En titrant en 2018 « Gaspar Claus on t’aime bien, mais on comprend rien à ce que tu fais » pour un portrait qui lui était consacré, Télérama mettait le doigt sur une vérité obscure : depuis la fin des années 2000, on a tous entendu parler de ce violoncelliste souhaitant casser les chapelles avec son gros instrument, mais quant à savoir pour quel album c’était, et avec qui, c’est une autre paire de coton-tige. Trois ans plus tard, le taiseux sort enfin de l’ombre avec son premier vrai album solo, « Tancade » ; soit 11 titres insulaires qui mettent enfin les points sur les îles.

Quand on écrit sur la musique depuis quelques années, on peut presque dire que c’est un métier. Et disons que comme dans tous les métiers, il y a des salariés qu’on a croisé tantôt à la cafétéria ou à la soirée annuelle, des gens sympas mais avec qui on n’a jamais pris le temps de discuter et dont on a ignoré les emails pour tant de mauvaises raisons, de mauvaises excuses, parce que c’était pas le moment, qu’il était déjà tard et qu’on n’avait pas envie d’entendre parler des valses en blabla majeur de Chopin et qu’il y avait, en somme, déjà trop d’albums à écouter pour s’encombrer avec quelque chose qui nécessite un peu de concentration ; voire de recul sur soi-même. Parce que le beau oui, parfois c’est chiant.

Avec Gaspar Claus, on s’est parfois croisés, rarement parlés ; je n’ai jamais écouté un seul de ses albums en entier. S’il était salarié de l’entreprise-monde, il serait surement paysagiste. Le genre de garçon discret auquel on n’a jamais rien compris au simple prétexte qu’il ne fait pas constamment chier son propre monde avec des discours inutiles. Pourtant, Gaspar Claus sait peindre avec un râteau, créer des variations si belles en faisant souffler les feuilles avec son violoncelle à essence qu’on aurait presque envie de chialer sur ses mélodies d’automnes. On va arrêter là avec les métaphores jardinières, mais écrire de « Tancade », son premier album solo fraichement publié chez InFiné, qu’il est une subtile reconnexion avec le nature et l’abstraction est un doux euphémisme. Du coup, pressé par l’urgence de faire une pause, j’ai finalement posé un RTT mental pour composer son numéro. Ca sonne. Il est en préparation de son premier concert, à Marseille, mais Gaspar à ça pour lui, comme tous les vrais musiciens ; il a le temps.

On pourrait résumer tout ce qui suit à la pochette de « Tancade » ; ses gens nus, comme ailleurs, dans un quotidien seulement rythmé par les vagues. Si vous êtes mezzo mezzo sur le timing, arrêtez-vous de lire, écoutez « Tancade » ; au moins son ouverture, Une île. Il y a clairement de quoi faire à boire et à manger ; les autochtones sur la pochette ne se sont pas évadés de la 20ième saison de Koh Lanta ; ils se contentent d’être. A l’image du garçon qui a pris sa première guitare à 3 ans.

« Tancade », ça tombe bien pour l’enchainement, ça rime presque avec « temps calme ». C’est un bon résumé de la carrière de Gaspar Claus, enfant de musicien (du guitariste flamenco Pedro Soler) ayant découvert le violoncelle à l’âge de 5 ans après avoir été bouleversé par un concert des frères Claret [Lluis et Gérard sont des sommités catalane du répertoire classique, Ndr]. Fasciné par le violoncelle qu’il a vu sur scène, Gaspar place sa guitare à la verticale. Une histoire de vibrations corporelles, de formes, voire même de sexualité : « on dit que le violoncelle est très proche de la voix humaine, il a le même corps d’ailleurs explique l’homme aux mille albums qu’on n’a pas totalement écouté. A mon premier cours, ça m’avait marqué, on m’avait dit : ‘’prends-le comme une femme’’. Ce n’est pas faux, déjà sur l’instrument il y a trois points de contact – entre les genoux et le sternum – et il y a clairement un truc de jouissance à en jouer, même s’il a fallu un peu de temps pour arriver à prendre du plaisir avec ».

Après avoir passé son enfance à se ruiner les mains deux heures par jour sur les gammes, à jouer la compétition au Conservatoire pour tenter de prendre la place du mec devant lui, Gaspar raccroche les archets à 16 ans ; il ne touchera plus au violoncelle pendant 7 ans. Sa forme de rébellion à lui, face au poids musical du patriarche. « Puis un jour c’est reparti je ne sais pas trop comment, le violoncelle était mon chambre, je l’ai repris. Lors d’un concert de mon père, en impro avec l’actrice Anne Alvaro, mon père me propose de monter sur scène. Quelqu’un dans la salle me demande mon téléphone, me propose de jouer pour un autre truc. Et c’est reparti. Après ça, et pendant très longtemps, je n’ai fait que répondre à des invitations ».

Ces invitations, on en retrouve la trace sur sa page Discogs ; c’est simple, de 2011 à aujourd’hui, il n’y a pas un seul album où Gaspar n’apparaisse pas à coté de quelqu’un sur la pochette ; un chat n’y retrouverait pas ses petits. Avec Frédéric D. Oberland d’Oiseaux-Tempêtes sur « The Freemartin Calf » (2013), avec Olivier Mellano et Jacques Berrocal sur «Les Vers De La Mort » (2014), avec Marion Cousin sur un album dont le nom, connement, ne donne pas du tout envie de l’écouter (« Jo Estava Que M’Abrasava », 2016). On va faire l’impasse sur le reste de la discographie pensé comme une randonnée en très haute montagne, sinon on y est encore à midi demain.

« J’aime bien l’idée qu’un album soit conçu comme une parenthèse où l’on peut entrer et sortir, à l’écart du monde réel. »

Sans faire de la psychanalyse de bas étage, c’est avec son père que tout a début en 2011 sur « Barlande », un disque père-fils publié chez InFiné, après que le patron Alexandre Cazac ait entendu parler de lui par Rone qui lui-même l’avait découvert (vous suivez ?) lors d’un Concert à Emporter pour la Blogothèque, filmé par l’autre poète de la bande, Vincent Moon.

« Avec Vincent, on a vraiment débuté ensemble, sans le sou, on est passé par des tas de fenêtres pour aller voir des concerts qui nous passionnaient. Si tu regardes les premiers Concerts à emporter, tu peux vraiment jouer au jeu de « où est Gaspar », j’étais souvent dans le public, parfois les vidéos se tournaient même chez moi. On s’est vraiment construit ensemble. Ce qui m’a permis d’être souvent au bon endroit, au bon moment ». Quand Claus parle, chaque mot se détache ; chaque phrase semble être le fruit d’une vraie réflexion, une sorte de jeu où le violoncelliste s’amuserait à jouer à faire du lance-pierres verbal pour projeter ses pensées très loin, en avant. Ce qui explique que dix ans après ses débuts, on peine encore à le placer sur une mappemonde.
On a oublié de rajouter qu’il a récemment enregistré un très bel album (« Vacarme ») avec les violonistes Christelle Lassort Carla Pallone.« Que ma carrière soit illisible, ça m’amuse, s’excuse-t-il presque en riant. Voilà quelques années, Télérama avait titré ‘’Gaspar Claus on t’aime bien, mais on comprend rien à ce que tu fais’’. J’ai toujours eu un peu peur de m’enfermer sur une île ou une autre. Quand tu es posé, c’est dur de repartir vers autre chose. C’est pour cela que j’ai veillé à ne jamais m’enfermer dans un schéma classique, ne pas tomber dans le piège du ‘’un disque tous les deux ans, une tournée, etc’’. […] J’aime bien l’idée qu’un album soit conçu comme une parenthèse où l’on peut entrer et sortir, à l’écart du monde réel ».

« Voilà quelques années, le milieu des professionnels de la musique a commencé à me mettre gentiment la pression pour ‘’structurer’’ ma carrière, et ma réponse à ça a été de créer mon label, Les disques du Festival permanent. »

Île déserte

« Tancade », ça fait des années qu’il y pensait, mais Gaspar repoussait le moment de passer à l’acte. Hey, ça valait le coup d’attendre, d’attendre un peu pour écouter l’un de ses albums en entier, comprendre. On pense parfois à l’album « Aux solitudes » de Jean-Philippe Goude, publié chez Ici d’Ailleurs en 2008 ; le seul autre vrai label français qui aurait pu être assez intrépide pour sortir un album comme ça, sans single, presque sans voix (à l’exception du dernier titre avec Lyna Zouaoui). « Au départ, quand j’ai dit à InFiné que j’avais un nouveau disque sur le feu, je crois qu’ils s’étaient déjà faits une raison sur le fait que ça ne vendrait que dalle, que c’était encore un projet invendable de Gaspar Claus. Sauf que rapidement après les premières écoutes, Alex Cazac a été hyper emballé, enthousiaste, me guidant parfois jusqu’à 2 heures au téléphone, concrètement, sur la direction du disque, le connaissant par cœur. C’est très impressionnant pour moi, en tant que musicien, qu’un label déploie autant de moyens pour moi ».

Même s’il s’agit d’un disque solo, Gaspar Claus a pu compter sur la présence d’un autre acolyte pas très bavard, à savoir David Chalmin, lui-même auteur du splendide « La terre invisible » en 2019, devinez chez qui, chez Ici d’Ailleurs, et qui est intervenu pour aider Gaspar à « faire sonner » ce premier album solo. « On fonctionne en télépathie, c’est l’une de mes rencontres les plus importantes de ces dernières années ». Le résultat est un album de lenteur qui refuse l’accélération permanente et le rythme de l’additions de singles qui donnent naissance à des albums spontanés, sans péridurale. Loin du zapping et de la tentation de faire autre chose en même temps, sous la pression des algorithmes, « Tancade » plaque l’oreille sur le sol. On y entend les vibrations du violoncelle, les variations d’émotions, comme des regards qui disent tout. Mais qui n’expliquent pas pourquoi le musicien s’est décidé à lancer en 2016 son propre label avec Flavien Berger, Les disques du Festival permanent. « Voilà quelques années, le milieu des professionnels de la musique a commencé aussi à me mettre gentiment la pression pour ‘’structurer’’ ma carrière, et ma réponse à ça a été de créer ce label. Le fait de labelliser ma dispersion a éteint pas mal de doutes chez les autres, je crois ».

En dépit des paradoxes, en dépit du fait que son nom fasse plus penser à un musicien allemand un peu lourdingue avec son accordéon et ses Birkenstock, Gaspar Claus aime la dualité. Etre musicien pour lui, et patron de label pour les autres. Désormais seul aux manettes du Festival permanent, maintenant que Flavien a quitté le navire, le violoncelliste assume tout seul la gestion des emmerdes, des égos, des succès qui poussent certains à aller voir ailleurs, des échecs qui amènent Claus à devoir justifier les maigres ventes ; bref il vient le volant malgré tous les virages et les heurts que suppose le fait de gérer une maison de disques vraiment indépendante, qui plus est avec des choix ultra radicaux comme Marc Melia (ramené à l’époque par Berger), Sourdure ou récemment Fuck Dead, nouveau projet de Julien Gasc d’Aquaserge. Pourtant, et malgré les coups durs, ce festival permanent fête ces jours-ci sa 20ième sortie. « Moi des fois, j’ai l’impression de gérer un orphelinat : je reçois 2 à 3 albums par semaine de gens en rade de labels, et je me sens hyper triste de les laisser à la porte, parfois parce qu’avec mes petits moyens de mec tout seul, je n’ai pas les moyens de tout faire et de faire comme Cazac chez InFiné, à défendre l’indéfendable 24/24 ».

Après 45 minutes de discussion à la pause café, Gaspar Claus doit reprendre sa route en zigzag, son concert du soir approche et on a finalement toute la vie pour découvrir les disques ayant précédé « Tancade ». Il est rare qu’un album publié si tard dans la carrière d’un musicien donne envie d’écouter tous les autres. « Et pour la première fois, j’ai l’impression de faire un disque accessible et qui s’écoute » conclue celui qu’on n’entendra clairement plus jamais de la même façon.

Gaspar Claus // Tancade // InFiné
https://gasparclaus.bandcamp.com/album/tancade

4 commentaires

  1. stop! evenement cé peu de l’ecrire et de le clamer! feria de discos & liminnas coincés dj’s dans leur ville (quoique qu’ils resident + haut)

    les 2 derniers vendredi du 09/21 dans le 66.6

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