Rapidement disparus dans les bacs à soldeurs, une partie des disques du label Decca, connu pour avoir signé les Stones, vont progressivement devenir cultes pour les amateurs avertis. Plus de 50 ans après les faits, il est temps d’exhumer du fond du coffres à jouet quelques unes de ces légendes underground du rock, parmi lesquelles : T2.

La fin des années soixante est une période compliquée pour Decca Records. En fait, la vieille maison britannique a bien du mal à suivre le rythme effréné des nouveautés de la scène pop anglaise. Son image vieillissante n’arrange rien. Fondé en 1929 par Edward Lewis, Decca connaît son apogée entre sa création et les années cinquante. La maison de disques offre parmi les meilleurs enregistrements de musique classique, ainsi que de nombreux artistes jazz ou de variété populaire, comme Le Magicien d’Oz. Mais le jazz bop puis post-bop sera le terrain de jeu favori de Columbia et de Atlantic, qui a sous contrat respectivement Miles Davis et John Coltrane, rendant ainsi obsolète le label Decca.

Decca danse

Le label tente de reprendre la main sur la culture de la jeunesse, mais fait un faux-pas historique en 1962 en refusant rien de moins que les Beatles, qui fileront che EMI. La firme se rattrapera quelques mois plus tard en signant les Rolling Stones, mais la direction de Decca Londres sent qu’elle n’est pas dans le coup.

DECCA records Rolling Stones Complete LP catalogue releases up to Let It  Bleed 1969

C’est une maison prestigieuse mais vieillissante, au catalogue peu séduisant pour les jeunes gens des années soixante. Les Rolling Stones redorent le blason avec le simple Satisfaction et les albums suivants (« Between The Buttons », « Beggars Banquet » « Let It Bleed »), suivi de John Mayall, qui avec Eric Clapton, va signer un album majeur des sixties : « Blues Breakers », en 1966. Autre signature importante : les Moody Blues, qui avec Night In White Satin en 1967 ouvre la voie à un courant que l’on appellera plus tard le rock progressif. L’album, « Days Of The Future Passed » est publié sur DERAM, filiale dédiée aux musiques dites progressives. Decca ira même plus loin en créant NOVA, une sous-filiale de DERAM pour le heavy-prog.

Days of Future Passed: The Moody Blues: Amazon.fr: Musique

Cette fois, la vieille maison est en pointe. Elle inaugure avec cette filiale une stratégie que d’autres labels prestigieux s’empresseront d’imiter : EMI avec Harvest, qui signera notamment Pink Floyd, et Philips avec Vertigo en 1969, qui aura à son catalogue Black Sabbath. De jeunes labels font également leur apparition sur ce terrain : Island qui s’occupera de Free et King Crimson, ou Liberty, spécialisé dans le blues avec Groundhogs et Canned Heat.

Decca l’antique fait désormais feu de tout bois et signe d’innombrables groupes. Toutefois, leur instinct premier est plutôt mal récompensé. Les meilleures formations ne signent pas chez eux : Pink Floyd, Soft Machine, Yes, Jethro Tull, Deep Purple, Led Zeppelin…

Decca-Deram se retrouve avec un catalogue étrange, composé de nombreux seconds couteaux talentueux mais peu vendeurs. Les Rolling Stones et les Moody Blues restent leurs principales locomotives pop. A côté, on trouve un catalogue blues et jazz : Savoy Brown, Keef Hartley Band, Black Cat Bones, Chicken Shack à partir de 1971, Hemlock… De l’acid-folk : Jan Dukes de Grey, Galliard, Sunforest… Et une myriade de groupes proto-hard-rock : Ashkan, Human Beast, T2… Tous les grands noms du rock échappent à DECCA, mais le label constitue un étrange palmarès d’albums appelés à tous devenir cultes.

Le mythe des pochettes Decca

Car Decca ne le sait pas encore, mais leur catalogue va devenir une mine d’or à partir des années 90-2000 pour tous les collectionneurs de disques et les amateurs de musiques originales. Et ce d’autant plus que leurs disques sont tous dotés de magnifiques pochettes complètement folles, œuvres d’artistes à qui l’on a laissé carte blanche : la pochette de l’album « Barbed Wire Sandwich » de Black Cat Bones avec son démon jaune en plâtre, l’étrange allégorie du « Vol 1 » de Human Beast avec son démon, sa femme nue, ses violons et un péruvien (?), les pochettes de bandes dessinées de Savoy Brown (« Blue Matter » de 1968, « Looking In » de 1971, « Street Corner Talking » de 1971, « Hellbound Train » et « Lion’s Share » de 1972…), mais aussi les trois premiers Thin Lizzy, ou « Imagination Lady » de Chicken Shack… Toutes ont en commun un budget extrêmement limité, mais elles vont créer l’identité visuelle de Decca, au même titre que les photos étranges et décalées ornant les pochettes du label Blue Horizon de Mike Vernon (Fleetwood Mac, Chicken Shack, Bukka White…).

Barbed Wire Sandwich : Black Cat Bones: Amazon.fr: Musique
Plain and Fancy: The Human Beast - Volume One (1970 uk, hypnotic and hard  driving with intense guitar workouts in a classic psych mould, 2007  remaster)
Brown Savoy-Blue Matter: Savoy Brown, Chris Youlden: Amazon.fr: Musique

Ajoutons que les formations vendeuses ont droit à des pochettes ouvrantes. Les autres ont droit à un verso en noir et blanc, souvent consacré à des photographies de groupe. Elles-mêmes resteront cultes, saisissant les artistes dans un curieux climat de mystère, dans des univers urbains délavés ou sur le vif en studio ou en répétition. Ces images ont en commun d’alimenter un étrange secret sur les artistes. Human Beast est saisi dans une ruelle sale, les silhouettes des trois gaillards d’Edinburgh semblant flotter entre tristesse et désenchantement. Thin Lizzy, sur son premier album homonyme, est capté en studio. Une image deviendra culte : Phil Lynott, sa coupe afro, saisi en pied, filiforme, princier. Il y a aussi la pochette intérieure du prodigieux « Imagination Lady » de Chicken Shack, offrant en noir et blanc l’image du désormais trio rincé après un set torride. Les musiciens ont presque l’air de statues grecques. Ashkan se fera photographier devant un moulin, à proximité d’un champ de blé. Les couleurs sépias apportent une forme de mélancolie indéfinissable. Le verso sera consacré à une photo dans les blés, à l’étrange atmosphère d’orage, liée à l’éclairage naturel de la prise de vue. Quelques détails font parfois une grande pochette.

Chicken Shack | Sinister Salad Musikal's Weblog

De Bulldog Freed à Morning puis T2

Fin 1968, Decca signe finalement un quatuor nommé Bulldog Breed, et qui publie son premier album nommé « Made In England » en 1969. Le groupe propose un curieux mélange de freakbeat et de blues-rock psychédélique. La formation évolue à de multiples reprises, mais se stabilise, notamment avec le bassiste Bernard « Bernie » Jinks et le jeune guitariste de dix-sept ans Keith Cross. Malgré son énergie pop, le disque est un four commercial, et ce en dépit du petit palmarès du batteur. Louis Farrell fut membre du trio Gun avec les frères Gurvitz, Paul et Adrian en 1968. Ils signeront ensemble le tube Race With The Devil.

Le groupe n’a toutefois aucun succès commercial, et Jinks et Cross cherchent à former un nouvel ensemble. Jinks retrouve un ami de lycée : Peter Dunton. Batteur et compositeur, il est un apport créatif explosif. Tout ce petit monde se réunit dans le garage des parents de Peter Dunton pour répéter. Rapidement, les premiers morceaux germent, à commencer par une longue improvisation nommée Morning. Cela deviendra le nom du trio.

A la recherche de leurs premiers engagements, Morning signe pour une résidence au Café des Artistes dans le West End de Londres. Les premiers sets se feront devant une poignée de spectateurs. Une semaine plus tard, le public fait la queue devant le club. La réputation du groupe est exponentielle. Formé en janvier 1970, Morning signe son contrat avec DECCA en juin, alerté par la réputation grandissante du trio. Il entre aussitôt en studio pour enregistrer son premier album, qui n’est autre que son set de concert.

Devant enregistrer l’équivalent d’un 33 tours, soit 45 minutes, Morning capte quatre morceaux pour 44 minutes. La seconde face est entièrement dédiée au titre Morning. Le groupe croise blues, jazz et blues pour en faire émerger une matière hybride qualifiée de progressive. Certes, les morceaux sont relativement longs, leurs compositions sont à tiroirs, mais nous ne sommes pas encore dans les envolées orchestrales et virtuoses de Yes et Emerson, Lake And Palmer. Le futur T2 est encore turbulent, sa musique se basant encore sur l’énergie du direct.

BOYZ MAKE NOIZE: T2 - It'll All Work Out In Boomland (1970, 2008)

Peter Dunton est le compositeur principal avec l’apport ponctuel de Keith Cross. Dunton tient la batterie, les claviers et le chant, Cross la guitare et Jinks la basse. L’album s’ouvre avec le pétaradant In Circles. Sur une base jazz-rock bruyante, le groupe déroule huit minutes de freak-out électrique sur lequel la guitare de Cross fait des merveilles. Jinks tapisse le fond de la pièce de ses lignes de basse ronflante, et Dunton enchaîne les roulements de toms sur son kit double grosse-caisse Premier. Sa voix douce et mélodieuse tranche avec la virulence de la musique.

Ses vocaux délicats se retrouvent sur la douceur de JLT, pièce quasiment entièrement composée de piano, de mellotron et de marimba. L’idée de rupture musicale entre trépidance jazz-rock et douceur mélancolique n’est pas une nouveauté, déjà expérimentée avec brio par King Crimson sur son premier album, « In The Court Of The Crimson King » en 1969, avec l’ouverture 21st Century Schizoid Man suivi du doux I Talk To The Wind. JLT est encore une fois une réussite avec ses superbes changements de mélodie et ses arrangements de cuivres.

No More White Horses est une procession menaçante, gorgée de rancoeur. Dotée d’un riff hargneux et lourd, elle est surmontée d’une section de cuivres sur plusieurs de ses parties, accentuant l’aspect dramatique. C’est le morceau parfait pour une humeur post-rupture amoureuse. Âpre, triste, mélancolique, il se prête à une longue promenade seul dans le vent froid d’un mois de février.

Morning est le morceau de résistance du disque. Débutant délicatement, avec quelques arpèges de guitare acoustique. A ce stade, il est étonnant de constater que la nature est un sujet de prédilection pour le rock de cette époque, et pas seulement pour le folk. On le retrouve ici, mais aussi chez Deep Purple (April), Led Zeppelin (Tangerine), Uriah Heep (July Morning)… Se croisent aussi les thèmes de l’amour et de la renaissance. Le matin qui se lève est celui d’un jour nouveau, plein d’espoir après l’obscurité de la nuit et de ses menaces. Morning croise un thème mélodique et des parties d’improvisation électrique survoltée. Il n’y a ici aucune démonstration gratuite, pas de solo de batterie ou de basse. Le trio joue serré, alternant les ambiances entre mélodie lumineuse, rage électrique et passages free.

L’écoute de l’album surprend par son incroyable tenue. Les quatre compositions sont solides, l’instrumentation est impeccable. Le disque ne souffre d’aucun point faible, rebondissant en permanence. De la part de trois jeunes gens entre dix-huit et vingt ans, on est en droit d’être époustouflé.

Aux portes de la sortie, le trio doit changer de nom, une formation américaine se nommant déjà Morning. Ils optent pour T2, une nouvelle composition de Dunton, et le disque sort le 31 juillet 1970 sous le nom de « I’ll All Work In Boomland ». L’album est serti dans une pochette typique de Decca de l’époque. Sorte de dessin d’enfant représentant une mare, un canard pêchant sur un bateau-sabot (?), un château, de hautes herbes, et un personnage grimaçant fuyant le lieu, il n’a que peu de rapport ni avec le titre du disque, ni avec son contenu. Son aspect hautement psychédélique renforcera pourtant l’aspect mystérieux du groupe et de sa musique, une constante chez Decca version progressif.

Rockasteria: 11/01/2011 - 12/01/2011

Le trio s’assure une résidence au Marquee de Londres, et prépare déjà son disque suivant. Les démos sont enregistrées aux studios Morgan comme le disque précédent. Toutefois, Keith Cross, jeune homme impétueux, décide de s’en aller, frustré de ne pas pouvoir davantage participer dans les compositions. Le trio était sur le point de s’en aller pour une tournée américaine, les USA étant friandes de heavy-music anglaise après les succès de Jeff Beck Group, Led Zeppelin et Black Sabbath. Le trio en est dévasté. Il survivra grâce à Peter Dunton, qui enregistrera d’autres démos en vue d’un nouveau contrat, Decca abandonnant T2 après le départ de Cross.

T2 | Interview | Peter Dunton | Mike Foster - It's Psychedelic Baby Magazine

L’édition des trois disques chez Esoteric Records réunit l’ensemble des enregistrements de T2, publiés séparément depuis cinquante ans sur de multiples formats. Il permet d’abord de découvrir le projet de second album, absolument merveilleux. Dans la droite lignée du premier disque, doté de morceaux plus concis hormis T2 et ses presque quinze minutes, il offre cet alliage magique de heavy-rock et de mélodies psychédéliques sur fond de structures jazz-rock. Malgré le son un peu étouffé, démo oblige, on ne peut que regretter que ce second disque n’ait pas vu le jour officiellement, proprement capté en studio.

Bernard Jinks s’en va en 1971, et Dunton poursuit avec de nouveaux musiciens : Andrew Brown prend la guitare, John Weir la basse. Musicalement, le son ne change guère, à peine moins agressif, plus bluesy, les compositions étant toujours totalement signées Pete Dunton. Malheureusement, T2 ne trouvera pas de nouveau contrat, et fin 1972, le trio n’est plus.

T2 discography and reviews

La légende enfle peu à peu dans les années 90. La réédition du premier album en CD est rapidement épuisée, encourageant une reformation, hélas uniquement autour de Pete Dunton. Le live de 1993 « Waiting For The Band » et le nouvel album « On The Frontline » de 1994 ont tous les défauts des enregistrements de cette époque, pourris par les claviers synthétiques, les sonorités modernes trop travaillées sur la table de mixage et les pédales d’effet. Le groupe a beau joué ses merveilleux morceaux de 1970, la sonorité des 90’s salope toute l’effervescence de cette musique magique, et seules les superbes mélodies sauvent les disques du naufrage complet. La publication en 1997 des démos du second album vient confirmer que non, la reformation de T2 n’est pas à la hauteur. Dunton n’insiste pas, et ne peut que constater les ventes régulières du premier album et des différentes démos dans les conventions de passionnés, ainsi que la publication d’enregistrements en direct, alors que le groupe n’a donné que peu de concerts.

Peter Dunton fera une modeste carrière solo, avec un seul simple à son actif en 1973. Cross et Dunton se retrouveront en studio en 1972 pour l’enregistrement de l’album Keith Cross et Peter Ross nommé Bored Civilians, très ancré dans le folk-rock. Le coffret d’Esoteric Records aura le mérite de tout rassembler, en qualité aussi optimale que possible, et permettra à Peter Dunton d’être fier de lui, et à Keith Cross d’être rongé par les remords d’avoir abandonné un tel groupe.

6 commentaires

    1. tous les matins je me réveille en espérant que tu as posté un commentaire rigolo. une bonne journée c’est une journée avec au moins un de tes commentaires rigolo.

      1. reperage tournage avec des (la c la surprise a l’arrivée) une reponse bonne & c la selection, t café ou lait, y’a un piege forcemment, mais tu es ‘intelligent’ repond vite tu sera ‘tiré’ au sort……

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