Si les mots que vous lisez en ce moment même avaient été vus, absorbés puis restitués par Massin, cette simple phrase aurait des allures d’incipit de classique. C’est ainsi, un livre est regardé avant d’être ouvert et pour ce premier contact essentiel, qui scelle le sort d’une bibliothèque tout autant qu’une critique ou les conseils d’un ami, Massin est le maître incontesté, le pionnier, celui qui a gravé puis réécrit à plusieurs reprises les tables de la loi.
Robert Massin a été le premier « Directeur artistique » de Gallimard et l’est resté pendant plus de vingt ans. Enfin, pas tout à fait le premier. André Malraux a endossé la fonction avant lui. Mais, l’ego et le cerveau surchauffés du jeune Malraux avaient surtout dû retenir le mot « Directeur » dans ce titre encore énigmatique à l’époque. On imagine assez mal l’auteur des Conquérants réfléchir au graphisme des couvertures et à la typographie… A moins que ce ne soit pour les relier à l’art Inca ou au Greco, dans l’une de ses célèbres « fulgurances », entre génial et grand guignol.
Massin a marqué à jamais l’identité de Gallimard et donc de l’édition française. C’est incontestable, tout autant que sa vocation. « Je suis devenu graphiste à 4 ans et demi », aime-t-il préciser. Aujourd’hui encore, il montre au visiteur ahuri ses carnets, avec des lettres dessinées, des inventions de typo. Comment un gamin de cet âge pouvait-il consacrer son temps à faire du graphisme sans le savoir ? Un père graveur, certes mais cela n’explique pas tout. Certains servent la messe comme enfants de chœur puis enchaînent avec le petit séminaire ; Massin, lui, a dessiné des lettres sur des cahiers d’écolier avant de faire les couvertures de Gallimard.
Le destin et la chance n’ont pas abattu tout le boulot à eux seuls. Massin est aussi un lecteur forcené et un passionné de littérature, un vrai. Lors de ses débuts en tant que journaliste, il voyage en Scandinavie et profite d’un bateau immobilisé au port pour rechercher Louis-Ferdinand Céline, alors en fuite au Danemark. Il retrouve la piste du paria, monte des escaliers qu’on imagine gris comme l’exil, frappe à une porte et une paupière lourde apparaît dans l’embrasure. Ce type tout juste majeur se tient face à Céline, débite son explication et finit par entrer. En 2009, quand il raconte cette anecdote, Massin pétille comme le champagne qu’il sert d’office au visiteur. Il n’est pas très difficile d’imaginer l’aplomb du même, plus jeune, face au docteur Destouches. Par la suite, il rencontrera toutes les plus grandes signatures de la NRF et tissera des amitiés solides (particulièrement avec Queneau). Voici donc l’une des armes secrètes du père du graphisme français : il lit et connaît ce qu’il illustre ou met en page. Une différence que pourrait méditer les troupeaux de graphistes chauves à lunettes « écaille » qui arborent fièrement les lettres D et A sur leur blason en pacotille pure sucre.
Le style Massin se caractérise d’abord par une tension entre typo et blanc, entre plein et vide. Si l’on écrit, on « mange » du blanc donc de la lisibilité. Si l’on ménage trop le vide, c’est au détriment du texte, donc de la littérature ; ça ne se fait pas. Il faut doser mais aussi être capable de trancher pour ne pas tomber dans le tiède, bien équilibré, glissant sous l’œil comme une pub. Evidemment, dans cet éternel dilemme, la typo joue un rôle essentiel, c’est même l’une des obsessions de Massin qui a travaillé toute sa vie autour de l’idée de « typographie expressive ». En résumé, le caractère choisi symbolise l’atmosphère d’un livre, l’univers d’un auteur. Dans des travaux plus personnels, comme sa mythique mise en page de la Cantatrice chauve de Ionesco, il poussera cette logique au maximum faisant varier la taille, la forme des lettres avec l’intensité de l’histoire ou même de la musique en éditant des textes de chansons (La foule de Piaf). L’illustration, autre constante du style Massin, vient régulièrement se loger entre la typo et le blanc pour laisser une marque indélébile chez le lecteur.
Massin a ainsi érigé les deux sommets que sont les collections Folio et L’imaginaire pour Gallimard. Typo, logo, blanc… la première est quasiment devenue le synonyme de littérature et plus d’une découverte de classique s’est faite dans ses codes. Comme il faut choisir entre Beatles et Stones ou Newman et Redford, il convient de savoir si l’on est plutôt « J’ai lu », « Livre de poche » ou Folio. Michel Houellebecq a écrit un très beau texte sur « J’ai lu » (trouvable dans le recueil Interventions 2), sa porte d’entrée vers la lecture. Une position qui se défend mais ici, sachez-le, vous êtes dans une maison Folio, à tout jamais. La couverture saturée d’oranges de L’or, le roman de Cendrars, a atteint mon cerveau engourdi de collégien bien avant le texte. La voie était tracée, toutes sortes de livres pouvaient s’y engager.
Il suffit de regarder aujourd’hui la nouvelle version de cette collection, sortie il y a un an environ, pour comprendre l’habileté de Massin. Le blanc reste présent, on jurerait que rien n’a vraiment bougé et pourtant rien n’y fait. Avec la typo plus grasse, le logo plus grossier, l’ensemble ne tient plus vraiment debout. Preuve irréfutable de l’exigence de Massin : un élément est modifié et l’ensemble penche dangereusement.
La collection L’imaginaire, quant à elle, représente une sorte d’absolu de la Direction artistique. Un fond blanc, un logo et un choix de typographie pour le nom de l’auteur. Entre ces éléments immuables, la place pour le titre qui, lui, peut tout se permettre selon l’histoire racontée. Le dosage est parfait, à la fois subtil – la littérature est une affaire de bonhommes et de styles, Massin ne l’a jamais oublié- et formaté comme il se doit pour une collection. « C’est le travail dont je suis le plus fier, » reconnaît-il. « A l’époque, Gallimard n’avait pas tout à fait compris le projet, il se demandait à quoi pouvait correspondre ces différentes couvertures. Mais, il était capable d’écouter les explications et la collection a vu le jour. »
Le jour décline, le fond de champagne pétille de plus en plus mollement. On se prend à rêvasser à la rue Sébastien Bottin de la grande époque, sans trop pouvoir la situer exactement dans le temps, si ce n’est franchement derrière nous. Un passage à vide nostalgique qui n’est pas du tout du goût de Massin. A 84 ans, le Directeur artistique se penche tous les jours sur son écran d’ordinateur pour son nouveau projet, la maison d’édition Typographies expressives. Le catalogue rassemble expérimentations graphiques (expressives forcément expressives), et rééditions littéraires (Charles Nodier ou les livres de Massin, écrivain comme les Zazous par exemple). Surtout, il propose une expérience unique.
Massin a en effet eu l’idée de rassembler en un volume tous les passages de La recherche du temps perdu consacrés à la « petite phrase » mélodique du compositeur Vinteuil. Résultat fabuleux, le meilleur livre jamais écrit sur la musique et l’effet qu’elle peut produire, sur la condition d’auditeur et d’interprète. Proust a exploré la moindre idée, la plus subtile nuance et, ainsi juxtaposés, ces passages disent tout de la bande-son qui accompagne chaque vie. Remplacer Vinteuil par Debussy, Coltrane, Curtis Mayfield, Lou Reed, Bérurier noir, Radiohead, Cypress Hill ou ce qui vous chante et ce livre devient le vôtre.
Massin a poussé le bouchon proustien encore plus loin en publiant un montage de tous les passages consacrés au Baron de Charlus. Du colosse pédé virevoltant des premiers tomes au vieillard ramolli promené par Jupien, tout est là et compose un fantastique roman dans le roman, ogive essentielle de la plus grande cathédrale des lettres, pilier de Notre-Dame qui pourrait déclencher quelques conversions. Massin propose tout simplement une nouvelle façon de relire la Recherche.
Il faut dire que l’obsession Proustienne le travaille depuis de nombreuses années. « D’abord, je suis né près d’Illiers-Combray, donc j’étais un peu prédestiné… J’ai lu la Recherche cinq fois, j’ai même réalisé un livre en tirage unique, reprenant le texte et y ajoutant, en écho, des éléments de la correspondance, des extraits de Jean Santeuil (NDR : « premier » roman de Proust, abandonné) ou des reproductions de tableaux évoqués dans l’histoire, » explique Massin en déposant l’exemplaire unique sur la table. Un livre épais, format carré avec une couverture en liège pour évoquer la fameuse chambre insonorisée de l’écrivain. Son contenu est une mine d’or.
Le fantôme de Proust s’invite carrément pour finir le champagne quand le Directeur artistique montre des lettres de Reynaldo Hahn adressées à l’écrivain : « L’un de mes amis fut le secrétaire de Han et les a « empruntés » ». A lire ces mots et cette adresse sur l’enveloppe, l’esprit se brouille, le mille-feuille des années s’aplatit en quelques secondes. Le salon des Guermantes semble soudain à quelques encablures, accessible.
– Et vous savez, j’ai rencontré Marcel Proust !
– Pardon ?
– Oui, tout à fait. C’était un berger de mon village d’enfance. Illettré, il signait d’une croix. Il s’appelait vraiment Marcel Proust, je vous assure.
On l’a appris avec James Stewart, entre la vérité et la légende, il est préférable d’imprimer la légende. Reste à trouver la bonne typo. C’est toute l’histoire de Massin, infatigable homme de lettres.
Photos: Fiston
Pour trouver les réalisations des éditions Typographies expressives: http://www.typoexpressives.com/