Le 6 décembre 2017, ce n’est pas seulement Johnny Hallyday qui s’est éteint, c’est aussi une manière d’être fan qui a disparu avec lui. Ce type d’idolâtrie, vécue sur le mode mimétique depuis Elvis Presley et ses milliers de sosies, semblait déjà sur le déclin du temps où Antoine De Caunes incarnait le fameux Didier l’embrouille, caricature à la Margerin du fan de Dick Rivers. Aujourd’hui, le groupe australien King Gizzard & The Lizard Wizard invente à son insu une manière originale d’être fan, qui conjugue la figure traditionnelle du groupie et le personnage plus contemporain du geek Internet.

Tout a commencé par d’étranges vidéos sur YouTube. “Mais pourquoi as-tu créé cette chaîne de memes sur un groupe psyché australien pas très connu ?” demande un internaute halluciné sous une vidéo de la chaîne parodique intitulée King Gizzard & The Shitpost Wizard. Les “shitpost”, ce sont ces commentaires inutiles, hors-sujet et humoristiques postés dans des fils de discussion sur Internet. S’ils valent parfois à leur auteur d’être banni de la conversation, ils font partie intégrante de la culture du web et se différencient du troll par leur caractère relativement inoffensif. Créée en janvier 2017, cette chaîne s’amuse avec l’oeuvre musicale de King Gizzard & The Lizard Wizard comme Georges Perec s’amusait avec la première phrase d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, jouant sur les codes stylistiques et triturant la matière, étirant ce qui est court, raccourcissant ce qui est long, jusqu’à produire une sorte d’Ouvroir de King Gizzard Potentiel, extension de l’oeuvre originale, terrain d’exploration et métadiscours tout ensemble.

A eux seuls, les titres des vidéos constituent un beau programme : “Tous les albums de King Gizzard joués en même temps” dit l’une, la chanson “Gamma Knife en 800 fois plus lent” propose une autre. Beaucoup de clips détournés se moquent gentiment des innombrables répétitions dans les morceaux du groupe, notamment Rattlesnake, où le titre est prononcé 51 fois, ce qui donne des vidéos dadaïstes telles que “Rattlesnake, mais ils ne disent jamais Rattlesnake”, “Rattlesnake, mais à chaque fois qu’ils disent Rattlesnake, le son devient plus fort”, “Rattlesnake, mais à chaque fois qu’ils disent Rattlesnake, une autre vidéo de Rattlesnake est lancée”, etc. Mention spéciale aussi pour la vidéo du titre Trapdoor, dans laquelle le mot “trap” (“piège”) est à chaque fois prononcé par l’amiral Ackbar de Star Wars, référence iconique de la culture geek.

Très vite, les vidéos de King Gizzard & The Shitpost Wizard se propagent dans la communauté d’aficionados du groupe, sur Reddit, sur Facebook, sur YouTube… Le succès est tel que les fans s’emparent des parodies et les transforment en “memes” Internet. Suivre un fil de commentaires sous une vidéo de King Gizzard devient alors un périlleux exercice de décodage, où l’on s’étonne de lire des phrases mystérieuses telles que “eggs is a dead meme” (en gros : “le meme sur les oeufs, c’est ringard”).

A l’origine de la blague, une interview dans laquelle le chanteur-compositeur Stu McKenzie raconte que le seul truc qu’il aime bien cuisiner, ce sont les oeufs. Il n’en fallait pas moins à The Shitpost Wizard pour tartiner tous ses pastiches du mot “eggs” prononcé par le musicien. Le délire culmine avec la réalisation d’un album entier – “The Eggs Album” – composé de boîte à rythmes accompagnant des samples remixés de l’interview. Le résultat s’apparente à une espèce de collection de reprises puisqu’on y entend des versions – assez peu fidèles – du générique de Batman, de Joyeux anniversaire ou de Gangnam Style. Le shitposteur n’en reste pas là, puisqu’il publie ensuite “Han-Tyumi’s Gizzardverse Expansion Pack”, nouvelle suite de reprises où figurent What A Wonderful Life de Louis Amstrong, Harder, Better, Faster, Stronger des Daft Punk ou encore Wonderwall de Oasis. Petite subtilité : les paroles sont prononcées par la même voix robotique que le personnage de Han-Tyumi, un cyborg qui détruit l’humanité dans “The Murder Of The Universe” (2017) de King Gizzard, album conceptuel gavé de spoken word. Adoré par beaucoup, détesté par certains, Han-Tyumi nourrit bien des fantasmes chez les fans, à tel point qu’un internaute a fini par retrouver l’origine de sa voix sur un site web de synthétiseur vocal intitulé Natural Readers. Parmi une soixantaine de voix dans une dizaine de langues, il suffit de choisir celle d’un certain Charles en anglais et de réduire sa vitesse pour obtenir le son du cyborg et lui faire raconter n’importe quoi.


Surtout, Han-Tuymi semble avoir un rôle primordial au sein du “Gizzverse”, l’univers apocalyptique dans lequel évoluent la plupart des disques de King Gizzard depuis “I’m In Your Mind Fuzz” (2014) et dont l’unicité géographique est garantie par l’apparition du même château sur les pochettes. Les fans ont en effet remarqué que le robot apparaît à divers endroits depuis sa création, par exemple dans le titre Tezeta de “Sketches of Brunswick East” (2017), ou encore à la toute fin du vinyle de “Polygondwanaland” (2017) où on l’entend soudain prononcer le mot “hello !”, à la manière d’un photobomb audio à la fois comique et flippant.

“J’ai envie de voir King Gizzard reprendre ses albums dans le style de ses autres albums”, rêve carrément un fan.

Pourtant, tout cela est très sérieux et prouve que le groupe a bien compris comment Internet encourage l’exégèse et l’interprétation chez les amateurs de musique, même si en interview les musiciens restent évasifs sur le sujet. En fait, King Gizzard construit autant une oeuvre brillamment cohérente qu’il joue au chat et à la souris avec les internautes, qui en retour influencent certainement ce type de clins d’oeil. Sans relâche, le fan traque et analyse les détails de leurs paroles, de leurs clips et pochettes (notons que l’esthétique du groupe est entièrement confiée à l’artiste Jason Galea), espérant ainsi trouver la confirmation que tous les disques sont liés entre eux par une histoire globale. “Gizzverse confirmed !”, s’exclame-t-on régulièrement dans le groupe de fans Facebook, parfois au centième degré. Si certains indices ont été laissés là volontairement par le groupe, comme le fait que le nom Han-Tyumi soit l’anagramme de “humanity”, d’autres paraissent dépendre de l’imagination des commentateurs, tel cet internaute persuadé que le toit du château d’eau présent sur la pochette de “Paper Mâché Dream Balloon” (2015) possède neuf côtés renvoyant au disque “Nonagon Infinity” (2016). Pure spéculation ? Non, car le groupe a publié sur Instagram une photo en vue aérienne de la maquette qui prouve que la coïncidence est toute réfléchie.


Au final, presque rien n’est laissé au hasard. Le compositeur principal du groupe, Stu McKenzie, a trouvé l’équilibre parfait entre sa capacité à produire des albums conceptuels aux similitudes évidentes et sa propension à rédiger des textes remplis d’indices suffisamment flous pour être interprétés ad lib. Résultat, les théories se multiplient sur le net, vidéos explicatives sur Youtube, schémas dessinés au crayon papier diffusés sur les réseaux sociaux, idées lancées au débotté sur Genius, le fameux site spécialisé dans l’explication de paroles de chansons… Des fans s’amusent même à recréer une forme de chronologie au milieu de ce chaos en réarrangeant l’ordre de certaines chansons pour aboutir à un méta-album, qu’un internaute a intitulé “Murder Of The Nonagon Fuzz”, syncrétisme de “I’m In Your Mind Fuzz”, “Nonagon Infinity” et “Murder Of The Universe”. Il faut dire que King Gizzard & The Lizard Wizard aime aussi répéter des motifs mélodiques d’une chanson l’autre, modifiant seulement les arrangements ou les paroles, ce qui non seulement renforce la cohérence de son oeuvre mais surtout procure un jeu de piste ludique pour l’auditeur, exactement à l’image de ce Frank Zappa avait réalisé quarante ans auparavant avec son idée de continuité conceptuelle. “J’ai envie de voir King Gizzard reprendre ses albums dans le style de ses autres albums”, rêve carrément un fan, preuve que chez eux tout s’imbrique en combinaisons potentielles, se sépare pour mieux se rejoindre ensuite. Réminiscences du thème à la flûte de Trapdoor dans The Balrog, prémices de l’album “Flying Microtonal Banana” à travers les solos de guitare orientale sur Robot Stop, reprise de la ligne de basse de Cellophane à la fin de The Lord Of Lightning, autant d’échos musicaux qui brisent la linéarité de la création pour la transformer en Ourobouros, ce serpent qui se mord la queue dans un cycle infini, symbole de l’éternel retour et de la totalité du monde.

Cet univers hermétique donne au fan l’impression d’être un “initié”, de faire partie d’une communauté de croyants qui parlent un même langage et partagent les mêmes secrets. On entre en King Gizzard comme on entre en religion, à travers des rites et des credos. Chaque fan se doit par exemple de poster une photo de sa collection de vinyles sur le groupe Facebook “Flightless Vinyl Lovers”, dédié au label Flightless Records créé par King Gizzard. Autre passage obligé, le selfie avec les membres du groupe, en particulier Stu McKenzie, toujours heureux de se soumettre à l’exercice. Sa gentillesse légendaire, son génie créateur et son charisme en font une véritable idole que les fans adorent, non sans une espèce de distance ironique qui donnera lieu à la blague récurrente “I just spoke with Stu, he told me…” (“je viens de parler avec Stu, il m’a dit que…”), lancée en permanence sous les vidéos YouTube ou les posts Facebook. On ne compte d’ailleurs plus les private jokes qui soudent et animent la communauté, à côté des traditionnels débats de fans du type “Quel est votre album préféré ?”. Vannes récurrentes sur Tame Impala, groupe lui aussi australien, moqué pour n’avoir produit que trois albums en 8 ans là où King Gizzard en a sorti quatorze, délires humoristiques autour de l’anagramme de Han-Tyumi, voire combinaisons des deux (“saviez-vous que Han-Tyumi est l’anagramme de Tame Impala ?”)… et toujours dans cet esprit de déclinaison cher à l’OuLiPo, le fan aime les variations sur un thème : quand un type mal inspiré décrit le disque “Sketches of Brunswick East” avec l’expression tarte à la crème “jazzy but not jazz”, la communauté reprend la formule et la conjugue à l’infini. “Polygondwanaland” devient “progry but not prog” et “Tooly but not Tool”, alors que “Gumboot Soup” (2017) n’est pas “B-sided” – un disque de faces B -, mais “B-sidey”. Loin d’être passif, le fan travaille, résout des énigmes, fabrique des images, recompose des éléments fracturés, ajoute du sens par-dessus la matière organique que lui offre en pâture King Gizzard.


Difficile d’imaginer ce type d’échanges chez les fans de Cigarettes After Sex, des Arctic Monkeys ou de Ty Segall. Avec King Gizzard, il se passe quelque chose ici et maintenant, le rock retrouve ce rapport si étroit à l’instantanéité qu’il avait perdu depuis belle lurette, une source de bonheur renouvelé pour les fans. Car il est bon d’être fan de King Gizzard. Quand le groupe diffuse en direct sur Facebook la vidéo du tout nouveau vinyle “Sketches of Brunswick East” en train de tourner, un frisson parcourt l’échine des internautes, qui partagent alors un moment unique entre eux et avec les musiciens – en train de l’écouter aussi de l’autre côté de l’écran. “What a time to be alive !” est devenu un slogan habituel dans la communauté, signe que le cadavre du rock bouge encore un peu. Cette logique participative trouvera son accomplissement le 17 novembre 2017 avec la sortie de “Polygondwanaland”, album dont les droits, les visuels et les bandes master seront totalement cédés aux fans par le groupe. “Cet album est LIBRE, annonce King Gizzard. Libre d’être téléchargé, et si vous le voulez, libre d’être publié. Vous êtes libres d’en faire des cassettes, des CD, des vinyles. […] Vous avez envie de lancer votre propre label ? Allez-y ! Employez vos potes, pressez de la cire, remplissez des cartons. Nous ne possédons pas cet album. Il est à vous.”

La réaction des fans ira bien au-delà de ce que le groupe pouvait imaginer : une centaine de versions du disque seront réalisées dans des formats, des couleurs et à des prix variés, des labels seront créés de toutes pièces, comme Hot Wax, Aural Pleasures ou Salty Dog, de nouvelles pochettes seront dessinées par des artistes confirmés ou débutants, des clips amateur seront tournés pour illustrer les morceaux et une VHS verra même le jour ! Sans compter les initiatives originales, comme ce petit label américain PIAPTK et son 45 tours comportant 20 boucles d’un extrait de 1,8 secondes pris au hasard dans l’album, et dont le pressage a été limité à 100 copies, toutes uniques.

Le fan de King Gizzard & The Lizard Wizard n’abolit pas les différentes typologies de fan de rock qui l’ont précédé, collectionneur complétiste, groupie itinérant, obsessionnel compulsif, il les empile plutôt à la manière d’un mille-feuilles, ajoutant une dernière couche qui les englobe toutes. C’est un méta-fan, un fan qui prend du recul sur sa condition et ose se moquer de lui-même et de son groupe préféré dans un concert d’auto-dérision typique de la culture Internet. Contrairement à l’indie fan traditionnel, il refuse l’esprit de sérieux et le sectarisme musical. Plus audacieux, il rejette aussi le caractère sacré de l’idole qu’il vénère, reprenant à son compte la formule “Nothing is sacred. And neither is this album”, que King Gizzard a inscrit au dos de la pochette de “Flying Microtonal Banana”. Pour réussir ce tour de force dans l’histoire du fan, il a fallu un groupe hors-normes, capable d’évoluer du rock garage au heavy metal conceptuel, en passant par des sonorités psychédéliques, prog’ et folk. Un groupe qui sort 5 albums durant la seule année 2017, dont un libre de droits, et qui sur son chemin sème de petits cailloux pour que nous le suivions dans ses aventures. Le fan de King Gizzard est d’abord un pisteur, un chasseur de signes, un décodeur de messages. Comme tous les amoureux, il interprète sans cesse ce que lui dit l’objet de sa passion pour se sentir vivant. What a time to be alive.

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