Après 12 ans de bons et loyaux services, le label post-punk-post-tout du Turc Mécanique décide de mettre la clef sous une porte qu’ils auront fracassé avec des centaines de cartons de vinyles. L’occasion d’un entretien définitif avec les deux larrons derrière cette aventure discographique à la fois exemplaire et symbolique d’une fin de cycle pour la génération des années 2010, tuée par le Covid-19.
“Punk music of our era”. Depuis 2012, c’était la tagline du Turc Mécanique, un label créé presque par accident par Charles Crost et qui imprima sa patte sur plus d’une cinquantaine de sorties d’artistes pour la plupart insignables ailleurs, qu’il s’agisse de Colombey, Balladur, Sida, Hystérie, Teknomom, Montebourg, Gérard Jugnot 106 et encore d’autres noms résumant à eux seuls la vaste blague sérieuse que fut cette PME du cool gérée autant à l’arrache qu’avec passion pendant douze ans.
Charles Crost, je l’ai très bien connu. Ce fut même un temps mon colocataire ; un temps à la fois très court et très long pendant lequel la boule d’énergie transformée en machine à rouler sur pattes était autant occupée à stocker des boites de cartons de pressages fraichement arrivés qu’à partir danser la nuit dans un club africain clandestin planqué sous l’appartement ; le tout en ramenant parfois en plein milieu de la nuit des artistes de son label invités à somnoler avant de reprendre la route le lendemain, vers 15H00 du matin. Mon dernier souvenir en date, ce fut un réveil à 5H00 du soir (enfin, du matin) avec un Charles des grands soirs débarquant avec trois musiciens-sumos surcocaïnés et montant la chaine hi-fi Lidl à fond pendant que je tentais de me souvenir pourquoi j’avais accepté cette collocation. Peu après ça, Charles décida de tout plaquer, à moitié grillé par presque une décennie d’excès en tous genres, et se reconvertit dans la vente de glaces à l’autre bout de la France. Fin de l’histoire pour le Turc Mécanique ? Pas vraiment.
Rejoint par miracle par le Paul McCartney de l’import-export-tableurs-Excel Thomas Drilhon, le label trouva une seconde vie et parvint presque à ressembler au vrai Turc mécanique à qui il devait son nom, et qui fut inventé au 18ième siècle comme un automate dont la légende stipulait que la machine était capable de jouer aux échecs contre de vrais humains.
Une légende finalement pas si éloignée que ça du label dont il est ici question, puisqu’après une décennie à se battre avec trois fois rien contre la dictature des algorithmes, le Covid-19 et le vieillissement de la génération post-punk des années 2010, cette « maison de risques » aura bien résisté avant de finalement décider de fermer la boutique. Un échec et mat prévisible qui n’empêche pas de regarder fièrement en arrière, bien au contraire, et qui confirme l’adage selon lequel dans la musique underground, le plus dur, ce sont les 20 premières années. Le Turc Mécanique n’aura pas eu la chance de tenir aussi longtemps, mais il laisse derrière lui plusieurs coups du roque dont il question dans l’entretien qui suit.
Thomas, Charles, pour commencer en regardant dans le rétroviseur : maintenant que vous avez annoncé la mort du label, estimez-vous que vous avez su rester fidèles aux débuts, et notamment la première compilation publiée par le label en 2012 ?
Charles Crost : Disons qu’à un moment, on a commencé à sortir des disques un peu plus produits, plus écoutables sur une chaine hi-fi, on peut appeler ça une forme d’embourgeoisement.
Thomas Drilhon : Pas totalement d’accord. L’un de nos disques pas forcément très bien pressé [sur vinyle] mais plutôt bien produit, à savoir le « Plage Noire, Plage Blanche » de Balladur, est arrivé assez tôt dans l’histoire du label. Et à l’inverse, d’autres disques moins « écoutables » sont arrivés après.
Charles : C’est vrai. En fait, il y a une bascule dans l’histoire du Turc Mécanique, quand on commence à recommander à nos groupes d’aller bosser avec des « professionnels ».
Thomas : Et si je prends le dernier disque de Jardin ou celui d’Oktober Lieber, « In Human », ce ne sont pas forcément les disques les plus produits.
Charles : Disons qu’il est arrivé un moment où l’on s’est retrouvé moins à l’arrache, peut-être plus exigeants aussi.
Thomas : Pour moi, l’un des vrais caps de progression c’est la sortie de « La vallée étroite » en 2019, qui montre une énorme progression par rapport aux disques précédents de Balladur. C’est beaucoup moins une collection de chansons qu’une histoire globale proposée à l’auditeur.
Charles : En fait, le vrai « embourgeoisement », c’est le moment où l’on a arrêté de faire des tournées en bagnole pour 100 balles.
« Notre combat, c’était de lutter contre tous les groupes France Inter subventionnés »
Pour revenir aux débuts du Turc Mécanique, Charles, peux-tu nous dire comment tout a commencé ?
Charles : Ca commence il y a 12 ans. Je venais de plaquer la fac, et je venais de reprendre l’un des plus gros serveurs Minecraft en France, en arrivant rapidement à la conclusion que j’allais vite arriver à une overdose de virtuelle. Pour revenir à la réalité, il fallait que je trouve quelque chose de stimulant, à savoir la musique souterraine. Tout s’est lancé comme ça, parallèlement à mes débuts dans l’écriture, et cela a donné un sens à ma vie. Ce n’était donc pas inné, j’ai foncé là-dedans sans réfléchir. Mon questionnement actuel, avec l’annonce de la mort du Turc Mécanique, c’est de savoir quelle sera ma prochaine aventure. Le plus drôle concernant les débuts du label, c’est qu’on a commencé par publier une compilation d’artistes internationaux pour au final ne signer par la suite que des artistes francophones, comme la dernière signature avec Coeval.
Thomas : Personnellement, ce qui m’a notamment envie de rejoindre le label, c’est la gourmandise de Charles. C’était à la fois extrêmement bordélique et en même temps, avec un appétit déraisonné pour la nouveauté ; ça phosphorait de partout.
Charles : Gourmandise, c’est le bon terme. Aux débuts, je n’avais pas l’âge requis pour connaître les genres qu’on explorait avec chaque album. A la limite, je découvrais le shoegaze en sortant des disques de shoegaze ; je n’avais jamais entendu les classiques des années 90. Le combat par la suite, ca a été de lutter contre tous ces groupes France Inter subventionnés.
Le Turc Mécanique n’a jamais touché un centime d’argent public, n’est-ce pas ?
Thomas : Zéro subvention. Ca n’a jamais été une tentation, c’aurait été l’inverse de notre philosophie de travail de remplir des dossiers ou de faire de l’entrisme avec des gens en costume histoire de bouffer de notre boulot pendant quelques mois.
Avoir appris sur le tas et de façon empirique amène à cette question : quand avez-vous eu l’impression de savoir comment « faire » un disque ?
Charles : Impossible de dire si on n’a jamais su le faire. Nos expériences avec des distributeurs en boutiques, par exemple, n’ont jamais été très concluantes.
Thomas : Pour moi il y a une étape passée avec le « POV » de Bracco, on a bien accompagné le groupe à son lancement. Idem avec Oktober Lieber. Et après le « départ » de Charles, qui a doucement pris de la distance avec la gestion du label, je dirais que les disques de Balladur et Coeval ont permis de voir l’expérience qu’on avait acquise avec les années, sur les erreurs à éviter.
« Depuis le Covid-19, faut quand même avoir envie de bouffer du gravier pour sortir des disques. »
Parlons de la vie interne du label : comment en es-tu arrivé, Charles, à refiler les clefs du label à Thomas ?
Charles : C’est arrivé en plusieurs étapes. Thomas m’a rejoint en 2016 chez Le Turc Mécanique, à une époque débile où l’on sortait 4 disques par mois et où je me déglinguais pas mal. Je commençais à être dépassé par l’énergie de tout ce bordel, à la fois aspiré par le monde du clubbing et rongé par une insatisfaction permanente. Au bout du 15ième disque produit, tu commences à sentir un plafond de verre dur à briser. Et c’est là que la rigueur de Thomas, en plus de son deuxième regard, a permis de donner une seconde vie au label. D’autant plus au moment où j’ai décidé de tout plaquer pour apprendre à faire des glaces dans le Sud de la France.
Si Thomas n’avait pas été là, Le Turc Mécanique serait donc mort avant même les années 2020 ?
Charles : Sans aucun doute. Mais c’aurait été dommage car les disques produits depuis 2016 sont parmi les plus difficiles qu’on n’ait jamais sortis. Depuis le Covid-19, faut quand même avoir envie de bouffer du gravier pour sortir des disques.
Qu’est-ce qui a changé pour un label indépendant depuis 2020, concrètement ?
Charles : Les tarifs de pressage de vinyles, d’abord. L’absence de relais médiatiques. Une espèce de déstructuration de la scène post Covid, qui a du mal à se refédérer. Et puis moi, personnellement, qui ai compris que la musique ne pouvait plus occuper 100% de mon temps. Un constat que d’autres personnes du secteur ont également fait, je pense.
Thomas : Le Covid-19 a été un énorme accélérateur temporel. Deux semaines après le début du premier confinement, on avait prévu une soirée Turc Mécanique à la Boule Noire et une autre en Belgique. Du jour au lendemain, évidemment tout tombe à l’eau. Les salles ferment, les groupes sont obligés de rester chez eux à faire des lives « en distanciel » et cela a modifié le rapport de certains créateurs à leur « art » et à la façon de le présenter au public. Or, le Turc Mécanique c’est d’abord une entreprise du réel. Ca n’a jamais été un plan marketing, on a toujours préféré rassembler les gens dans une même pièce. Or, la réalité c’est qu’après le Covid-19 les choses ne sont pas revenues à la normale quant à la consommation de la musique. Avant ça, il y avait un tissu de passionnés prêts à parler gratuitement de la musique underground, et ce truc-là est clairement décédé. Idem, par exemple, pour le gars derrière le label exceptionnel de Mon Cul c’est du Tofu. Une espèce de Jean-Pierre Papin des disques qui sortait 15 références par an, boum, fermeture de rideau en 2021.
Charles : Quand Mon Cul c’est du Tofu a plié boutique, on s’est dit que quelque chose commençait à déconner. Les gens disent « ouais mais Born Bad, c’est increvable ». Tu m’étonnes que le label est increvable, Jean-Baptiste [Guillot] ne joue pas dans la même catégorie que nous. Mais toute une génération s’est délitée, et une autre est certainement apparue.
Le Covid-19 n’a-t-il pas aussi accéléré le vieillissement de toute une scène comprenant les labels, les groupes et les médias ?
Charles : On a tous pris 10 ans en 3 ans, c’est clair. Il ne faut pas oublier que les salles de concerts qui ont trinqué ce sont d’abord des petits rades sans pognon, pas les Smacs.
Thomas : La musique, ce sont des cycles qui se suivent. Nous, on a clairement senti l’avant-après Covid-19.
Et ce constat vous a-t-il amené à penser le monde d’une manière différente, façon « nouvelle génération, tous des cons » ?
Thomas : Cette conversation, Charles et moi on l’a déjà eu une dizaine de fois. Mais à chaque fois, on n’en est pas arrivé à la conclusion que le label devait s’arrêter à cause de ça.
Charles : La réflexion a commencé au moment où l’on s’est rendu compte que les gens achetaient moins de disques qui nous coutaient toujours 400 balles à la fin.
Thomas : Le dernier disque « profitable » chez Turc Mécanique, c’est « La Vallée étroite » de Balladur. Et c’était en 2019. Au global, c’est la même formule pour chaque label : seulement 30% de tes sorties servent à financer les 70% restants, mais déficitaires.
Charles : Le moment où tu réfléchis à arrêter, c’est le moment où tu commences à en avoir ras le bol de raquer de ta poche personnelle pour des albums qui devraient s’auto-financer.
« Un label indépendant, c’est fait pour s’arrêter. C’est comme un match de foot, ça dure 90 minutes et basta. »
Existe-t-il une certaine « sororité » entre toutes les maisons de disques dites indépendantes, face à cette nouvelle crise ?
Charles : Pas une solidarité à proprement parler, mais des discussions avec certains labels depuis l’annonce de notre mort qui fait écho à d’autres décès (celui du Syndicat du Scorpion, notamment, fermé en octobre 2023).
Thomas : Quant à « nos » groupes, leur réaction à l’arrêt du label ça a d’abord été de la bienveillance ; ce sont avant tout majoritairement des potes. Ils l’ont tous vu venir, je pense. Ce qui est important dans l’histoire de ce label, c’est que c’est d’abord une histoire de rencontres, de Balladur à Bajram Bili en passant par Oktober Lieber. Ce label, c’est une somme de souvenirs pour tout le monde, et merci pour ça. Hormis peut-être pour Coeval finalement, dont le premier album signé chez Le Turc est aussi notre dernière référence, aha !
Quid du public ? Sa réaction ? Un pic de commandes suite à l’annonce de la mort, comme on pourrait l’imaginer quand on pense à la mécanique de nostalgie du futur ?
Thomas : Il ne peut pas y avoir de nostalgie associée à la fin d’un label, c’est ECRIT sur le produit au moment où ça démarre : un label indépendant, c’est fait pour s’arrêter. C’est comme un match de foot, ça dure 90 minutes et basta. C’est l’histoire de Creation, DFA ou Speedy Wunderground, des labels sur la même trajectoire qui donnent ce qu’ils ont à donner et puis rideau. Ceux qui durent pendant des décennies, ce sont des entreprises comme Sub Pop.
Voyez-vous des « enfants du Turc Mécanique », c’est-à-dire des nouvelles structures ou associations qui auraient pu s’inspirer de vos 12 ans de punkeries underground ?
Thomas : A mon avis les collectifs actuels sont de toute façon trop cools pour nous dans tous les cas ; je pense que ce qu’il faut retenir de cette aventure, c’est la spontanéité. Que ce soit un label, un gang de soirées ou des kids perdus, il y aura toujours une énergie de dingue à dépenser. On se retrouve dans dix ans pour faire le point sur les nouveaux labels hypés du moment, tu nous feras la liste !
Charles : Moi, j’aurais pu dire les gars de Fauchage Collectif, mais ils ont eux aussi arrêter…
Dernière question sur la postérité, finalement notre seul objectif à tous. Qu’aimeriez-vous que ChatGPT écrive sur Le Turc Mécanique dans 10 ans, quand il sera temps d’écrire la grande histoire numérique des années 2010-2020 ?
Charles : Qu’on était le meilleur label de France, aha. Et que c’était une époque et une façon de faire qui existait à un moment. C’est peut-être le moment de le dire : si quelqu’un veut racheter le Turc Mécanique, c’est le moment. Pour 10 000 balles, on vous file tout le bordel, les disques et les dossiers de subvention qu’on n’a jamais remplis !
Le Turc Mécanique, fiesta de clôture avec Gonzaï le 15 février à Petit Bain avec Balladur, Colombey, Coeval et Cate Hortl. Toutes les infos pour réserver par ici.
7 commentaires
a marseille un shop a fait une tirelire pour pouvoir continuer!
prendre d risks c whaouh! vendre d disks faut être prêt
fast payment good communication, les ducons du cogs
masqués aux obseques!
maillots de rude bie floqués macron nouvelle applie la bardela aux champs