(C) Alexandre Studer

On les avait quittés un soir d’octobre 2019 au Trabendo, ça nous avait donné envie de revoir ces gros mafiosi de Johnny Mafia. Une fin du monde plus tard, on a retrouvé leur trace par l’opération du Saint Esprit près d’Angers. Entre temps on a passé du temps avec eux sur leur terre à Sens en Bourgogne dans l’Yonne, patrie d’Émile Louis, de l’AJ Auxerre et du chablis.

Un samedi après-midi près d’Angers, le temps s’arrête. Au croisement d’un stop en plein centre-ville fantôme, un type nous fixe dans sa caisse la clope au bec. Pépouze. Il flotte un peu. Plus loin, on dépasse un élevage de vaches. Encore plus loin se tient la cinquième édition d’un festival de potes. Théo, Fabio, William et Enzo nous accueillent en nous montrant leurs nouveaux tatouages. Deux jours plus tôt ils étaient à Rouen et la veille à Nantes où ils n’ont pas dormi mais picolé sans égard pour la médecine. Il est 19h et rebelote Théo se ressert une pinte avant de filer en interview pour une radio locale : « Quelle idée de nous avoir programmés à 23h30… »

(C) Alexandre Studer

On se laisse guider à travers cette mini Route du rock sur invitation. Les ateliers de coiffure ont déjà fait leurs premières victimes. Calés dans la baraque aménagée en loge de campagne, les Mafias ouvrent une bouteille de rhum. Théo me tend un shot : « On a joué ici il y a deux ans. On a tellement adoré que j’ai forcé l’organisateur à nous reprogrammer. » Deux ans, le temps de dire bye bye à leur ancien label Dirty Waters pour signer sur Howlin’ Banana. Sans regret : « Tom, c’est surtout Fabio qui le connaît. Il traîne à nos concerts depuis un moment, c’est l’école du Do it yourself : il n’a pas une thune mais quand il s’agit de faire des pressages il est toujours chaud. On devait bosser avec lui pour les Princes de l’amour (ndlr : leur deuxième album) mais ça ne s’est pas fait et on l’a fait avec Dirty. Du coup c’était beaucoup moins bien… » À la clé un troisième album situé quelque part entre les Wire et Souchon.

Enregistré après un chagrin d’amour à Lyon l’été dernier en deux semaines sous une chaleur de mule, « Sentimental » fait sauter une classe aux mecs de Mafia : du lourd lent et froid en guise de hors d’œuvre (I’m Sentimental), une potentielle BO pour GTA (Trevor Phillippe), un hymne faussement naïf (TV & Disney), un titre pop pour mieux tabasser derrière (Ushuaïa), entre autres plaisirs primitifs.

Retour vers le garage

Les organisateurs déplacent la tireuse à bière à l’intérieur de la grange aménagée pour les concerts. La nuit à tout recouvert, c’est l’heure, l’heure à laquelle les Mafia attaquent leur set pied au plancher. Comment jouer quand on est rond comme un ballon ? Règle numéro 1 : balancer des breaks de batterie de malade comme Enzo, torse nu, rien à secouer. Règle numéro 2 : ne pas avoir peur de foirer son couplet, retomber sur ses pattes comme Théo, avoir l’intime conviction que jouer bourré c’est over classe. Règle numéro 3 : gober un ecsta comme William, rester cool comme Fabio. Règle numéro 4 : faire en sorte que le public soit aussi raide que vous, laisser venir la foule, l’aspirer dans vos rayons X.

« Les jeunes écoutent du rap ou de l’électro, mais le garage c’est un truc de vieux ! »

Après nous être fait rouler dessus, on se pose à la belle étoile. « Je préférerais que les jeunes écoutent notre son, mais regarde… » Fabio nous montre une appli répertoriant leur nombre d’écoutes selon les tranches d’âge. Le verdict est sans appel, les 15-25 ans ne font pas partie de leur public préférentiel. On regarde autour de nous. Si ça fume des roulées, la moyenne d’âge semble tirer sur la trentaine. Pas besoin de graphique pour comprendre. « On avait fait la première partie d’Odezenne à Montpellier, explique Théo. Pendant qu’ils jouaient, on s’est posé dos à la scène avec Fabio pour mater le public. Putain le nombre de petites bobo qu’ils se traînent… C’est pas comme nous, on a que des vieux à nos concerts ! Les jeunes écoutent du rap ou de l’électro, mais le garage c’est un truc de vieux ! »

(C) Alexandre Studer

On tente de les rassurer devant ce constat amer en leur parlant de leur concert sur la terrasse du Trabendo en juillet où nous n’avions pu entrer faute de place. Théo plie le game en nous montrant une photo de Guy Roux tout sourire vêtu d’un t-shirt du groupe à l’occasion d’un concert à l’Abbé des Champs. Certaines images sont plus fortes que des mots… un cri nous réveille : « Putain, j’ai l’impression d’être dans un tunnel sans réussir à trouver la sortie ! » L’ecsta de William commence à faire effet. Parfait.

Deuxième division

De retour à Paris, on file en Bourgogne, à Sens, où Théo nous a donné rendez-vous. On y arrive par une route bordée d’enseignes, un immense drive-in qui sent le fait-divers et le bonheur en promo. Devant nous, un hypermarché Lidl se dresse dans le béton. Théo y avait attendu l’ouverture des portes un dimanche matin sous la pluie. L’enseigne venait de mettre en vente une édition limitée de baskets à 13€ la paire.

(C) Alexandre Studer

Dans une ambiance pesante de couvre-feux et de concert en visioconférence, on était allé jeter un œil sur eBay où les sneakers se revendaient à 800 balles pièce. Un peu comme si tout partait en sucette, Théo parlait à l’époque de lancer un petit business de revente au marché noir s’il ne pouvait plus faire de concert. Une époque révolue. Aujourd’hui ce sont les premiers concerts de Johnny Mafia qui semblent loin. Je le retrouve au Patio, seul bar de la ville ouvert après 23h.  « On avait joué à Clermont Ferrand en 2012. Arrivé sur place, il y avait deux mecs, les organisateurs. On a attendu un peu mais personne ne s’est pointé, du coup on a joué quand même devant les deux gars, on a pris ça comme une répète ! » Dix ans plus tard, l’eau a coulé sous les ponts. Le groupe a ratissé la France, joué au Canada, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Autriche. Johnny Mafia a progressé humblement sans sauter les étapes. Théo passe aux aveux : « On a la chance d’avoir un bon tourneur, le même que TH Da Freak, c’est indispensable pour vivre de sa musique. Vu qu’il s’occupe de trucs comme Renan Luce ou Cœur de Pirate, hum, tu vois le genre… du coup il peut aussi nous rémunérer. C’est comme ça que ça marche et ça nous va très bien tant qu’on peut vivre comme ça. » 

« La première fois que j’ai vu Théo et William en concert, c’était pour une fête de la musique à Sens. Je me suis dit “c’est ça que je veux faire !” Le lendemain, j’ai contacté Théo sur MSN. Et le truc était lancé. »

Si le garage est une musique de province, Sens passe le casting haut la main. C’est pas Detroit, certes, mais c’est ici que les Johnny Mafia ont aiguisé leurs rasoirs, dans une ville moyenne où il fait bon vivre, une ville qui ressemble à toutes les villes, lui confiant un charme discret, un je-ne-sais-quoi d’une déprime glauque, d’un ennui désenchanté réunissant en lui un condensé de l’histoire récente de la province : déclin industriel, désertification des centre-villes, montée du périurbain, arrosage automatique des pelouses municipales…

(C) Alexandre Studer

« On est un peu chauvin, j’adore Sens c’est comme ça, c’est ma ville, embraye Théo. Je me rappelle les premiers concerts qu’on faisait à Paris, je trouvais que les mecs nous prenaient de haut, à te mater faire tes balances les bras croisés comme ça, jamais un “c’est cool”, jamais un petit mot sympa… je trouvais ça prétentieux. Des groupes parisiens je ne pourrais pas vraiment t’en citer, ou alors des groupes de banlieue. La plupart des groupes que j’aime bien viennent d’ailleurs. Mais j’ai évolué sur la question, je ne suis plus aussi anti-parisien qu’avant. Il y a plein de spots cools à Paris. La copine de Fabio s’occupait de la com’ de la salle du Supersonic, les gens sont sympas, t’as une super prog’ gratos, la Méca, la Maroquinerie c’est trop bien, le Point FMR, l’Espace B, le Gambetta, la Station, Petit Bain où on joue à la fin de l’année, il y a des lieux cool à Paris quand même. » Un verre de rouge à la main, Fabio nous rejoint, confirme et évoque son entrée dans la pègre. « La première fois que j’ai vu Théo et William en concert, c’était pour une fête de la musique à Sens. Je me suis dit “c’est ça que je veux faire !” Le lendemain, j’ai contacté Théo sur MSN. Et le truc était lancé. » Nous continuons la soirée en nous montrant des vidéos de John Dwyer fracassant sa guitare sur la tête d’un gus en train de squatter son micro…

Au bout du cliché

À la fermeture du bar, il est trop tard pour trouver un endroit encore ouvert, trop tôt pour aller se coucher. Théo ne dort jamais. On fait un détour chez lui. Au milieu du salon, une borne d’arcade qu’un pote a bricolée nous attend. On se lance dans une partie de Mortal Kombat.

(C) Alexandre Studer

Tout en me défonçant la gueule, Théo se rappelle : « On avait fait un super concert avec Fabulous Sheep à Nîmes. Ils viennent de Béziers, du coup on avait dormi chez eux. Ils n’arrêtaient pas de nous chauffer : « ouais on a fait les championnats de Mario Kart sur GameCube, on vous défonce quand vous voulez ! » Du coup on avait un peu la pression avec Fabio, les gars avaient l’air d’être très, très, chauds. Nous on n’est pas mauvais mais bon, tout le chemin du retour ils nous chauffaient, « Mario football on vous défonce aussi ! ». J’étais pas sûr de moi mais j’ai fait genre « ok, c’est bon ! ». Là on démarre une partie, je le fume en deux secondes, William prend la manette, il le fume. Fabio, alors qu’il est nul, il le fume. Mario Football, premier match avec les mecs, je leur mets 11-0. Les gars étaient dégoûtés, ils nous ont dit « ah ouais vous êtes hyper balèzes en fait ! » Bah c’est eux qu’étaient à chier surtout ! Hahaha ! » On se pose dans le jardin.

En octobre 2019, il y avait eu un autre concert au Trabendo où le coronavirus évoquait plus une variante de bière mexicaine qu’une épidémie de peste. Personne ne se doutait alors qu’il faudrait attendre un an et demi avant de les revoir sur scène. Le live avait été sauvage, plein de sueur, et Ben, figure du garage sénonais, teint en blond, avait balancé sa voix de crooner déglingué sur les guitares nerveuses des Mafias. Ça nous avait donné envie de les revoir. Ben nous rejoint sur la terrasse. Il évoque les souvenirs du Garage, la salle de répétition locale tenue par Arca, ex chanteur des Matadors à la fin des années 80. Ben : « Arca nous avait dit un truc à l’époque : “Les gars vous faites tous les clichés possibles, mais vous les faites !” C’était un peu ça. On allait au bout du cliché ! » Un peu plus tard, Théo me confiera : « La première fois que j’ai vu Ben en concert, j’ai pris une claque ! Tous les concerts que j’ai vu depuis, franchement, personne ne rivalise. C’est le mec qui m’a le plus impressionné. » 

(C) Alexandre Studer

La départementale 

Retour sur une soirée d’hiver. Je reçois un coup de fil de Théo. Il veut que je passe boire l’apéro. Pas de problème. Je scanne sa collection de vinyles et tombe nez à nez sur la tronche de Richard Gotainer, et d’un disque, « Poil À la pub », que Théo nous passe. « J’adore ! Une machine à tubes ce mec ! » On roule un joint, puis deux. On enchaîne les disques : Stinky Toys, Eagulls, Holograms, Supergrass, les Gories… Sans transition, je m’arrête sur une affiche de François Damiens dans son salon. « J’ai l’intégrale de ses caméras cachées, il est trop fort. Lui et Jean-Yves Lafesse franchement… je me lancerais bien dans les canulars un jour, j’adore en faire au téléphone, avec William ça pourrait bien marcher, mais passer après eux… laisse tomber ! » Théo ne tient pas en place. Faux glandeur, il compose tous les morceaux de Johnny Mafia, prend du temps pour son autre projet The Huile lancé avec des potes, continue de bosser au garage à temps plein alors qu’il pourrait très bien s’en passer. À l’heure d’Ableton et de la musique sur clavier midi, une salle de répétition est une sorte de vestige, un lieu presque anachronique où les Mafias trouvent leurs racines. « C’est vraiment cool qu’un lieu comme ça existe à Sens. Des lycéens se pointent, on se file des références, on se fait écouter des sons. »

Le temps de siffler nos verres, nous nous mettons en route direction l’appartement d’une amie sexologue de Théo. Nous empruntons à pied la départementale qui relie Sens à sa périphérie, une grande ligne droite tracée pour gagner du temps. Sur le trajet, Théo évoque la suite. « Continuer à faire des concerts. Et si on pouvait caler un morceau dans GTA… putain, ce serait mortel ! » Dans l’appartement, assis sur le bord du canapé, les vapeurs de gin chauffent les tempes. Théo se penche sur son verre sans lâcher son petit sourire. « J’aime passer de bons moments, des trucs simples comme boire un coup entre potes. Je suis super nostalgique de l’adolescence, ces moments où tu tombes amoureux en deux minutes. Je crois que j’essaie de retrouver ça tout le temps en fait. » Nous trinquons à cette idée. Dehors, la ville souffle une brume épaisse. Le jour ne va pas tarder à se lever sur le centre-ville désert de Sens.

Sentimental by Johnny Mafia

10 commentaires

  1. j’lai rencontrés, mal fagotés sur tout ! & aucune culture ‘garageland’ pov mecs de cambrouze, avec pneu d’ambition£

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