Cette fois encore le printemps me parait odieux, porteur de germes mortels. Hypochondrie saisonnière ? Non, cette fois c’est la « bonne », la fin. Je suis cloué au lit, avec de la fièvre et des éruptions cutanées qui ne présagent rien de bon. Je regrette amèrement d’avoir vécu à crédit. Trop tard. Mon compte cardio-vasculaire est méchamment débiteur. Mon ventricule gauche fait un vacarme de tous les diables. Je m’agite dans tous les sens, fébrile, anxieux. Trouver une issue ?
Une quinte de toux tonitruante m’arrache la dernière alvéole saine de mes poumons. Angoisse frénétique. Crever en silence ? Crever en musique oui!
Oui. Mais quel disque sera suffisamment digne de mon agonie ?
Putain, je regrette d’avoir perdu ma jeunesse vigoureuse à débattre de rock « putassier », d’enfoirés de « passeurs » et de pauvres « icônes rocks ». C’est toute cette vaine connerie qui s’est enkystée dans mon bras putréfié !
Shhh Peaceful…
Si j’avais vécu, je serais resté chez moi, et j’aurais écouté chaque jour Miles Davis, In a Silent Way. Chaque jour. Rien d’autre.
Le diamant vient sillonner le vinyle. Piano électrique. Et puis Miles Davis souffle sur mon ulcère purulent.
Repos du corps, pommade antibiotique de l’âme. Cette dernière quitte mon corps trempé par la sueur aigre. La musique psychopompe la guide vers un Olympe californien, où résident les seuls huit dieux à avoir jamais existé. Les seuls que l’on peut nommer : Davis, Shorter, Hancock, Zawinul, McLaughlin, Holland, Corea, Williams.
A quoi sert de vivre si on a jamais entendu les trois heures et quelques de l’édition complète d’In a Silent Way ? On peut mourir sans avoir vu Bangkok, sans avoir conduit un coupé de luxe, on peut même mourir puceau. Mais on doit au moins écouter une fois Miles Davis et ses acolytes qui achèvent, cet après-midi de 1969, cinq mille ans de musique.
In a Silent Way déclasse les compositeurs classiques, la souffrance du blues, la subversion sexuelle du ragtime et du rock n’roll. Pas de ballade, pas de valse, ni de concerto. Même pas l’ombre d’une tentation purement improvisatrice. Fini le trop cool bop. Mort né le free jazz. Pas de fusion comme certains le prétendent. Cette théorie du jazz qui accouple de force, la tradition et le rock, ne tient pas une seconde. L’avant-garde, l’expérimentation, on peut remballer tout ça aussi.
In a Silent Way, c’est autre chose. Je n’arrive pas à dire vraiment ce qui fait les harmonies les plus pures et la rythmique si cinglante qu’elle prend aux tripes et perfore l’intellect prétentieux pour toucher l’âme simple.
Il vaut mieux être humble cette fois, ne pas trop s’avancer en conjectures aussi expertes que vaseuses sur la valeur de ce disque. Je dirais « absolue » si ça peut dire quelque chose. En tous cas devant In a Silent Way, je n’aurais pas de scrupule à dénoncer dix-milles autres albums pour lesquels j’ai eu un jour un enthousiasme tel que j’ai dit – qu’on me pardonne – « génial », « dément », « poétique », « visionnaire ».
Pas de remord à les enterrer, à les foutre au feu.
Enfin, Ascent. Joe Zawinul fait tourner une gamme cristalline à main droite. Dave Holland murmure quelque chose, assez dense. Wayne Shorter se pointe, chante vrai, puis repart. Et Miles tarde un peu à mettre du cuivre, de l’or et du poison sur la partition. Qui osera prétendre qu’il y a quelque chose de mieux sur cette terre ?
J’ai attendu longtemps qu’on me donne une réponse à cette question, et une explication à une autre. Pourquoi In a Silent Way ? Faut-il penser quelque chose de ce titre incompréhensible quand on écoute l’album ? Non. Il faut simplement imiter Miles comme on peut, au moins en fermant les yeux et en tournant le dos au public et à tout le reste. Cette musique est un exercice d’ascèse, un chemin direct vers la sagesse, vers le renoncement, pour vivre en putain de brahmane, avec la permission d’être blasé et revenu de tout.
Et avec la permission de quitter ce monde ou de repartir pour un tour, en marchant droit, In a Silent Way, loin des boulevards bruyants de l’existence.
Quand le radiologue aligne sur la vitre lumineuse les clichés de différents organes – les miens, je les reconnais bien – j’entends encore la longue et vigoureuse plainte de Miles Davis et de sa trompette en sourdine. Pas d’anomalie, pas de tissus corrompus, même pas une tâche sombre au pancréas. On a discuté encore de ces douleurs aux reins et j’ai dû choisir entre passer un IRM et remettre le bras de la platine au tout début du disque. C’est ce que j’ai fait, encore cette fois-ci.