Tout a commencé au hasard d’Internet et dans les abysses de YouTube, entre une suggestion de vidéos expliquant la construction d’un terrarium en ASMR et une compilation de clashs entre hommes politiques français : dans ce bordel, un clip en noir et blanc attire l’œil : Mark Fry – The Witch, issu de son album « Dreaming With Alice », merveille absolue d’acid-folk anglaise publiée en 1972 et récemment réédité chez Now Again. Plusieurs années plus tard, autre découverte renversante : Mark Fry est en vie, il se porte bien, habite dans la campagne en Normandie, continue de jouer de la musique et peint des tableaux élégants et apaisants. Après quelques mails enjoués, l’artiste décroche le téléphone, depuis son jardin bucolique et ensoleillé.

Bonjour Mark, que faites-vous en Normandie ?

Ma femme et moi ne voulions plus vivre à Londres. Après plusieurs voyages sans nous décider sur le lieu où nous poserions nos valises, je me suis souvenu de vacances passées en 1962 avec ma mère et ma tante. C’était dans un village de Normandie, où nous avions loué une petite maison dans une vallée, proche de Dieppe. J’ai proposé à ma femme d’aller jeter un œil vers ce souvenir qui m’était si cher. Nous avons trouvé cette maison, sur un coup de cœur. C’était il y a trente-trois ans.

J’étais assis dans ce bureau, entouré d’hommes en costume qui écoutaient mes chansons… au bout d’un moment, ils m’ont dit « maintenant, va attendre dehors »

Pouvez-vous me raconter l’histoire de “Dreaming With Alice” ?

Là où tout a commencé… Quand j’étais jeune, je suis parti en Italie pour devenir peintre. J’étudiais à l’Académie des Beaux-Arts de Florence, Piazza San Marco. Je vivais chez une famille d’amis de mon père qui habitaient dans un magnifique palais, juste derrière l’école. Nous étions au début des années 70, une période difficile pour l’Italie, très chaotique. L’école était souvent en grève, très souvent fermée. Mon professeur était fantastique, mais il venait sur place seulement une fois par mois environ. Nous avons peint des modèles pendant un an. Je me disais « bon, me voilà en Italie, je suis supposé apprendre la peinture et mon école est fermée… ». Je me sentais frustré.

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Comme j’écrivais déjà des chansons, j’ai décidé de me concentrer sur la musique. La fille des amis de mon père, Laura Papi, avec qui je vivais dans ce magnifique palais, me demandait souvent pourquoi je n’enregistrais pas un album. Il se trouve qu’elle avait quelques contacts et je me suis retrouvé par son intermédiaire dans les bureaux de RCA Italiana, à Rome.  Ils m’ont proposé un contrat de dix ans, que j’ai signé avec le sentiment de remettre ma vie entière entre leurs mains. J’avais 19 ans.

À cet âge-là c’est quelque chose, non ?

Je ne pouvais pas y croire. J’étais assis dans ce bureau, entouré d’hommes en costume qui écoutaient mes chansons… au bout d’un moment, ils m’ont dit « maintenant, va attendre dehors ». Je me suis dit bon, voilà, ils ne voudront pas d’un musicien anglais chez eux, c’est normal. Puis la porte s’est ouverte et d’une grosse voix ils m’ont proposé ce contrat. Donc j’ai commencé par quelques démos, dans les studios RCA de Rome. Cette expérience ne s’est pas très bien passée, car je n’avais aucune expérience des studios. Ils ont fini par me mettre avec un groupe de musiciens écossais et nous avons enregistré « Dreaming With Alice » en moins d’une semaine, ensemble, dans la cave d’un appartement réaménagée en home-studio. C’était très spontané.

THE ACTIVE LISTENER: Mark Fry - Dreaming With Alice - Obscure Classics (Review)

« Dreaming With Alice » a quelque chose de l’album-concept : beaucoup d’interludes, un fil conducteur et une esthétique harmonieuse, la répétition de motifs, comme des thèmes… Pouvez-vous me parler du processus d’écriture ?

Je n’avais pas d’idée précise en tête. Je pense que tout venait naturellement, à partir de beaucoup d’influences différentes, beaucoup de lectures… je me souviens du Alice au pays des merveilles de Jonathan Miller, sorti en 1966 pour la BBC, avec la musique de Ravi Shankar. C’était complètement surréaliste… ce sont des choses comme ça qui traînaient dans mon imagination. Il y avait aussi toute la mythologie de la vieille Angleterre, l’Albion, la légende du Roi Arthur, les peintures préraphaélistes… et le cinéma d’avant-garde italien, que j’ai découvert à Rome avec Salomé, de Carmelo Bene. Tout cet étrange monde a commencé à s’immiscer dans mes chansons. Mais c’est en Angleterre que l’on m’a proposé de séparer la chanson principale, Dreaming With Alice, en plusieurs couplets entrecoupés dans l’album. J’ai trouvé cette idée fabuleuse.

Vous avez joué l’album en Italie, après la signature du contrat ?

Oui, on m’a envoyé en tournée pour faire la promo. Je me suis retrouvé avec un musicien incroyable, une vraie star à l’époque, Lucio Dalla. En fait, j’ai tout simplement rejoint son groupe. On a joué dans toute l’Italie et en plein milieu des concerts, il me présentait comme son « ami anglais » puis je jouais quelques morceaux de « Dreaming With Alice ».

Pendant ma dernière interview à Londres, le représentant du label m’a dit « vous êtes le nouveau Brian Ferry ». J’ai quitté le bureau. Ce n’était pas pour moi.

Comment était la scène musicale en Italie, à l’époque ?

C’était vraiment très pop. Mais Lucio Dalla était un musicien très intéressant, sa musique était pop, mais pas mainstream pour autant. Il venait du jazz. Il a eu une grande influence sur moi. Et après notre tournée, je me suis dit que si je devais faire de la musique sérieusement, je ferais mieux de le faire en Angleterre. Donc j’y suis retourné.

Vous vous sentiez plus proche de la scène psychédélique anglaise ?

Absolument. C’était vraiment quelque chose, depuis le milieu des années 60, quand j’étais encore à l’école là-bas. J’adorais Pink Floyd, Traffic, Steve Winwood… il y avait tellement de musique, des disques incroyables sortaient tous les jours. Donc j’ai voulu faire mon chemin en Angleterre.

Comment s’est passé le retour chez vous ?

Mon rêve était d’obtenir un contrat et de sortir un album. À l’époque, nous étions vraiment à la merci des labels et des maisons de disques. Nous étions dépendants. Aujourd’hui, c’est tout à fait possible de s’en passer, on peut faire un album avec un iPhone. Donc je voulais trouver ma place et j’ai créé un groupe avec un ami de l’école, Ben Grove. C’était un bon groupe. On a rencontré quasiment tous les gros labels de l’époque, on a failli décrocher un contrat mais ça ne s’est pas fait… J’ai ressenti une grande désillusion. Je pense qu’on était au mauvais endroit au mauvais moment. Il y avait une certaine pression à produire de la musique commerciale, tout le monde cherchait les hits. D’ailleurs, pendant ma dernière interview à Londres, le représentant du label m’a dit « vous êtes le nouveau Brian Ferry ». J’ai quitté le bureau. Ce n’était pas pour moi. Je sentais que je commençais à me perdre, alors j’ai voulu voyager à nouveau. Je suis parti au Canada, puis en Californie, avec un stock de démos.

Qu’est devenu « Dreaming With Alice » ?

L’album est sorti en Italie un an après mon retour en Angleterre, en 1972. J’ai reçu un carton de disques et je n’en ai plus entendu parler. Je n’ai eu aucun retour. Je savais que l’album était sorti, c’est tout. La suite est venue bien plus tard, je crois, quand un Italien a trouvé une montagne de cartons du disque dans un entrepôt, quelque part dans Rome. Tout était encore sous cellophane. Il a mis l’album sur Internet et c’est comme ça que « Dreaming With Alice » a été redécouvert. Et honnêtement, je n’en attendais plus rien. J’avais quelques copies de l’album que je partageais parfois, mais rien de plus. C’est ma femme qui est venu me parler un jour, après avoir fait une recherche Google : « bon sang Mark, est-ce que tu réalises que tu es devenu une légende ? ». Finalement, des gens sont venus me parler, me proposer un concert par-ci, un concert par-là…

J’ai eu le contact de George Martin, le producteur de Sergent Pepper’s des Beatles. À l’époque, c’était comme passer un coup de fil à Dieu en personne. J’ai mis deux semaines pour trouver le courage d’appeler »

Beaucoup de bootlegs ont été publiés, puis j’ai été approché par Richard Morton Jack, le patron de Sunbeam Records. C’est lui qui a fait la première vraie réédition en 2006. Bon, la qualité des enregistrements était plutôt mauvaise dès le départ… mais ça donne son charme à la musique. Plusieurs années plus tard, le mastering original a été retrouvé, quelqu’un le vendait sur Internet… je n’y croyais pas. Cette fois, c’est Now Again qui a acheté le lot et a tout remasterisé en Californie.

Qu’est-ce que vous avez ressenti en jouant à nouveau cet album, presque quarante ans plus tard ?

C’était fantastique. J’ai écrit « Dreaming With Alice » pendant une période joyeuse de ma vie, donc quand je joue ces chansons, je reviens à cette émotion. Et le rendu est toujours différent, parce que selon le concert, tel ou tel aspect se ressentira plus ou moins et je rencontre beaucoup de jeunes musiciens. Je me sens toujours totalement connecté à ces chansons. Elles ne sont pas si éloignées de ce que je fais aujourd’hui, d’ailleurs. C’est incroyable de se dire que cette musique est toujours là, que des gens continuent de la découvrir, partout dans le monde… Un jour, j’ai vu passer une commande de plusieurs colis de disques en Corée du Sud. C’est magnifique. Et ça m’a poussé à écrire de nouvelles chansons.

Vous avez sorti « Shooting the Moon » en 2008, « I Lived In Trees » en 2011, « South Wind, Clear Sky » en 2014… qu’est-ce que ça fait, de retourner en studio après toutes ces années?

C’était fantastique. Disons que j’ai eu la chance, quelque part, d’éviter l’industrie musicale et la dimension commerciale des choses. C’était difficile sur le moment, mais aujourd’hui j’en suis reconnaissant. Cela m’a permis de gagner en maturité et d’être maître de mon destin. Mais actuellement, je pense que sortir de la musique est quelque chose d’assez compliqué. J’ai eu de la chance, car la redécouverte de « Dreaming With Alice » m’a déjà apporté une certaine notoriété dont mes albums suivants ont bénéficié. Je pense que c’est plus délicat pour les jeunes musiciens, notamment s’ils s’auto-produisent.

Dreaming With Alice (Bernie Grundman AA Master Tape Lacquer) | Mark Fry

Sixto Rodriguez est décédé il y a deux mois. Avec le documentaire Sugar Man et la réédition de « Cold Fact », son histoire est un parfait exemple de l’engouement pour les archives et le dénichage de musiciens oubliés. Que pensez-vous de ce phénomène ?

C’est quelque chose d’incroyable. Je le vois comme une immense fouille archéologique musicale, rendue possible depuis l’apparition Internet. On peut retrouver des musiciens complètement oubliés alors qu’ils ont laissé quelque chose de formidable dans le monde. Et je pense d’ailleurs que l’on a encore beaucoup de trésors à découvrir, notamment de pays longtemps écartés du circuit.

Que s’est-il passé entre la sortie de « Dreaming With Alice » et le moment où l’on vous a redécouvert ?

J’ai voyagé longtemps, puis je me suis installé en Californie pour un an. Je voulais montrer mes démos, en fait. Par le biais d’amis des uns et des autres, j’ai même eu le contact de George Martin, le producteur de « Sergent Pepper’s ». À l’époque, c’était comme passer un coup de fil à Dieu en personne. J’ai mis deux semaines pour trouver le courage d’appeler, en me disant que de toute façon il ne me répondrait jamais. À ma grande surprise, il a décroché. Il était extrêmement sympathique, un vrai gentleman. Il m’a demandé « bon, Mark, qu’est-ce que tu essaies exactement de faire, ici, à Los Angeles ? ». Je lui ai répondu « j’essaie de me montrer », parce que c’était vrai, j’essayais de montrer ma musique. Et il est parti dans un fou rire incroyable. Ça ne s’est pas si bien passé que ça. Je suis finalement rentré à Londres, puis je suis parti en Afrique.

Comme tout une tradition d’artistes (je pense à Rimbaud, Michaud, Kerouac…), vous avez passé beaucoup de temps à voyager et à transformer cette expérience en art. Qu’est-ce que ça représentait pour vous ?

Les voyages ont énormément influencé et nourri mon art. Les paysages du Mali ont beaucoup inspiré ma peinture, par les couleurs, l’horizon… Il y avait des villages qui étaient inondés la moitié de l’année, que nous ne pouvions atteindre qu’en pirogue. Et le reste de l’année, ces zones étaient tellement sèches que nous devions utiliser des 4×4. Beaucoup de mes peintures sont basées sur des souvenirs de cette époque. Malheureusement, aujourd’hui, la situation géopolitique est trop tendue pour que j’y retourne. Quand les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda ont pris le contrôle de Tombouctou, ils ont banni la musique du jour au lendemain. C’est inimaginable.

Painting - Mark Fry

Comment s’est passé votre rencontre avec la musique africaine ?

J’avais un ami qui travaillait dans la savane, dans une partie très sauvage du Mali. Il m’avait proposé de l’y rejoindre et nous avons voyagé pendant six mois dans des régions très, très reculées. J’avais ma guitare et j’ai joué dans quasiment tous les villages dans lesquels nous sommes passés. Souvent, le chef du village et me demandait de lui jouer quelques chansons. J’ai rencontré beaucoup de musiciens locaux, j’ai découvert les enregistrements de Ali Farka Touré, Baba Mall, Youssou N’dour… la musique ouest-africaine a été une révélation et elle continue de l’être.

C’est incroyable de se dire que cette musique est toujours là, que des gens continuent de la découvrir, partout dans le monde… Un jour, j’ai vu passer une commande de plusieurs colis de disques en Corée du Sud.

Certaines personnes voyagent pour trouver quelque chose, d’autres cherchent plutôt à s’échapper de leur vie. Vous vous identifiez à l’un ou l’autre ?

Je voulais m’échapper, bien sûr ! Je voulais quitter la réalité de la vie à Londres. Une rupture, la musique qui ne marchait pas… je suis beaucoup plus heureux aujourd’hui qu’à vingt ans, en fait. J’ai trouvé une forme d’apaisement. Mais même en voyageant comme ça, on finit par découvrir des choses fabuleuses. Les deux reviennent au même. C’est en arrivant en Normandie que j’ai trouvé une vie plus posée, avec mon studio, beaucoup de temps, mon épouse qui m’a énormément soutenu… et je me suis concentré assidument sur la peinture.

Vous êtes parti en Italie en voulant devenir peintre. Est-ce que vous avez mis la peinture de côté, en vous tournant vers la musique ?

Non, j’ai eu des moments de pause mais je n’ai jamais arrêté. Mon père, Anthony Fry, était un peintre célèbre. Ma mère et mon grand-père l’étaient aussi… j’avais ça dans le sang, disons. Mais il en était de même pour la musique, j’étais inscrit dans une école très progressiste en Angleterre où la musique occupait une place très importante. Ravi Shankar était un patron de l’école. J’ai même fabriqué ma première guitare à l’atelier, elle n’était pas incroyable, mais bon… et il y avait toujours des groupes qui se formaient. C’était très enrichissant.

Mark Fry interview. Dreaming With Alice ... - It's Psychedelic Baby Magazine

Vous avez mentionné cette phrase de Miles Davis : « la musique est une peinture que l’on peut entendre et la peinture est une musique que l’on peut voir ». Comment vivez-vous cette relation dans votre art ?

C’est un dialogue mutuel. L’écriture d’une chanson est une expérience très visuelle pour moi et vice-versa. J’ai été très influencé par le livre The Visual Display of Quantitative Information, d’Edward Tufte. C’est une collection d’essais, de diagrammes, etc… qui étudie comment l’humanité communique visuellement. Cela va d’une carte de métro à un plan d’état-major militaire. Et en un sens, une partition de musique est une chose très plaisante à regarder. Je le retrouve aussi dans la poésie, avec les Calligrammes d’Apollinaire. Et maintenant que je travaille plutôt la peinture abstraite, je trouve cette relation très forte. Comme la peinture n’a pas vraiment de narration visuelle, il ne reste plus qu’à l’écouter pour la trouver. Quand la peinture est dépourvue de narration, il ne reste plus qu’à l’écouter. C’est comme ça qu’elle s’exprime.

Photo Mark Fry aujourd’hui, Crédit Jean Christophe Godet

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