Mark Eitzel est un être multiple qui a longtemps été en conflit permanent avec lui-même. Comme mu par une détestation quasi suicidaire de ce qu’il voyait chaque jour dans sa glace. Roi des « Torch song » et musicien doué d’une sensibilité exceptionnelle – ce qui n’est pas un atout face à la vulgarité régnante – Eitzel est aussi un de ces auteurs qui, fort d’un sens du tragique sans égal, a toujours été tout à la fois écrivain, biographe, nouvelliste, romancier et sociologue. C’est-à-dire un homme à la dimension littéraire incontestable comme Bob Dylan et Elvis Costello, et qui fait de la musique populaire parce que c’est son milieu naturel. Qu’il la mange et la boit au quotidien depuis sa plus tendre enfance mais toujours en homme cultivé. En esthète cinéphile et en intellectuel curieux. En lecteur assidu de Rimbaud, de Lautréamont, de Georges Bataille. En passionné de surréalisme, du théâtre d’Harold Pinter et du cinéma de Jean Vigo. En adorateur de Mary Poppins et de Nick Drake.
Ainsi, ce qui pourrait ressembler à un référentiel culturel disparate et prétentieux chez les autres devient au contraire chez Eitzel une manière constante de se réinventer; et qui force l’admiration chez ceux qui consentent encore à l’écouter. Avec toujours ces harmonies flottantes aux accords ouverts jamais résolus – empruntés à Joni Mitchell – qui donnent aujourd’hui comme hier à nombre de ses morceaux cette forme d’insaisissabilité mélodique troublante.
Une insaisissabilité qui, si elle ne demande jamais plus qu’un peu de patience et de disponibilité pour vous plonger dans une incertitude extatique, ne facilite pas les choses. Au point que lui-même conviendra que ses chansons ne sont pas chantables comme le sont celles des autres. Ces autres capables d’aligner des éléments mélodiques simples et intrusifs qui sont mémorisés presque instantanément. Ce qui, de fait, n’arrive presque jamais avec ses musiques à lui, aussi sinueuses et évanescentes qu’atmosphériques et enveloppantes. Avec cette capacité à vous tétaniser de leur beauté vénéneuse et vous envoûter de leur intensité mélodramatique le temps d’un battement de cœur. Il suffit alors de fermer les yeux et d’en tirer au sort quelques poignées pour en faire l’expérience sensible.
Hier c’était I love you but you’re dead, Without you, Sleeping Beauty ou Saved, pour ne pas en citer cent autres la gorge pleine de regrets. Aujourd’hui c’est la totalité de ce nouvel album, véritable noyau dur et résumé de tout ce qui a fait l’inspiration d’Eitzel et la densité d’American Music Club.
Se pose donc une fois encore, une fois de plus, la lancinante énigme de cette mortelle indifférence publique qui transforme certains destins en causes désespérées. Voire perdues. C’était vrai du temps de l’A.M.C. et ça l’est toujours aujourd’hui. Avec cette non-résolution d’une équation à plusieurs inconnues qui garde entier son mystère, même si Mark Eitzel a lui-même avancé quelques hypothèses pour l’éclaircir.
Dont une première qui faisait porter à lui seul l’entière responsabilité, en rappelant la conduite chaotique et imprévisible qui l’a vu ruiner tant et tant de concerts. Un comportement dû non seulement à son addiction précoce et terrible à l’alcool comme à moult autres substances, mais aussi à une souffrance personnelle qui le submergeait et lui faisait perdre de vue l’ordre des priorités. De quoi tuer une réputation et faire fuir les spectateurs. La seconde tenait à la forme même de sa musique, que les médias qualifieront vite de «sadcore» et de «slowcore». Avec cette lenteur structurelle, cette pesanteur magnifique qui, si elles permettaient aux mots de résonner dans l’écho de leur silence et aux phrases de couler comme des rivières de mercure, se privaient pour partie – mais pas tout le temps – de ce qui constitue quasiment l’ADN du rock : le rythme. Qu’Eitzel n’a jamais négligé, qui n’est pas absent, mais qui n’a jamais été le carburant premier de sa démarche afin de mieux lui substituer les notions de tension et d’intensité. Ce qui induit la question du positionnement d’un répertoire et d’un projet artistique dans les catégories classiques de l’industrie musicale en général et du rock en particulier. Avec ses fragmentations croissantes, de plus en plus aigües, et les présupposés que cela signifie en terme de cloisonnement et d’atomisation des goûts du public. Et donc de ce qu’un contexte donné permet ou pas comme émergence de carrières et de succès possibles, ce indépendamment des mérites et des qualités.
C’est ainsi que, dans une espèce d’auto-analyse vertigineuse, Eitzel ira jusqu’à penser le statut même du rock et de la pop à l’aune de son parcours personnel en émettant un diagnostic qui pourrait s’avérer être d’une portée définitivement plus générale que celle concernant son seul cas particulier. Le constat et l’opposition sont terriblement simples. D’un côté, un public immense et majoritaire qui veux échapper au réel. Qui ne cherche dans l’expérience musicale qu’une évasion ponctuelle, faite de fantaisie, de légèreté, d’effets de mode, d’imagerie, de divertissement. Bref tout ce qu’il faut pour une quête de sensations fugaces et jouissives, facilement absorbables et qui ne donneront jamais à réfléchir par paresse et pour ne pas risquer de perturber les équilibres intérieurs. Et de l’autre ceux qui, comme lui et quelques audacieux, refusent cet enfermement et cette annexion parce qu’ils ont l’ambition de mélanger la profondeur de l’idée et la hauteur du propos. La singularité classieuse de la forme à la distinction du contenu dont l’élégance stylistique et la profondeur émotionnelle seront les mobiles avoués et les buts espérés. Cette minorité qui veut, coûte que coûte, croiser la noblesse exigeante de la beauté au cadre général esthétique de la modernité démocratique.
Gageure immense quand on sait que cette dernière n’est mue que par son appétence pour le léger et le joli. Le distrayant et le sympathique. Le fun et l’insignifiant.
Face à ce qui ressemble donc à une aporie, il ne nous reste plus qu’à nous demander ce qui pourrait encore sauver le soldat Eitzel. Ce qui pourrait inciter un plus grand nombre de personnes à écouter « Hey Mr Ferryman », cet album que Bernard Butler – l’ex de Suede – a nourri de sa main précieuse et accompagné de son admiration. Pour, peut-être, permettre enfin à M.Eitzel de sortir des clubs modestes et des arrières-scènes des festivals qui pensent encore à l’inviter. Pour qu’il n’ait plus à se demander à bientôt 60 ans – comme il le faisait encore en 2015 sur sa page Facebook – s’il doit utiliser ou pas le crowfunding pour enregistrer un nouvel album. Mais entre le paysage dévasté de l’industrie musicale, la perte du goût de l’essentiel d’un monde à la dérive et l’absence totale d’artifices et de faux-semblants du crooner magnifique, on peut craindre que les jeux ne soient définitivement faits, qu’il ne reste plus que la foi et l’Histoire pour, un jour, nous rappeler combien la musique et le propos de Mark Eitzel étaient sublimes, et combien sa voix résonnait comme celles de John Cale, de Paddy MacAloon, de Richard Hawley, de Nick Cave et de Morrissey toutes ensemble réunies.
Ce jour-là, on se souviendra que cette voix portait en elle tout ce qui donne vraiment à chacun le sentiment intime de son existence. Le temps d’une outre-vie.
Mark Eitzel // Hey Mr Ferryman // Merge Records
https://www.mergerecords.com/mark-eitzel
3 commentaires
Même les trolls de service ne viennent pas fourrer leur langue pâteuses sur cette page.
Ce pauv’ Mark Eitz n’intéresse vraiment pas grand monde …
Et pourtant cet album est beau, très beau (un peu chiant aussi parfois, comme souvent sont les trucs beaux, très beaux).
Alors moi qui suit pas beau et parfois aussi chiant, je dit juste merci à monsieur Maiffredy pour ce papier bouteille à la mer (arf !) et puis aussi à B.Butler, qui a des doigts d’or et du coeur, bordel, du coeur !
Bisous dans le vide.
Bisous partagés 😉
Immense musicien, absolument sous-estimé et cruellement inconnu. Je me souviendrai toujours du jour auquel j’ai acheté « Everclear » aux alentours de sa sortie sur les conseils d’un ami de confiance. Aux premières notes et aux premiers lyrics de « Why won’t you stay », c’était clair.
Heureux de le voir resurgir, en compagnie de l’également immense Bernard Butler, qui plus est.