« Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages ».

Nous sommes en 2004. Patrick Le Lay, alors directeur général de TF1, explique sans réfléchir comment le contenant a pris le pas sur le contenu, et pourquoi le con-sommateur va lentement, tout au long des années 2000, déserter les médias de masse au profit d’Internet, puis des réseaux sociaux. Est-ce une victoire ? Depuis l’émergence du système Buzzfeed comme modèle de pensée dominant, puis sa fulgurante propagation à l’ensemble des newsmedias français attirés par l’odeur du clic, la réponse est tout autre : sans le savoir, Patrick a prophétisé l’avenir des médias tels que nous les déglutissons désormais au quotidien : au temps de cerveau disponible a succédé l’indisponibilité d’un cerveau qui n’a plus le temps. Bienvenue dans le monde 3.0, mais qui a perdu ?

Top 3 des meilleures raisons pour continuer à lire ce papier

1. Il y a un lien vers les 44 gifs de nibards les plus hypnotisants.
2. Ca mitraille sec sur tous les sites français que tu détestes.
3. Il n’y a pas de morale à cette histoire.

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Je suis partout

Top des 39 personnes qui illustrent parfaitement les années 2000, top des 25 humoristes français les plus drôles, top 10 des morceaux inédits qui justifient la sortie d’un album posthume, top des seins les plus hypnotisants… la liste des informations sans intérêt sur lesquelles nous nous attardons quotidiennement sans même savoir pourquoi est longue. Très longue. Et ce pour la simple et bonne raison qu’elles sont désormais partout. L’arrivée de Buzzfeed en novembre dernier dans le paysage médiatique français, un temps accueilli avec des pinces sur le nez par la concurrence, est devenu une norme copiée par tous : Konbini, Les Inrocks, le Huffington Post, GQ, Dum Dum; tous disposent désormais d’une benne à ordures où se déverse quotidiennement le pire de la synthèse en 5 points, en dix vidéos, en vingt gifs, en 50 morceaux, en 300 conneries transformées en vérité. Impression de lire un résumé des programmes TV en permanence, avec le résumé des intrigues, mais sans l’histoire. Et pour cause : il n’y en a pas.

On a évidemment le droit d’en rire, comme de s’en inquiéter, mais il est aujourd’hui impossible de faire un pas sur votre compte Facebook sans subir l’avalanche de papiers relayés par le salarié à sa pause déj’ pour égayer sa morne journée en lui donnant l’espace de 3 minutes l’illusion de faire partie d’une communautés de gens d’esprit avec des infos hiérarchisées par un stagiaire sous-payé à qui l’on a confié la lourde tâche de révolutionner l’écriture du nouveau millénaire sur la base d’un calcul simple : plus c’est con, plus on clique. C’est vrai que, chiffres à l’appui ça marche, ça se vérifie, ça fonctionne. Mais dès lors, le concept du « digital native », cet enfant prophète, s’évapore ; de même que ce mensonge plaqué or consistant à penser que la génération Y a su grandir en évitant les erreurs de ses aînés. Aussi détestables soit-il, Patrick Le Lay parvint en son temps à imposer un mass media à l’audience cent fois supérieure à l’ensemble des sites précités, tous érigés en alternative au système cathodique tant décrié, mais tous coupables d’en reprendre finalement les mêmes techniques. Pour moins d’audience. Et moins de bénéfices. Mouton de panurge qui se mord la queue.

Top 5 des raisons qui me font détester le nouveau disque de The Horrors

1. « Luminous » est une resucée du « Achtung Baby » de U2 en beaucoup moins vulgaire.
2. Faris Badwan veut faire de la caillasse et jouer dans tous les Zenith de France et de Navarre et ça s’entend sur chaque claquement de batterie.
3. Ca sentait déjà le sapin sur le troisième album, « Skying ».
4. Impossible d’enregistrer un titre plus incroyable que Sea within a Sea (« Primary Colors », 2009)
5. Le décès de Peaches Geldof (ex-girlfriend de Faris) à l’âge de 25 ans donne à cet album un air de fait divers macabre à peine digne de Closer (rien à voir avec Joy Division)

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L’algorithme gagne toujours à la fin

C’est une constante dans l’histoire des médias depuis le début des années 80, date des premières privatisations (TF1, M6, feu la Cinq de Berlusconi) et prémisses de ce qui m’amène ici à conclure que les médias internet tombent dans les mêmes panneaux que leurs prédécesseurs. Face à un lecteur toujours plus débordé et soucieux d’apprendre plus en lisant moins, l’ensemble de la planète média, désormais reconvertie au capitalisme féroce, se mit en tête d’éduquer les masses en dégraissant tout ce qui pouvait l’être ; le style comme la pédagogie, la remise en contexte comme le fact checking ; duel de sabre entre le fond et la forme, dont la dernière sortira finalement grande gagnante. De cette esthétique de la concision poussée à l’extrême s’apprête à naître un monstre tricéphale : à la télévision son Top 50 animé par Marc Toesca – tellement raillé par notre génération, puis recyclé en un triste top 3 sur tous les sites incriminés –, à la radio ses édits de singles en 3 minutes incompressibles, à la presse ses fiches pratiques de culture façon « 5 choses à savoir sur » où le lectorat bourgeois, à partir du milieu années 80, pourra piocher sur les maquettes épurées – synonyme de vide non anxiogène pour l’homme urbain pressé – le résumé des choses à savoir pour briller dans les sphères élitistes.
On aurait donc mille fois tort de croire que cette usine à clics qu’est désormais devenu le Web culturel est toute droite sortie des eaux ; son histoire n’est que le prolongement d’un phénomène enclenché voilà trente ans et qui atteint son paroxysme sur un média gratuit et accessible 24/24, petite péripatéticienne ouverte non pas au plus offrant, mais aux plus voraces. Là encore ils sont nombreux, c’est vous, c’est moi, c’est la grosse conne de voisine qui se croit intelligente avec son CAP graphisme, c’est le voisin du métro qui s’émeut comme un trépané sur son smartphone dans le métro en découvrant ce top des meilleures générique de séries des 10 dernières années. A ce stade, ce n’est même plus du nivellement par le bas, c’est du limbo journalistique ; au-dessus de la barre les statistiques, juste en dessous, la qualité des infos. Ne riez pas, c’est le monde dans lequel vous vivez. Et on vous comprend. Se fader des longs monologues de 15 000 signes – comme ici sur Gonzaï, souvent – sur un écran plat à quelque chose d’incomestible ; de statistiquement pas viable, d’économiquement voué à l’échec et d’humainement compliqué. Plus personne n’a le temps de lire. Quant à comprendre ce qu’on lit, c’est un peu comme demander à Philippe Katerine de compter jusqu’à dix en touchant son nez avec sa langue.

Top 3 de mes plus grandes angoisses

1. Devoir manger de la glace au fromage.
2. Devoir écrire une chronique pour Rock & Folk en utilisant les termes « séminal », « organique », « batteries syncopées » et « guitare virevoltantes » pour parler du dernier disque de Neil Young.
3. Devoir porter un pull en laine en plein été en faisant un footing avec le prochain album de Sébastien Tellier dans les oreilles.

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Savoir faire et faire savoir

Face à la multiplication des sites internet à vocation culturelle, l’audience se fragmente. Dès lors et c’est un principe d’économie rudimentaire, une offre supérieure à la demande entraîne non seulement la faillite des entreprises qualitatives – on pense à feu Owni – mais aussi l’immersion de techniques marketing dans le rédactionnel pour doper le nombre de consultations. D’une société du savoir-faire, l’avènement des réseaux sociaux nous pousse tous vers la société du savoir faire et faire savoir ; impossible d’exister dans cette bulle – fortement spéculative – sans un relai de ses propres contenus. Climax de la stupidité du système où le média, non content de créer ses contenus originaux, s’avère condamné à communiquer sur leurs publications. Imagine-t-on TF1 acheter de l’espace pub sur France 2 pour informer le spectateur d’une nouvelle saison de Koh Lanta ? Certes non. Comme le sticker « vu à la télé » ne s’appliquera jamais au merveilleux monde digital – imagine-t-on un seul instant acheter le nouveau disque de Daft Punk avec un « vu sur Internet » ? –, tenter de reproduire les mêmes mécanismes à la papa a ce quelque chose de mathématiquement risible.
Si les études tendent à prouver que la liste attire l’œil et fait cliquer les gens et que le lecteur se décide à lire un papier en un peu moins de deux secondes, cette course au best-of prédigéré s’avère désormais perdue d’avance. La rédaction web du Monde, pourtant pas guidée par la facilité, a récemment récupéré le phénomène et dresse toutes les semaines des Top 10 pour s’éviter de perdre du temps sur des articles moins relayés que la concurrence ; quant au risque d’amalgame entre gros sites surfant sur la tendance et ceux plus confidentiels tenus par des amateurs pour qui clic ne rime pas avec fric, il est grand. C’est d’ailleurs l’histoire de Topito, monté par deux fans du High Fidelity qui, une fois lourdés de leurs boîtes respectives (Kelkoo et Yahoo) décident d’ouvrir un blog pour faire des listes, ou des playlists comme dans le roman de Nick Hornby. Ne pas croire que cette obsession de la liste combinée à un bon goût en matière de pop culture font de Topito une exception du genre ; on y trouve globalement les mêmes choses qu’ailleurs, du top 15 des questions les plus stupides posées sur Yahoo Answers au top 46 des photos d’animaux empaillés ratés. Ici comme ailleurs, on sort du scroll complètement lessivé, abasourdi par tant de vacuité au pixel carré – Seinfeld aurait dit : « a show about nothing ». Mais la justification de l’un des contributeurs permet de mieux comprendre ce qui pousse ces compileurs du dimanche à le perdre pour amuser la galerie :

« Topito a commencé comme ça, en listant des tucs. Il se trouve que ça a marché et que c’est devenu de plus en plus en gros, sauf que quand Buzzfeed est arrivé aux USA, tout le monde s’est mis a faire la même chose (…) Après, il n’y a que les gens de chez Buzzfeed qui pensent qu’ils sont journalistes, nous on sait très bien qui on est, juste des types qui aimons bien faire des listes. Oui c’est synthétique, oui ça ne va pas au fond des choses mais ça n’a jamais été le but. Le but c’est de trouver une idée de liste idiote et de la faire. Personnellement je le faisais avant Topito avec des potes (c’est qui tes 5 guitaristes des 70’s préférés etc…) et maintenant que je suis payé pour ça, je ne vais pas me plaindre Mais oui c’est évident que de voir que Le Monde, CNN ou le Huff Post ont repris le même système, c’est affreux. Ils subissent la dictature du clic, donc ils le font parce que s’ils le font pas Buzzfeed et Topito vont faire plus de chiffres qu’eux. Mais le problème c’est pas nous, ce sont les médias sérieux qui viennent jouer dans la cour où ils ne devraient pas jouer. Moi aussi ça m’emmerde de voir des sujets sérieux traités sous forme de liste et des articles racoleurs sur les sites d’infos. mais voilà depuis toujours l’info et l’entertainment sont liés. Le film de Sydney Lumet, ‘’Network’’ (1976), parle bien de ça ».

Top 3 des solutions pour conclure ce papier

1. Se dire qu’après tout c’est moins grave que la guerre en Syrie.
2. Essayer de conclure sans donner l’impression qu’on porte un jugement sur les médias numériques (alors qu’en fait, si)
3. Vous conseiller d’arrêter de perdre votre temps à lire ces ***** de top. Get a life nerds.

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11 commentaires

  1. En même temps, vous donnez des leçons à des sites, mais je ne vois pas en quoi Gonzai constitue un parangon de journalisme.

  2. Sinon du journalisme, en tout cas un site qui donne à lire autre chose que de la bouillie de mots crachée en topito, Azadia. S’il y a bien une chose qu’on ne peut pas nous reprocher, c’est la course au clic.

  3. S’il n’y a plus de temps ni d’argent pour l’info générale fouillée, s’il n’y a plus d’ambition que pour des infos génériques et périphériques, du buzz à pas cher, qu’est-ce qui nous sauvera de cette misère culturelle parée de paillettes, à part la passion pour le vrai débat et l’intérêt général ? Ce qui n’empêche pas de s’amuser, si on s’écoute vraiment les un(e)s les autres… pas seulement les starelettes labellisées « profitables »…

  4. Une immense exception à apporter à la confusion des tops : le site américain Cracked.com qui, même quand il dresse des listes inutiles (les 8 albums les moins attendus de 2014, les 5 acteurs qui font toujours la même chose dans chacun de leurs films…), le fait avec humour et verve. L’un des rédacteurs du site a d’ailleurs ouvert un Tumblr nommé « Buzzfeed minus GIFS » qui dénonce, sans le moindre mot de plus que ceux de BUzzfeed, la vacuité des sites de tops.

    (Et beaucoup d’articles de Cracked sont documentés, contiennent des vrais infos, beaucoup de liens vers des articles sérieux de sources sérieuses, etc. Un modèle à suivre, d’autant que ça fonctionne.)

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