Le jeune Peter Green n’a aucun pedigree particulier contrairement à Clapton qui venait des Yardbirds. Ils enregistrent le magnifique « A Hard Road » qui sort en février 1967. Déjà, Green propose quelques compositions originales, preuve de sa capacité à être plus qu’un excellent interprète. John Mayall a lui aussi développé son écriture, et il y a de moins en moins de reprises, et de plus en plus de chansons signées Mayall. C’est aussi sa grande supériorité par rapport à Korner : Mayall est un compositeur prolixe. Il n’est pas non plus un leader omnipotent, laissant déjà le micro à quelques reprises à Peter Green. C’est encore une fois un disque rapidement enregistré, en cinq petits jours seulement en octobre et novembre 1966.

Avec ces deux albums, John Mayall va donner envie à une flopée de gamins du Nord de l’Angleterre et des faubourgs ouvriers de Londres de jouer du blues et du boogie, avant que Cream puis Jimi Hendrix Experience n’emmènent tout cela bien plus loin et que l’escalade électrique ne s’amorce jusqu’à l’arrivée de Led Zeppelin et de Black Sabbath. On sent déjà quelque chose qui ressemble à du proto-heavy-rock, comme sur la version de « Dust My Blues » d’Elmore James.
Peter Green parti fonder son Fleetwood Mac avec le batteur Mick Fleetwood, Mayall recrute le jeune prodige de dix-huit ans Mick Taylor à la guitare. MacVie reste encore le temps d’un album avant de rejoindre lui aussi Fleetwood Mac, ce sera l’album « Crusade ». Keef Hartley est recruté à la batterie, et une section de cuivres composée de Chris Mercer et Rip Kant aux saxophones est ajoutée. L’album est capté en une seule journée de travail le 12 juillet 1967 aux Decca Studios de West Hampstead. La plupart des morceaux sont des classiques du rhythm’n’blues, trois compositions originales seulement sont au programme dont « Snowy Wood » co-signée par Taylor. Le texte à l’intérieur, ainsi que son titre et sa pochette reflètent une forme de rébellion face à l’uniformisation de la mode musicale du moment, portée sur le côté hippie et sur les nouveaux effets sonores que permettent le mellotron et les premiers claviers électroniques. La musique ne s’adresse pas qu’à un public de petits bourgeois citadins ou à des adolescents trop tendres pour résister aux sirènes du commerce. John Mayall décide de partir en croisade contre ce monopole sonore voué tout entier au business et non à l’authenticité de la musique. Avec cet album, il défend le blues, son âme organique, toute la force qu’il véhicule. « Crusade » atteint la 8ème place des ventes en Grande-Bretagne, et entre dans le Top 200 américain à la 136ème place.

Mick Taylor va accompagner Mayall pour trois albums essentiels : « Crusade », « Bare Wires », un disque qui tire vers le jazz-rock, et « Blues From Laurel Canyon ». Juste avant eux, Mayall se lance dans un exercice solitaire nommé « The Blues Alone » où il joue de tous les instruments sauf la batterie, assurée par Keef Hartley. On est sur un pas de temps de sortie de deux albums par an minimum, sans parler des archives live, déjà. Le fan-club de Mayall réclame des bandes, les Bluesbreakers étant un groupe de scène exceptionnel.

Bare Wires

« Bare Wires » fut le dernier album des John Mayall’s Bluesbreakers. Le musicien se produit désormais sous son seul nom, choisissant ses musiciens pour le studio et la scène sans se bloquer sur un équipage stable, même si les Bluesbreakers ont beaucoup bougé avec pas moins de quatre guitaristes différents en à peine trois ans, sans parler des autres postes. Pour « Blues From Laurel Canyon », Mayall raconte sa découverte de la Californie, et notamment la vallée de Laurel Canyon. Lui qui est tant habitué à la grisaille anglaise, il peut enfin mettre des images sur ses rêves d’enfant, et découvre le soleil et les grands espaces. Il découvre aussi une scène musicale florissante, où musiciens noirs et blancs se mêlent joyeusement. Evidemment très américain sur son propos, s’éloignant du strict blues anglais industriel, même si musicalement, Mayall est resté dans son style habituel, le disque se vend moins bien en Grande-Bretagne mais atteint la 68ème place des ventes aux Etats-Unis. Mayall y déménage définitivement en 1969, et quitte DECCA pour Polydor. Mayall a toujours été fasciné par les Etats-Unis, le blues, le jazz, mais aussi les peuples indiens, la nature sauvage, le cinéma.

Mayall a alors la production musicale d’un Miles Davis ou d’un John Coltrane.

« The Turning Point » sort la même année et est un live qui présente la nouvelle approche de Mayall, moins électrique, plus ouverte sur la musique folk et le jazz. Le blues reste néanmoins le nerf de sa musique, qu’il fait simplement déborder sur des structures soul, jazz ou honky-tonk. Mick Taylor est parti depuis bien longtemps pour rejoindre les Rolling Stones, mais Mayall trouvera régulièrement des musiciens brillants pour l’accompagner. Sur le splendide double album « Back To The Roots » de 1971, on retrouve Eric Clapton et Harvey Mandel aux guitares, Larry Taylor, ancien Canned Heat, à la basse, et Sugarcane Harris au violon. Mayall reste prolifique, « USA Union » sera son plus grand succès américain en octobre 1970, 22ème du Top 200. Pendant ce temps, DECCA publie plusieurs compilations, dont des assemblages d’inédits comme « Looking Back » ou « Thru The Years ». Mayall a alors la production musicale d’un Miles Davis ou d’un John Coltrane.
A partir de 1975, Mayall quitte Polydor pour ABC, et ralentit son activité, ce qui signifie seulement un album par an, voire moins ! Vivant paisiblement de ses droits et de sa réputation, il enregistre un album quand bon lui semble, et part sur la route, là où son succès reste intact.
« The First Generation » n’est donc pas loin de réunir la quintessence artistique de John Mayall. On serpente entre tous ces disques, des clubs enfumés du Nord de l’Angleterre à la Californie ensoleillé en passant par les grandes métropoles US, vaste territoire où l’on en finit jamais de jouer. Mayall a eu des enfants et plusieurs épouses, mais aucune ne fut capable de suivre éternellement ce bonhomme constamment immergé dans sa musique et ses rêves. Traumatisé par les bombardements allemands de 1941 et 1944 comme de très nombreux jeunes anglais, John Mayall vit dans cette musique qu’est le blues le véhicule à toutes ses émotions.

Comprendre le passé pour entrevoir des pistes pour l’avenir

Cette immersion dans cette vaste boîte n’est jamais vraiment terminée, évidemment. Mon niveau de concentration est encore assez défaillant, mais je bloque notamment sur des disques comme les deux volumes de « The Diary Of A Band » publiés en 1968. Ce sont des bandes live à la limite du bootleg, mais qui proposent des instantanés de scène, des improvisations, souvent liées à un évènement particulier du soir que relate Mayall dans les notes de pochette. Le groupe est alors celui du futur « Bare Wires ». On constate que rien n’est gagné chaque soir, et la nouvelle section de cuivres n’a pas forcément toujours été bien accueillie partout, trop jazz pour certains. Mick Taylor est pourtant fort présent, et développe des solos magnifiques, dignes de ses deux prédécesseurs. C’est une musique qui s’écoute souvent au casque pour en distinguer toutes les nuances, et s’immerger dans ces petits théâtres et ces clubs à travers l’Europe, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Hollande et en Scandinavie.

John Mayall, c’est une facette majeure de la musique de Grande-Bretagne, un point d’ancrage sur lequel tout le futur hard-rock est né. Il a montré la voie, et son opiniâtreté a fait école. Ses anciens musiciens comme ceux qui le verront sur scène comprendront vite que lorsque l’on fait une musique de passionnés qui passe relativement peu à la radio et encore moins à la télévision, il faut jouer sur scène encore et encore, sous la flotte, dans la neige, devant des publics hostiles et parfois aussi chaleureux, pour quelques livres sterling, de quoi manger, dormir dans un Bed and Breakfast, et mettre de l’essence dans le camion avant de reprendre la route.
Dans ce monde étrange où tout se délite, où même faire de la musique n’a bientôt plus aucun sens, où des tubes de plateformes de streaming génèrent désormais des merdes à l’IA avec des artistes inexistants, où ce qui était la plus humaine des activités, la création artistique, est en train de disparaître pour être dévoré par l’ogre capitaliste, cette part massive de l’oeuvre de John Mayall vient rappeler combien l’humanité fait fausse route.

File:John Mayall 80s.jpg - Wikimedia Commons

« The First Generation » n’a pas non plus fait beaucoup de bruit en France. Sortie en 2021, pendant un énième confinement, personne n’a su en parler. John Mayall est quelque chose de très anglais. Cette obsession du boogie, comment la comprendre en France en pleine époque des Yé-Yés ? Mayall ne viendra jouer pour la première fois que le 2 juin 1969 à l’Olympia, ce qui montre le décalage complet entre la France et cette musique. Led Zeppelin arrivera quelques mois plus tard, en octobre, balayant les souvenirs de Cream et de Jimi Hendrix datant de 1967. Le blues dense et émotionnel de John Mayall n’est pas pour éblouir le jeune public pop français. Mayall est resté un animal anglo-saxon, qui va cependant déclencher des passions notamment en Hollande, parrainant les fantastiques Cuby And The Blizzards, immense groupe de blues batave qui va lui aussi connaître de nombreux succès dans son pays et en Allemagne voisine. Mayall n’a pas de temps à perdre avec des gens qui n’ont pas le fluide du blues en eux, mais il sait reconnaître ceux qu’ils l’ont et les soutenir.

Les Rolling Stones doivent beaucoup à Mayall, notamment en ayant fait de Mick Taylor ce brillant improvisateur et compositeur qui va illuminer les plus beaux albums de la discographie du groupe anglais entre 1969 et 1974. Les trois-quarts du line-up de « Bare Wires » formeront Colosseum, comme auparavant Green, Fleetwood et MacVie assembleront Fleetwood Mac avec Jeremy Spencer.

Il n’y avait pas non plus d’excès dans les Bluesbreakers. Mayall y tenait, pour que les musiciens restent en forme. On finissait la soirée avec quelques bières, mais le patron veillait à éviter les bitures. Mick Fleetwood fut viré à cause de cela. A l’époque, il y a encore peu de drogues en circulation, à part l’héroïne dans le milieu spécifique du jazz. On ne fume pas encore beaucoup d’herbe, les acides sont rares. Les filles aussi : le public du boogie de Mayall est essentiellement masculin. Mais de manière générale, la Grande-Bretagne est encore un pays sexuellement très coincé. Même si il y eut la Beatlesmania, les jeunes filles ne voulaient pas de rapport sexuels, elles vivaient leur passion comme un fétichisme, voulant toucher les musiciens, obtenir d’eux un souvenir, une signature, voire un vêtement. Mais aucune n’avait l’intention d’aller au-delà. Aussi, lorsque les jeunes anglais découvriront les premières groupies américaines et leur approche beaucoup plus libérée du sexe, ils vont tomber de haut. Les Bluesbreakers évoluent dans un monde plus feutré, strict et gris, où les pintes de stout et jouer de la musique sur scène restent les principales sources de divertissement.

C’est un beau voyage, un vrai beau voyage que cette discographie. Les images de Grande-Bretagne des années 1960 défilent dans la tête, ces routes côtières sous un ciel pluvieux menaçant, entre de petits murets de pierres grises, au milieu des grands bocages verdoyants. On imagine le petit camion Ford Transit transporter le groupe, au milieu des voitures Rover et des camions Bedford, sur une route humide, froide et poisseuse. On voit les Bluesbreakers s’installer pour le concert du soir dans ces arrières-salles de pubs parfois assez conséquentes. On n’imagine mal cela chez nous, lorsqu’un groupe joue dans un bar. A l’époque, les pubs étaient vraiment très populaires, et avaient souvent conçu des salles dans des baraquements en bois à l’arrière du bâtiment, et capable d’accueillir presque un millier de personnes. A cela s’ajoutent les Workingsmen’s Clubs dans les villes industrielles, et les universités comme Brunel à Uxbridge ou Leeds.
La Grande-Bretagne avait un circuit de concerts, mais il était encore archaïque, et ce qui est époustouflant, c’est que toute cette fantastique musique a été captée sur des scènes de ce genre, ou dans des studios modestes pas vraiment adaptés à capter en live une bande de zozos jouant du blues à plein volume dans la même pièce. DECCA/DERAM sera indiscutablement un grand pionnier de ces enregistrements artisanaux. Les Fleetwood Mac, lors de l’enregistrement de leur premier album chez Blue Horizon, viendront avec quelques techniques maison, comme laisser la porte du studio entrouverte pour avoir de l’écho.

Je suis fatigué. Je commence à m’éteindre lentement, une fois de plus. Ecouter John Mayall a réveillé le peu d’énergie que j’avais. Mais je sens que mes forces s’amenuisent rapidement. Je constate cependant qu’écouter de l’excellente musique reste un formidable dopant. Ce sera notamment les deux volumes de « The Diary Of A Band » et leurs curieux assemblages d’improvisations magiques, « Blues Breakers With Eric Clapton », « A Hard Road », « Crusade » et « Blues From Laurel Canyon ». Les photos sont souvent en noir et blanc, les musiciens ont l’air un peu emprunté. Mayall a lui cette gueule charismatique avec ses grands yeux perçants, son bouc et ses traits de visage marqués par la vie, lui qui a déjà plus de trente ans lorsque son groupe touche du doigt un certain succès. La photo principale du coffret est magnifique, et résume finalement bien cet homme profond à l’oeuvre gargantuesque, longtemps résumée à un découvreur de talents utile, puis à un ratiocineur de blues gentiment vieillot. John Mayall était un immense artiste, équivalent à James Brown en termes d’impact sur l’histoire musicale. On attend désormais un coffret équivalent pour James Brown et la période Polydor, absolument exceptionnelle et cruciale.

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