Si le monde du rock des années 1960-1970 est de plus en plus frappé par les départs successifs de ses héros plus ou moins connus, cette fois la Faucheuse est partie avec un butin précieux. Jeff Beck fut l’un des trois grands héros de la guitare électrique anglaise des années 1960-1970 avec Eric Clapton et Jimmy Page. Son attitude sur scène, à la fois concentrée et expressive, en fit l’image même du guitar hero. Et même si il ne connaîtra pas le même succès commercial que ses deux concurrents, sa discographie reste d’une richesse infinie et explore des territoires bien plus larges.
Geoffrey Arnold « Jeff » Beck voit le jour dans une famille de quartier de Londres : Wallington. Nous sommes le 25 juin 1944, et la guerre n’est pas encore terminée. L’armée allemande envoie ses fusées V1 puis V2 sur Londres. Les ruines de la ville dans laquelle va grandir le jeune Geoffrey le marqueront profondément. A six ans, il entend à la radio un morceau du guitariste américain Les Paul. Il est tellement stupéfait qu’il demande à sa mère Ethel de quel instrument il s’agit. Elle lui répond que le monsieur joue de la guitare électrique. Geoffrey devient obsédé par l’idée de la guitare. Il l’apprend sur des instruments qu’il emprunte autour de lui, acoustiques, ses parents n’ayant pas les moyens de lui en acheter une. Il tentera même d’en fabriquer une électrique avec une boîte de cigare et des interrupteurs de récupération.
Jeff intègre la Wimbledon College Of Art, puis il fera des petits boulots comme peintre en décoration puis en carrosserie, employé dans un golf… L’argent lui permet de s’offrir sa première vraie guitare électrique, une Fender Telecaster. Parallèlement, alors que son amour pour l’instrument grandit toujours un peu plus, sa sœur Annetta lui présente un camarade à elle : Jimmy Page. Les deux adolescents peaufinent ensemble leur apprentissage de la guitare dans un mélange de complicité et de concurrence à celui qui fera le meilleur plan, qui saura copier le mieux les disques qu’ils aiment : Gene Vincent And The Blue Caps, BB King, Steve Cropper des Booker T And The MG’s, ou encore le bluesman Lonnie Mack, un favori de Beck.
De manière assez classique au début des années 1960, le désormais nommé Jeff Beck fait ses armes dans le circuit rock’n’roll et blues anglais. Il sera membre des Savages de Screaming Lord Sutch, rockeur et lord à moitié fou, qui va innover avec ses cheveux longs et ses shows scénarisés à la Screaming Jay Hawkins. Mine de rien, il servira d’école à de très nombreux musiciens en devenir : Jimmy Page, Ritchie Blackmore, Noël Redding, Nick Simper… Mais Beck veut se rapprocher du blues. Il forme Nighshift puis les Tridents, et tourne dans le même circuit que les Rolling Stones débutants. Beck effectue aussi quelques sessions studio grâce aux recommandations de son copain Jimmy Page, lui aussi dans la partie depuis quelques mois, et qui va enregistrer sur la majorité des disques pop et rock anglais et français de 1963 à 1968 en compagnie de son mentor Big Jim Sullivan. Page avait dû abandonner ses premières aventures de tournée après être tombé malade, et s’était donc reconverti dans la session studio.
The Yardbirds una bandota' de rock británico formada en 1963 durante la década de 1960, siendo una de las bandas de la Invasión británica estos bobos como integrantes: Keith Relf, Jimmy Page, Jeff Beck, Paul Samwell,Eric clapton. pic.twitter.com/WvAJKFj59T
— El TOPO SANTA MARIA (@Chaomaricatecu1) September 17, 2020
Des oiseaux de bonne augure
C’est encore Page qui conseille Beck aux Yardbirds en mars 1965, alors que le guitariste Eric Clapton vient de claquer la porte. Ce dernier rejette le simple pop For Your Love, premier hit des Yardbirds. Il rejoindra donc John Mayall pour le mythique album « Blues Breakers » en 1966. Jeff Beck complète l’album « Having A Rave Up With The Yardbirds » réunissant plusieurs simples et enregistrements entre mars 1964 et septembre 1965. Si Eric Clapton est encore présent sur le disque, le style unique de Beck apparaît notamment sur une redoutable reprise de The Train Kept A Rollin’ qui propulse les Yardbirds aux avant-postes du son heavy.
Les Yardbirds accouchent ensuite du fantastique album nommé « Yardbirds (Roger The Engineer) » publié le 15 juillet 1966. Jeff Beck fait désormais entièrement partie des Yardbirds, et son jeu comme ses compositions les propulse aux avant-postes du rock anglais. Son jeu subtil, délié, se noircissant à l’envi de fuzz, de wah-wah, de sustain, contre-point permanent du chant et de l’harmonica de Keith Relf, permet aux Yardbirds de défricher une musique électrique proto-psychédélique, mais avec une solidité musicale que n’auront pas forcément les fumeurs de joints et les gobeurs d’acides.
Plusieurs morceaux vont laisser de profondes séquelles dans le rock mondial : Lost Women, repris par le James Gang de Joe Walsh notamment, Over Under Sideways Down et sa mélodie proto-acide. Le boogie saturé The Nazz Are Blue, chanté par Beck, aura deux conséquences : Status Quo et Nazz, groupe fondé par Todd Rundgren. Jeff’s Boogie obsédera quant à lui le Blue Oyster Cult et son guitariste Buck Dharma qui fera son Buck’s Boogie.
Une tentative de star solo et un Group deluxe
Cependant, Jeff Beck est déjà considéré comme un guitar wizard depuis ses débuts dans les Yardbirds. Et Beck aime être indépendant. Il enregistre en mai 1966 un titre nommé Beck’s Bolero sous l’impulsion du producteur Mickie Most. Beck réunit autour de lui Jimmy Page à la guitare, et la section rythmique des Who, Keith Moon à la batterie et John Entwistle à la basse, qui s’interroge alors en son avenir dans leur groupe. Un super-groupe est en réflexion. Finalement, Entwistle se fait attendre, et c’est un ami de studio qui assurera le piano et la basse : John Paul Jones. Le titre ne sera que la modeste face B d’un simple publié le 10 mars 1967 avec en face A le morceau pop Hi Ho Silver Lining. Car Beck sera viré des Yardbirds à la fin de l’année 1966 après avoir loupé plusieurs concerts aux USA, furieux des conditions de tournée dans une sorte de revue grotesque dans laquelle le groupe ne peut jouer qu’une poignée de morceaux.
Mickie Most veut en faire sa star, et lui fait donc enregistrer le simple Hi Ho Silver Lining. N° 14 des ventes de simples en Angleterre, cette chanson deviendra un obligé des premiers concerts solo de Jeff Beck. Il considérera que cette chanson était « comme avoir une lunette de chiotte rose autour du cou sur scène ». Autant dire qu’il ne goûte pas à cette célébrité pop. Le simple Tallyman suit, mais Jeff Beck commence à se fâcher. Le garçon n’a pas une réputation de commode. Un peu cyclothymique, son visage est toujours dur. Ses yeux bleus intenses fixent chaque individu qu’il croise. Ses exigences sont rudes, mais son niveau musical est à la hauteur de ses ambitions. Beck entend de la musique dans sa tête en permanence, c’est ce qui le rend heureux. Mais il souhaite entendre la même chose avec ses groupes. Pink Floyd vient un temps le démarcher pour remplacer Syd Barrett, mais déjà, Beck a d’autres idées en tête.
Jeff Beck fonde son Jeff Beck Group en 1967. Il recrute un jeune chanteur soul débutant qu’il apprécie : Rod Stewart. Ce dernier lui conseille un copain à la basse : Ron Wood. Aynsley Dunbar, ex-John Mayall And The Bluesbreakers, les rejoint à la batterie. Mais l’impatience de ce dernier le pousse vers la sortie. Il est remplacé par Mick Waller. Le circuit blues anglais n’est pas bien grand, et tous se sont retrouvés dans un circuit de quelques clubs dédiés. La formation carbure rapidement à plein régime. La guitare de Beck, à la fois légère et lourde, constitue l’architecture de la musique du groupe. Stewart et Beck se répondent avec malice. Ron Wood est un bassiste puissant, et Waller assure un tempo solide.
Mickie Most signe la production du premier album du Jeff Beck Group, seulement signé Jeff Beck, et nommé « Truth » , publié en juillet 1968. L’album est une merveille d’innovations à tous les niveaux. Blues-rock, psychédélisme, soul music, folk-rock anglais… Tout est en marche. Jeff Beck brille à chaque note. Le disque coule effectivement de source lourde avec des morceaux comme Let Me Love You, Morning Dew, You Shook Me, Rock My Plimsoul, et Blues Deluxe. Le jeu fluide et inspiré de Jeff Beck domine le disque. Il s’est désormais doté d’une Gibson Les Paul de bois clair, avec deux double micros. Elle sera la configuration de base de Fast Eddie Clarke, le pistolero de Motorhead entre 1976 et 1982, la fameuse Gibson blonde.
Guitar hero
Si « Truth » n’a pas beaucoup d’impact en Grande-Bretagne, il se classe 15ème des meilleurs ventes d’albums aux USA. Le Jeff Beck Group devient une attraction scénique majeure, ravissant en particulier les publics américains des états ouvriers : Michigan, Texas, Middle West… On y apprécie ce blues-rock flamboyant, lourd, puissant, vrai défouloir pour les masses laborieuses. Les grandes villes artistiques comme New York, ou Los Angeles et San Francisco, entre jazz et musique psychédélique, ne comprend pas ce rugissement électrique. D’autant plus que le jeu de Jeff Beck interpelle : il ne riffe pas, ne se contente pas de successions d’accords répétitifs. La puissance provient autant de ses accords économes de Les Paul Gibson que de ses accompagnateurs : la voix puissante et rauque de Rod Stewart, mais aussi le vrombissement grave de la basse de Ron Wood et la batterie luxuriante de cymbales de Mick Waller. Jeff beck sort de sa guitare d’étranges notes tordues et menaçantes, parfois au bord du cri, comme une sorte de conversation. Le morceau Let Me Love You en est une parfaite démonstration. Beck y créé aussi le dialogue guitare-chant avec Stewart, les deux se répondant, justement comme une conversation. L’album est cependant pour moitié composé de reprises. Jeff Beck est un compositeur doué, mais peu prolifique. Et pour toujours, il aimera s’approprier la musique qu’il aime et en faire sa version, comme une sorte de révérence passionnée. Les reprises à la sauce Jeff Beck seront nombreuses, et souvent brillantes.
Des sessions antérieures datant de 1967-1968, studios et BBC, montrent déjà l’incroyable puissance du Jeff Beck Group à cette époque cruciale. Le quatuor est aux avant-postes du son heavy, au même niveau que Cream et Jimi Hendrix Experience. Il n’a seulement rien à proposer au niveau discographique. Jeff Beck, à propos d’Hendrix, avouera que sa stricte éducation britannique l’aura empêché d’être plus exubérant et sexy, ce qui était le cas de Jimi Hendrix, en plus de sa technique guitaristique. Mais Beck était incontestablement l’équivalent anglais du Voodoo Chile.
Les sessions du second album se tiennent entre le 3 et le 19 avril 1969 aux De Lane Lea Studios, aux Trident Studios et aux Abbey Road Studios de Londres. Mick Waller et son jeu entre blues et jazz est remercié. Il est remplacé par Tony Newman, musicien débutant qui deviendra mythique en tant que membre de May Blitz et du groupe de David Bowie, notamment. Sa frappe plus puissante et carrée porte le nouveau disque nommé « Beck-Ola », qui fait clairement référence sur le verso de la pochette la à la Mafia : « Cosa Nostra, Beck-Ola ». C’est la mafia du heavy-blues, la cause, un truc se mélangeant avec le souffle politique de l’époque : Che Guevara, Fidel Castro, Gamal Abdel Nasser…
Cette volonté de sonner plus heavy n’a d’autre source que la concurrence directe : Led Zeppelin a sorti son premier album le 12 janvier 1969. On y trouve notamment une reprise de You Shook Me, morceau également repris sur « Truth », dans un arrangement similaire à celui du Jeff Beck Group, le côté heavy accentué. Jeff Beck prendra mal cette copie en forme de bravade de la part de son ami d’enfance. Page aura beau essayé de lui expliquer, avec sans doute une petite pointe de mauvaise foi, qu’il s’agit d’un hommage plus que d’un combat de coqs, Jeff Beck engage le combat. Ce sera donc « Beck-Ola », qui au verso affiche clairement sa volonté de sonner heavy. L’album sort en juin aux USA, se classant 15ème des ventes, et 39ème en Grande-Bretagne à sa sortie en août. On est loin du succès du premier Led Zeppelin, n°6 en Grande-Bretagne et n°10 aux USA. Quant à son successeur, le « II », il sera numéro un des deux côtés de l’Atlantique en octobre 1969.
Jeff Beck Group annule sa participation à un festival qui se tient à côté de New York, nommé Woodstock. Le nom du groupe figure même sur l’affiche. Ce sera l’une des plus grandes erreurs de carrière de Jeff Beck.
Pourquoi « Beck-Ola » n’a-t-il pas connu de succès aussi massif, malgré des concerts intenses ? Sans doute car Jeff Beck reste un expérimentateur, et cela le fil conducteur de sa carrière. « Beck-Ola » affiche le tableau La Chambre d’Ecoute de René Magritte, pour afficher clairement que ce nouveau disque doit s’écouter attentivement. La référence « Cosa Nostra, Beck-Ola » indique également qu’il s’agit d’un album spécial, en tout point original, destiné aux amateurs de musique. Cette notion un brin élitiste va sans doute quelque peu écarter les fans de heavy music, qui cherchent davantage le défoulement et l’hystérie collective.
Le contenu du disque est effectivement ambitieux. Deux reprises d’Elvis Presley, All Shook Up et Jailhouse Rock, sont littéralement transfigurées par l’approche radicale du Jeff Beck Group. Mais au-delà de l’approche heavy de vieux classiques rock, Beck et son Group explorent aussi d’autres univers plus ambitieux. Il y a notamment cette étrange approche funk que l’on retrouve sur Spanish Boots et Plynth (Water Down The Drain). Le groupe y déploie un groove impressionnant, souple et puissant. Jeff Beck soloïse et improvise à tous les niveaux, riffs comme ponctuations de chorus pointillistes, échangeant abondamment avec son chanteur Rod Stewart. Le sommet de l’album se nomme Rice Pudding. C’est un instrumental de sept minutes et trente secondes entre riffs lourds, et recherche sonore clairement orientée vers une forme de jazz-rock balbutiant. Pour l’heure, Tony Williams Lifetime n’a encore rien publié, pas plus que Miles Davis n’a encore exploré les possibilités de la guitare électrique dans sa musique. Jeff Beck se trouve donc sur un espace totalement vierge entre blues lourd, musique progressive et jazz-rock dans sa version Colosseum/Chicago.
Un tel album aurait mérité d’être poussé par une tournée, mais elle n’aura pas lieu. L’ambiance au sein du Jeff Beck Group est complexe. Ron Wood et Rod Stewart forment un duo de larrons aimant s’amuser, profitant de l’incroyable opportunité de voyager aux Etats-Unis pour la première fois. Si Jeff Beck se joint parfois à eux, il préfère rester à l’hôtel pour se reposer. C’est en grande partie à cette époque qu’il se forge une réputation de garçon avec qui il est difficile de travailler, acariâtre et autoritaire. Stewart reconnaîtra que pendant trois ans, il aura été incapable de parler à Beck dans les yeux, baissant toujours le regard, terrorisé. Par la suite, il découvrira que Beck souffre de violentes migraines liées à un accident de vélo durant son enfance, lui rendant la vie difficile, faute de traitement à l’époque. Sa bonne humeur est donc conditionnée à ses crises. D’autre part, Jeff Beck est un musicien exigeant avec lui-même, et il l’est de fait avec ses musiciens. Pour les deux jeunes chiens fous Stewart et Wood, l’école est rude. Mais force est de constater que le résultat est là. « Beck-Ola » reste à ce jour un chef d’oeuvre absolu, supérieur au « I » de Led Zeppelin. L’ambiance difficile et l’incompréhension générale conduit à l’annulation d’une tournée américaine fin août. Parmi les dates, le Jeff Beck Group annule sa participation à un festival qui se tient à côté de New York, nommé Woodstock. Le nom du groupe figure même sur l’affiche. Ce sera l’une des plus grandes erreurs de carrière de Jeff Beck.
En septembre 1969, Jeff Beck décide de recomposer son Group. Il conserve Rod Stewart dont il admire le chant, et s’équipe de l’une des meilleures sections rythmiques de l’époque, concurrents directs des Bonham-Jones et Moon-Entwistle : Tim Bogert à la basse et Carmine Appice à la batterie, tous deux ex-Vanilla Fudge. Au-delà de leur impétuosité impressionnante, leur groupe est en train de mordre la poussière à cause de Led Zeppelin, qu’ils ont par ailleurs emmenés en tournée conjointe début 1969, Appice allant jusqu’à prêter son propre kit de batterie à Bonham, dont le matériel eut du mal à passer la douane. La petite point d’animosité commune contre Page et sa bande ne peut qu’alimenter la puissance du nouveau quatuor.
Jeff Beck with Robert Plant 1969 https://t.co/3w9WeD4SpH pic.twitter.com/9meT7BgnAc
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Les répétitions débutent, mais Rod Stewart ne se sent décidément mal à l’aise avec le maestro. Ayant déjà signé un contrat solo avec Mercury, il va se consacrer à son premier album solo, « An Old Raincoat Won’t Ever Let You Down », puis à la recomposition des ex-Small Faces en Faces, avec Ron Wood à la guitare en octobre 1969. En ce qui concerne Bogert et Appice, ils sont embarrassés par des histoires de contrat avec Atlantic, et le règlement juridique s’éternise. En décembre 1969, Jeff Beck est victime d’un grave accident avec sa voiture de sport près de Maidstone. Il est défiguré et souffre de multiples fractures au crâne, lui qui subit déjà les migraines. Il est littéralement hors-course pour l’année qui vient. Bogert et Appice préfère retourner aux Etats-Unis, et forment le groupe Cactus, signé chez Atlantic.
Le retour de l’enfant prodigue
Lentement mais sûrement, Jeff Beck reprend pied à la fin de l’année 1970. Mais il a loupé une année décisive. Le rock a définitivement basculé dans de nouvelles sonorités : hard-rock avec Black Sabbath et Deep Purple, rock progressif avec Jethro Tull, King Crimson, Yes, jazz fusion avec Miles Davis. Et puis du côté des musiques afro-américaines, outre Miles Davis, le son est résolument funk avec Sly And The Family Stone, James Brown, et Curtis Mayfield.
Jeff Beck a bien écouté tout cela. Mais il a aussi pris de la distance durant ses longs mois de convalescence. La surenchère ne l’intéresse plus. Il a tourné la page. D’ailleurs, Jimmy Page aussi avec l’album « III » de Led Zeppelin, ouvrant largement la porte au folk anglais. Le groupe a été dépassé en violence sonore par Black Sabbath, et en termes de heavy-blues, la scène propose Cactus, mais aussi Ten Years After et Humble Pie. Tout coïncide pour une évolution créatrice.
Jeff Beck réunit un nouvel équipage de fines lames : le batteur Cozy Powell qui joue en trio avec les frères Dave et Denny Ball depuis 1969, et qui vient de signer avec Mickie Most, également producteur de Beck, le chanteur-guitariste Bobby Tench, le bassiste Clive Chaman, et le piano Max Middleton. Jeff Beck, guitariste respecté et toujours alter-ego de Clapton, Page et feu Hendrix, revient avec un groupe doté de musiciens blancs et métis. En Grande-Bretagne, c’est une première, dans les pas de Allman Brothers Band et des Chambers Brothers.
Jeff Beck Group nouvelle formule revient le 25 octobre 1971 avec l’album « Rough And Ready ». Jeff Beck a poussé très clairement la fusion rock et soul plus loin, cosignant l’ensemble des morceaux. Le disque est souvent classé jazz-fusion,ce qui montre la difficulté de le situer dans l’échiquier musical de l’époque. Fusion, il l’est, mélangeant allègrement rock, blues et soul, abondamment alimenté dans ce dernier sens par la voix superbe de Bob Tench. Got The Feeling, Situation, ou New Ways/Train Train sont de superbes pêches pleines de funk. Mais il y a aussi un ovni : Max’s Tune, étrange instrumental au long court, mélodieux et aventureux, mélangeant des percussions fantomatiques, du piano et des lignes de guitare aventureuses, plaçant le Jeff Beck Group dans ces formations à géométrie variable comme King Crimson et Santana, dont le spectre musical est extrêmement large.
Le Jeff Beck Group mark II brille cependant davantage avec son second opus homonyme. Certes, il sera disque d’or aux USA, alors que « Rough And Ready » ne connaîtra que de maigres retours commerciaux. Mais le Group aura entre-temps procédé à une vaste campagne de concerts et de sessions à la radio et à la télévision : BBC, Beat Club en Allemagne… « Jeff Beck Group » est cependant un disque brillant à de multiples niveaux. La fusion funk, jazz et rock est à son sommet, et ce dès le sublime Ice Cream Cakes. Jeff Beck peut se laisser aller à de multiples improvisations, secondé de main de maître par Tench, Chaman, Middleton et Powell. Jeff Beck est aussi davantage un musicien dans un groupe. Il n’est plus vraiment le leader. Chacun a droit à sa place et à son intervention personnelle, pour peu qu’elle soit pertinente. Les solos de Middleton sont des régals, comme le chant de Tench. Chaman et Powell forment une section rythmique puissante et pleine de groove. Jeff Beck picore encore entre le blues-rock heavy et le jazz-rock. On trouve ainsi une superbe version de Going Down de presque sept minutes, mais aussi les deux sublimes morceaux nommés Highways et Definitely Maybe, la perle ultime du disque. Jeff Beck y maîtrise avec une subtilité inouïe la pédale wah-wah, les effets sonores. Son toucher, désormais sans médiator, fait de cordes pincées, le rend unique. Le Jeff Beck Group est ainsi revenu au premier niveau, grâce à une musique originale. Cependant, Beck a de la suite dans les idées.
Super groupe
Pour la tournée qui suit, de nombreux changements ont lieu. Chaman et Powell sont écartés sont pour les héros de retour : Tim Bogert et Carmine Appice, dont la seconde incarnation de Cactus prend l’eau. Max Middleton reste l’homme aux claviers, le jeune Kim Milford sera furtivement le vocaliste, avant le retour du fidèle et solide Bob Tench. Tout cela se joue en août 1972. A la suite de ces dates compliquée, Middleton et Tench s’en vont. Le trio Beck, Bogert, Appice décide de continuer. Pete French, ancien vocaliste de la dernière mouture de Cactus, fait un rapide passage, laissant sa contribution sur le morceau Lose Myself With You. Il débute sans ce dernier une tournée européenne en septembre 1972 sous le nom de Jeff Beck Group, avant de poursuivre en octobre et novembre aux USA.
La super-affaire se conclut en avril 1973 par l’album « Beck, Bogert, Appice », qui devient disque d’or aux Etats-Unis, se classant 12ème du Top 200. Il n’est plus question de heavy-blues à la Led Zeppelin/Jeff Beck Group/ Cactus. Beck poursuit sa voie dans la soul/funk music. Il en délivre une version passionnante, pleine de fureur et de rage rock. Le trio est tellement efficace que Stevie Wonder leur propose une chanson pour leur futur album en 1972 : Superstition. Cependant, Wonder, alors en pleine mutation artistique vers le funk, décide de l’enregistrer à son compte et la publie le 14 octobre 1972. La chanson devient un tube, que Beck, Bogert, Appice (BBA) décide cependant de maintenir au programme de son album. Leur version est absolument dantesque, véritable machine à broyer de l’os, dotée d’un groove massif, et d’un son unique : le heavy-blues funk. Bogert et Appice propose une section rythmique pétaradante de tous ses cylindres, pendant que Jeff Beck explore ses six cordes comme un alchimiste du son. Si l’exclusivité a été perdue, Wonder en a fait un tube, et BBA un monstre rock à peine cinq mois plus tard.
BBA s’inscrit dans une courte mais réelle période de super-groupes : West, Bruce And Laing, croisant Cream et Mountain, Beck, Bogert, Appice, puis Bruce, Lordan, Trower en 1980. les musiciens ne sont plus des membres de groupes, mais des soldats d’élite du groupe, dont la réunion des noms fait rêver. La presse se blase bien vite de ces réunions de patronymes, perdant en route la qualité intrinsèque de ces unions, qui produira en réalité d’excellents disques, certes moins novateurs que ceux de Lou Reed et David Bowie. L’incompréhension conduit Beck, Bogert, Appice à sortir un double live uniquement au Japon le 21 octobre 1973, capté les 18 et 19 mai 1973 à Osaka. Cette décision étrange à l’époque du succès des grands doubles lives ne va pas contribuer au succès commercial du trio. Le « Live Album » va rester culte pendant quarante ans, s’achetant à prix d’or en import japonais. Car musicalement, il est superbe. Il est certes traversé par quelques séquences solos, basse et batterie, un brin rasoir. Mais sur son heure et demi, il délivre une musique féroce sans aucun temps mort. La prestation est une éruption permanente de guitare, de basse, et de batterie, un feu d’artifice sonore de heavy-funk-blues. Jeff Beck s’y montre étourdissant d’imagination, constamment sur la brèche, faisant même son Jeff’s Boogie de 1966 avec furie. Il est par ailleurs assez curieux de reprocher à ce double album ses passages égocentriques à une époque où le rock progressif est roi, et où les triple albums à base de morceaux de 15-20 minutes sont la règle.
Les egos vont cependant détruire l’union des trois fortes têtes. Ils se séparent en avril 1974, alors qu’un second album est largement mis en boîte. Leur concert en janvier 1974 au Rainbow Theatre est enregistré par la BBC, et sera diffusé aux Etats-Unis en septembre pour le show Rock Around The World. A ce titre, Beck, Bogert, Appice reçoit les mêmes honneurs que Cream à sa séparation en 1968.
Fusion
Jeff Beck se retrouve à nouveau seul en ce printemps 1974. Il croise dans les studios Underhill de Londres la formation de jazz-rock Upp, dont il va produire le second album, et sur lequel il va jouer. L’idée d’une musique instrumentale totalement libre de référence heavy-rock et blues lui trotte de plus en plus dans la tête. Il est constamment, depuis « Truth », l’homme en embuscade derrière Led Zeppelin, Cactus, Humble Pie, et tout le heavy-blues qu’il a largement contribué à faire éclore avec « Beck-Ola ».
Cependant, depuis le second Jeff Beck Group et les larges enjambées dans le funk et la soul, Jeff Beck n’est plus vraiment un guitariste de heavy-rock. BBA l’y a ramené, bien qu’il ait tenté de d’en faire une démonstration contraire. Il comprend qu’il lui faut impérativement prendre un chemin de traverse pour se libérer d’un fardeau trop lourd à porter, et d’un carcan trop étroit pour son esprit aventureux. Il insiste toutefois en acceptant une audition pour les Rolling Stones en décembre 1974, en remplacement de Mick Taylor. Mais il devient évident que Beck ne supporte pas l’esprit de groupe, et qu’il ne veut plus se restreindre au simple blues-rock, même ouvert à d’autres horizons comme le font les Stones.
Il retrouve Max Middleton, et part en studio avec le célèbre producteur Georges Martin. Phil Chen tiendra la basse, Richard Bailey la batterie. De ces sessions d’octobre 1974 sortira l’album « Blow By Blow ». Totalement instrumental, ouvertement jazz fusion dans la lignée de Mahavishnu Orchestra, Return To Forever et Soft Machine, Jeff Beck décide d’oublier totalement la recherche de célébrité. Il se consacre totalement à sa passion pour la musique, laissant libre court aux petites mélodies qui lui courent dans la tête. Jeff Beck devient parallèlement un garçon plus facile à vivre. Ayant peu à peu trouver un traitement à ses migraines, s’étant débarrassé de la compétition stérile des guitare-héros, il se sent plus paisible. Jeff Beck devient un garçon agréable à fréquenter, toujours disponible pour une jam ou une session, totalement détaché et rieur. « Blow By Blow » devient disque de platine aux USA, n°4 des ventes. Il confirme Beck dans sa volonté de s’échapper du monde du blues-rock et du star-system. Finalement, sans les Rolling Stones, avec une musique peu conventionnelle, il a du succès commercial.
Jeff Beck reconduit la formule pour le disque suivant nommé « Wired » en 1976. George Martin en est le producteur. Max Middleton est aux claviers, Jan Hammer et Narada Michael Walden, tous deux anciens Mahavishnu Orchestra, contribuent également à l’enregistrement de ce très grand disque de fusion. Jeff Beck se laisse totalement aller, se confrontant à John McLaughlin ; Al Di Meola, et Larry Coryell. Beck signe quelques tube jazz-funk comme Led Boots ou Goodbye Pork Pie Hat. L’album entier est une réussite, confirmant artistiquement et commercialement Jeff Beck dans sa nouvelle voie. Pendant ce temps-là, Led Zeppelin enregistre péniblement « Presence » à Munich, Robert Plant étant toujours coincé en fauteuil roulant suite à un accident de la route. Black Sabbath patauge, et Deep Purple se sépare officiellement en juillet 1976. Jeff Beck est toujours brillant, quoique sans frime. Il est d’ailleurs plutôt en bonne forme : végétarien depuis la fin des années 1960, il ne consomme aucune drogue, et boit avec modération, juste pour quelques soirées sympas. Ce régime, il l’a décidé en parallèle à son traitement pour les migraines, qui lui rend la vie incroyablement plus agréable.
Jeff accepte de partir en tournée sur un coup de tête avec le Jan Hammer Band, l’ancien génie des claviers du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin. Le Jan Hammer réunit Tony « Thunder » Smith à la batterie, Fernando Saunders à la basse, et Steve Kindler au violon. Jeff Beck n’a décidément aucune frontière, et le live qui en découle avec le Jan Hammer Band est un nouveau sommet du guitariste. Magnifiquement entouré, Jeff Beck délivre une nouvelle étape live à sa carrière, qui sera la dernière pierre d’un triptyque fusion commencé avec « Blow By Blow ». Hélas simple, « Jeff Beck With Jan Hammer Group Live » est un bonbon de jazz-rock fourmillant d’improvisations instantanées géniales. Dès le début de Freeway Jam, Hammer et Beck imitent des klaxons avec leurs instruments respectifs dans une imitation hilarante d’un bouchon de circulation.
Guitare exhibition
En 1978, Jeff Beck monte un projet avec le bassiste Stanley Clarke et le batteur Gerry Brown pour un concert spécial au Festival de Knebworth. Mais Brown se retire de l’affaire, annulant de fait le projet. En novembre, Beck tourne au Japon pendant trois semaines avec Clarke, le claviériste Tony Hymas, et le batteur Simon Phillips. Puis il rejoint les Ramport Studios appartenant aux Who pour capter son nouvel album nommé « There And Back ». Enregistré avec Jan Hammer, Simon Phillips, Tony Hymas, et Mo Foster à la basse, l’album est une réussite de jazz-rock avec des sons plus électroniques dans les claviers, parfaitement dans l’air du temps. Le punk n’a pas remué un cheveu de la tête de Jeff Beck, qui se fiche éperdument de cette frénésie puérile. Tous ces jeunes gens ne sont pas très ambitieux, ni suffisamment exigeants. Ils disparaîtront, et Beck laissera passer la vague entre 1977 et 1980. Il revient en 1980, There And Back, avec la même approche de la musique.
Beck a échappé aux grands excès rock’n’roll à base d’alcool, de cocaïne et autres dopes. Végétarien depuis 1969, il prend soin de lui.
Jeff Beck retrouve à plusieurs reprises ses vieux concurrents/camarades des Yardbirds, Eric Clapton et Jimmy Page, pour des concerts humanitaires. Mine de rien, Jeff Beck fait partie des musiciens institutions de la Grande-Bretagne. Il assure de nombreuses sessions studio, et sort avec de plus en plus de parcimonie ses disques solo. « Flash » sort en 1985 avec Rod Stewart pour une version de People Get Ready de Curtis Mayfield. Le disque suivant, Jeff Beck’s Guitar Shop en 1989 reçoit un Grammy Award, également disque d’or aux USA. Beck devient un habitué des prix depuis l’album « Wired » en 1976.
Le business ne sait trop comment lui rendre hommage. Protéiforme, génial tout le temps, Jeff Beck surprend, et systématiquement, il brille. Son jeu ne cesse d’être meilleur, son approche de la guitare reste toujours innovante.
Beck a par ailleurs échappé aux grands excès rock’n’roll à base d’alcool, de cocaïne et autres dopes. Végétarien depuis 1969, il prend soin de lui, son accident de 1970 ayant servi de détonateur à de multiples choses dans son incroyable caboche. Solitaire, il s’était marié avec Sandra Cash en 2005, sa compagne de toujours. Il n’aura cependant pas d’enfant, considérant que la vie sur la route ne permet pas d’élever correctement des gosses, et ne voulant pas vouer sa compagne à une vie de mère solitaire au foyer.
Jeff Beck sera aussi un découvreur permanent de talent : Rod Stewart, Ron Wood, Cozy Powell, Bob Tench, Max Middleton… Ces vingt dernières années, il fera émerger la bassiste de dix-sept ans Tal Wilkenfeld, ainsi que le batteur de jazz fusion, ex-Mahavishnu Orchestra, Narada Michael Walden. El Becko sortira de nombreux albums live et studio, dont le fabuleux « Performing This Week … Live At Ronnie Scott’s » en 2008, cherchant toujours la nouveauté. Sa carrière discographique se terminera avec l’album « 18 » avec l’idiot prétentieux Johnny Depp, faible disque pour un musicien exceptionnel, dont chaque note pincée est pourtant toujours un ravissement. Beck n’aura rien perdu de sa dextérité et de sa précision musicale malgré les années. Une méningite foudroyante aura mis brutalement fin à son odyssée.
4 commentaires
le loser ?
je book un bloc contre une blague black
quelque soit la ville de merde ou vous posez vos culs c& Paris là ou çà se passe!
Le vrai grand guitariste novateur oublié des seventies et eigjties, c’est Robert Fripp.
Messieurs, à quand un article de fond sur cet immense artiste ?