Il n’est pas toujours nécessaire de faire partie d’un phénomène pour le comprendre ou l’aborder. Émile Durkheim, par exemple, n’est pas passé à l’acte avant l’écriture du Suicide. Toutefois, à l’occasion de la sortie du 24ième album de King Gizzard & The Lizard Wizard en 13 ans de carrière (qui dit mieux?), il semblait évident que les fans inconditionnels du groupe auraient bien plus à raconter sur leur étrange galaxie que les rares journalistes même plus payés pour raconter n’importe quoi. Bref, on a parlé avec quelques fans de King Gizzard pour tenter de comprendre leur rapport au groupe et pourquoi ce dernier occupe une place de choix dans leur panthéon personnel.
Kyle (États-Unis)
Dans le champ musical actuel, King Gizzard est inégalable (bon, les fans de Taylor Swift trouveront peut-être quelque chose à redire) et que cette énergie qui les caractérise se diffuse vraiment dans leur public. En ce qui me concerne, un ami m’a un jour montré la vidéo de Rattlesnake, je me suis dit « attends, mais c’est quoi ce truc ? ». Ensuite, j’ai découvert « Nonagon Infinity » et j’ai été instantanément happé. J’étais stupéfait de voir une discographie si énorme pour un groupe qui n’existait alors que depuis 7 ans environ. Je me suis fait un devoir d’aller les voir en concert mais le covid nous est tombé dessus, donc j’ai dû prendre mon mal en patience. Je les ai finalement vu le troisième soir du Red Rocks Marathon. C’était incroyable, mon visage fondait sur place, la météo changeait en accord avec les morceaux qu’ils jouaient. À un moment du concert des étoiles filantes sont passées dans le ciel, le public était fou. Je les ai vu au Hollywood Bowl, c’était aussi un merveilleux souvenir. L’hommage au père d’Ambrose, avant le concert, était vraiment touchant.
« Franchement, quel autre groupe change sa tracklist chaque soir ? »
C’est vrai que d’un point de vue extérieur, King Gizzard peut ressembler à un culte ou une secte. Il y a aussi le « Gizzverse », un genre de mythologie qui relie les albums entre eux, comme « Murder of the Universe » et « Nonagon Infinity », construits autour des thèmes de la destruction du monde par les abus de l’humanité. Mais en fait, c’est juste un groupe qui propose une expérience absolument unique. Franchement, quel autre groupe change sa tracklist chaque soir ? Et les fans sont tellement gentils et accueillants. C’est vrai que ça ne nous dérangerait pas d’aller toquer aux portes comme des fanatiques religieux : « auriez-vous un moment pour parler de notre seigneur et sauveur ? ».
Johan (France)
J’ai découvert King Gizzard en 2016 avec « Nonagon Infinity », mais je n’ai pas eu le déclic. C’était cool, mais c’est en 2017, avec la sortie des cinq albums, que j’ai eu l’impression de participer à quelque chose. C’était un truc assez fou, un coup ils expérimentaient le microtonal, un coup du hard-rock, un coup du pop-jazz, un coup un album gratuit… Il n’y avait pas d’autres groupes qui faisait ça dans le champ musical actuel, et je n’avais pas non plus d’exemples anciens.
Quand tu penses à Metallica qui faisait chier tout le monde pour grappiller 40 centimes au début du téléchargement, King Gizzard, c’est quand même autre chose ».
Maintenant, j’écoute plusieurs albums par jour, je me suis fait tatouer le nom du groupe… L’émulation est passée autant par le groupe en lui-même que par sa fanbase : j’ai rejoint des groupes de fans sur Facebook, sur Reddit, je suis devenu vraiment ami avec des personnes rencontrées sur Internet. Quand on les a vus pour la première fois, avec ma copine, c’était acté. Personne ne se donne comme ça. L’année dernière, on les a vus quatre fois en une semaine, à Barcelone, dans des concerts gratuits qu’ils donnaient en ville en parallèle du festival Primavera. Mais on n’a jamais eu deux fois la même tracklist, jamais la même chanson deux soirs de suite.
En tant que musicien, je suis vraiment impressionné par ce qu’ils proposent. Ils sont excellents, ils enchaînent des chansons dans des styles complètement différents. Le mictronoal, par exemple, ça a mis sous le projecteur tout un pan de la musique qui était complètement oublié. Et cette richesse de son, c’est génial, parce qu’on ne sait jamais quel sera le prochain chemin exploré. C’est d’ailleurs un peu une blague au sein des groupes de fan, avec des gens qui parient sur tel ou tel genre, ou sur un featuring avec Taylor Swift […] c’est assez fou de voir les fans s’exciter autant et s’investir autant dans le narratif des différents albums, ce que le groupe accueille complètement. On n’est pas là pour composer les morceaux avec eux, mais on a le sentiment que le groupe veut vraiment que les fans soient intégrés. Ça s’est senti avec « Polygondwanaland », un album qu’ils ont sorti du jour au lendemain en accès libre en disant « si vous voulez le presser allez-y, envoyez-nous juste un exemplaire pour notre collection ». Il y a eu énormément de bootlegs, de remixes 8-bit sortis sur des cartouches Gameboy… quand tu penses à Metallica qui faisait chier tout le monde pour grappiller 40 centimes au début du téléchargement, c’est quand même autre chose.
C’est une passion qu’on partage avec ma copine, avec certains morceaux et albums qu’on a vraiment en commun et d’autres qui nous plaisent de manière plus individuelle. C’est devenu une blague au sein de nos groupes d’amis, ils nous mettent King Gizzard dans la voiture en disant « allez, ça tiendra les enfants au calme ». Quand j’ai posé mes congés pour cet été, ma directrice m’a demandé si j’allais voir mon groupe australien bizarre. C’est un peu comme quand t’es gosse, que t’as un nouveau jouet et que tu veux le montrer à tout le monde. Sauf que là, tout le monde a le même jouet et on peut tous jouer ensemble.
Shan (États-Unis)
Je trouve que King Gizzard est un groupe particulièrement accueillant pour les personnes trans et non-binaires comme moi. Ce sentiment vient de plusieurs choses. Déjà, le groupe soutient ouvertement la différence dans son public, en termes d’expériences ou d’identité. C’est très rare dans un groupe composé uniquement de mecs cis. Même au sein de la fanbase, qui comporte aussi une majorité de mecs cis, je ressens un accueil et un soutien aux personnes queer. À titre personnel, je me sens capable d’exister en étant moi-même dans ces sphères, sans trop m’inquiéter de la perception et du jugement des autres.
J’ai aussi lu pas mal de théories autour d’une grille de lecture queer de leur musique, surtout dans « Butterfly 3000 ». Le papillon est un symbole de métamorphose et cette imagerie est historiquement assez présente dans la communauté trans. L’album présente le récit d’une transformation, juste avant que Stu ne devienne papa. Et globalement, beaucoup de paroles de cet album peuvent être interprétées comme étant le récit d’une transition de genre et l’évolution vers une nouvelle version de soi, avec ce qu’elle peut impliquer de troubles intérieurs, de sentiments dépressifs, une certaine binarité, des paroles très sombres (notamment Dreams, qui est la plus triste de l’album et qui arrive juste après le début de la métamorphose), avant de revenir vers quelque chose de plus joyeux et hédoniste. C’est une interprétation comme une autre, mais les fans peuvent vraiment s’approprier la musique de King Gizzard.
Juliette (Belgique)
J’ai découvert le groupe en écoutant des morceaux petit à petit. Comme je fais beaucoup de concerts, je les ai vus à l’Ancienne Belgique en 2019, même si je connaissais peu. Ensuite, je n’ai pas vraiment suivi leur discographie, mais c’est en rencontrant mon copain l’année dernière que j’ai vraiment découvert le groupe. Il a un rapport vraiment particulier le groupe, il est aussi musicien et il a une autre vision de leur musique, ça l’inspire beaucoup. En plus, sans le savoir, on était tous les deux présents à ce concert mais on ne se connaissait pas encore. Bref, j’ai plongé complètement dans leur univers. On est allé ensemble à leur tournée de cette année pour leurs trois albums sortis en octobre 2022… et on les a rencontrés après le concert.
À la sortie, un copain ingé-son m’a parlé d’une rumeur comme quoi ils étaient partis boire un coup dans un bar du centre, alors on y est allé. Au départ, on ne les a pas vus, puis on est tombé sur les filles de Los Bitchos qui faisaient la première partie. On a attendu un peu et on a fini par tomber sur Stu et Ambrose. Ambrose a conseillé mon copain sur quel clavier acheter, on a parlé de skate, etc. Puis il nous a invité à leur soirée au-dessus du bar, on a pu discuter avec tout le monde. C’était vraiment génial, ils nous parlaient déjà de « PetroDragonic », ils ont tous signé le t-shirt que j’avais acheté juste avant.
Je suis aussi très sensible à leur engagement social et environnemental. Je reçois régulièrement leur newsletter et récemment, ils avaient écrit un petit texte dédié aux Aborigènes d’Australie. Pendant leurs concerts américains, ils ont profité de la tournée pour afficher leur soutien aux drag-shows qui sont dans le collimateur des conservateurs. Ils ont aussi reversé des fonds aux planning familiaux de certains États qui questionnent de plus en plus l’avortement et à des associations qui défendent les droits des personnes trans. Quand il y a eu les grands incendies en Australie et aux États-Unis, ils ont aussi reversé des fonds. Alors certes, leur merch’ n’est pas donné, mais l’argent va au bon endroit. Je pense sincèrement qu’ils font les choses bien et que ce sont de bonnes personnes.
Zach (Australie)
J’ai découvert King Gizzard avec « 12 Bar Bruise » en 2014. Je trouvais l’album assez étrange, mais je me suis dit que je pourrais programmer quelques-uns de leurs morceaux sur un petit show que je tenais dans une radio locale australienne. À l’époque, King Gizzard était déjà un truc à part, il n’y avait rien de tel dans la scène rock. Ensuite, quand je suis parti vivre à Brunswick, une banlieue de Melbourne, je me suis senti très attaché à leur album « Sketches » qui avait un très fort sens du lieu. Je suis devenu accro comme ça, je me faisais des marathons de leurs albums, je les collectionnais tous.
En 2019, ils ont commencé à mettre des posters partout dans Melbourne, sans aucun nom ni titre, avec seulement l’image du futur « Infest The Rat’s Nest ». Avec ma copine, on partait en chasse dans la ville pour retrouver toutes ces petites affiches. La même année, je travaillais dans un boulot de merde qui me demandait de me lever super tôt pour avaler des bornes à vélo tous les jours. Le soir, je rentrais chez moi en tenant à peine debout. Un jour, alors que je manquais de m’endormir sur mon guidon, je croise un type : c’était Stu Mackenzie. J’ai pas pu m’empêcher de l’aborder. C’est un type vraiment humble.
« Aujourd’hui, je vis en Mongolie et un jour j’ai entendu un de mes amis jouer leur morceau Changes. Je ne me serais jamais attendu à entendre de la musique de Melbourne à Oulan-Bator ».
Quand le Covid est arrivé, j’avais l’impression que le monde s’écroulait et que je vivais dans une sorte de Melbourne dystopique. On avait droit à une heure de sortie par jour. Quand ils ont sorti le single Straws In the Wind, je l’écoutais dès que je mettais le pied dehors. Ça collait parfaitement à l’ambiance générale.
C’était vraiment génial de les voir décoller progressivement. Aujourd’hui, je vis en Mongolie et un jour j’ai entendu un de mes amis jouer leur morceau Changes. Je ne me serais jamais attendu à entendre de la musique de Melbourne à Oulan-Bator. Et au-delà de ce rapport affectif, leur musique explore tellement de recoins, leur son est vraiment honnête, ils n’ont pas peur de prendre des risques. Je suis aussi très respectueux de la manière dont ils luttent contre la crise climatique dans leur travail, avec Plastic Boogie, Blame It On The Weather ou Red Smoke, qui était à propos des feux de 2020 en Australie. Melbourne était recouverte d’épaisses fumées noires pendant des jours. « Infest The Rats Nest » et leur dernier album sont entièrement basés sur un monde post-apocalyptique, après la crise climatique. Ils ont aussi arrêté d’utiliser du plastique dans leurs emballages, c’est pas grand-chose mais c’est important. Ils défendent de belles valeurs.
Marie (États-Unis)
En 25 ans de concerts, j’ai vu un paquet de différents artistes. Ma première obsession musicale, c’était Phish, dont le public se mélange beaucoup avec celui de King Gizzard et dont les approches musicales partagent quelques similitudes. J’ai vraiment accroché avec King Gizzard sur « Infest The Rats Nest » et leurs morceaux heavy metal comme Planet B, dont les paroles parlent de l’urgence climatique et du salut de la planète. Ce n’était pas seulement la musique qui me touchait, mais la profondeur des textes.
J’ai vu mon premier concert de King Gizzard aux Cavernes (qui sont littéralement des cavernes, dans le Tennessee). J’étais scotchée, ils étaient très accessibles et se donnaient tellement, dans un contexte très intimiste et un espace réduit. Ils ont joué mon morceau préféré, Planet B, le deuxième soir. La foule était en feu. Les fans étaient adorables, on m’a offert deux posters fait maison contre une douche dans le AirBnb que je louais à côté du concert. J’ai aussi participé à une visite des cavernes avec un groupe de fans. Et le lendemain, un copain (dont le chien s’appelle Fuzz) m’a amené faire de l’escalade sur les parois. Bref, c’était magnifique.
King Gizzard & The Lizard Wizard // PetroDragonic Apocalypse; or, Dawn of Eternal Night: An Annihilation of Planet Earth and the Beginning of Merciless Damnation // KGLW, paru le 16 juin 2023
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