« Johnnie qui? » disait l'autre. Avant que tout le monde ou presque ne l'oublie, l'homme aura eu le temps d'être le plus grand vendeur du label Stax, de fourguer quelques millions de singles et de sortir des albums de soul, de pop, de disco, de gospel ou encore de blues. Mais qui est donc ce touche-à-tout de génie?

Mi-temps des 90’s. Pour la première fois, je découvre Johnnie lorsque Stax, légendaire label de soul de Memphis, a l’idée de lancer un tsunami de rééditions en mid-price sous format digipack pour que tout reste intact. Sur la pochette miniature de l’album « Super hits » – à l’époque, je refuse le terme de compilation dont la simple évocation me donne envie d’aller uriner sur la tombe de Jim Morrison. Habitant dans ma lointaine province, je ne pourrai satisfaire ce besoin naturel –  remasterisé en 24 bits, Johnnie ne ressemble pas à grand chose avec sa gourmette en argent, sa grosse bagouze, un micro à fil cachant un noeud papillon énorme, une moustache à la Tarass Boulba et last but not least, une coiffure que Mireille Mathieu aurait pu secrètement lui jalouser. Probablement un pasteur prêchant la bonne parole à quelques fidèles.

Je tente quand même le coup. Et voilà qu’en posant le disque sur une antique platine de salon, c’est le choc tellurique. Avec Who’s making love et son refrain acide « Who’s making love to you old lady? », Taylor invente sans le savoir avec 40 ans d’avance l’hymne ultime à la MILF. Et en vendra accessoirement plus de deux millions.

Quelques semaines plus tard, je me rendrais compte dans la même vague de rééditions cheap’ que la gente féminine n’était pas en reste, avec l’éminent Mr Big stuff de Jean Knight, hommage corrosif et féministe aux paquets de knackis balls qui se doit d’équiper tout caleçon digne de ce nom. Mais revenons à nos moutons et plus précisément à Johnnie. Né en 1938 dans l’Arkansas, il crève à 62 ans après avoir pourtant survécu au bug de l’an 2000. Entre-temps, il aura eu le temps de prendre une part importante et trop souvent sous-estimée dans le développement de la musique noire, paradoxalement en s’éloignant de ses racines gospel et en allant progressivement vers ces univers plus populaires que sont la disco et la pop.

(Interlude : là c’est l’instant charnière, le moment fraîcheur. Préparez les épices. Où va le monde si on commence à parler de soul et de disco dans Gonzaï, organe de presse officieux de l’IRCAM et de groupes psychédéliques yankees ne jurant que par des petites pastilles plus colorées les unes que les autres?)

C’est donc dans le gospel que Johnnie Taylor commence son long chemin pavé de hits. Et pas n’importe comment, puisqu’en 1957, il quitte son groupe de Doo-Wop et remplace au sein des Soul Stirrers un leader parti vers une carrière solo bientôt légendaire : Sam Cooke, qui mourra sept ans plus tard sans avoir eu le temps (oui, oui, je sais c’est normal) de voir Bobby Womack se marier avec sa veuve. Mais ça, c’est une autre histoire.. Avec les Soul Stirrers, Johnnie enregistre quelques bons titres mais après deux années, il pense sérieusement à laisser tomber la musique et à devenir pasteur (en même temps, avec un look pareil, le contraire aurait même étonné Mireille Mathieu). C’est à ce moment que Sam Cooke, qui vient de monter son propre label, Sar records, fait appel à ses services et lui propose de tenter le grand saut vers une carrière solo prometteuse. L’idée de l’oncle Sam est simple : faire de Taylor un chanteur black de pop. Manque de bol, Johnnie aura à peine le temps de sortir un single prémonitoire (Rome wasn’t built in a day) sur Sar qu’on retrouve Cooke dead in a motel. Sar cesse donc toute activité, laissant Johnnie sur le bord de la route.

1965. Année du trou noir avant de signer sur le déjà immense label de soul Stax.

Pendant ce temps là, en plein cœur des 60’s, la planète rétrécit sévèrement avec le développement massif de la télévision et le blues se popularise sous les saillies révérencieuses des Stones. Pourtant, les charts de Rythm and blues et pop restent encore bien distincts, histoire de ne pas trop mélanger le chocolat et la vanille. Johnnie Taylor s’en contrefout. Après avoir sorti chez sa nouvelle écurie quelques titres de facture soul assez classique, il entonne cet hymne féministe qu’est Who’s making love. De l’autre côté de l’atlantique, les futurs soixante- huitards français se foutent sur la gueule du côté de la Sorbonne et le MLF est en germe. Dès lors, les années se suivent et se ressemblent pour cet homme qui empile avec la régularité d’un batave lors du domino day les tubes jouissifs et les somptueuses balades lacrymales. Citons au hasard Separation line ou Next time.

Lorsque Stax fout la clef sous la porte quelques années plus tard, celui qu’on surnomme alors le « philosophe de la soul » entame un virage à 540° (même principe qu’un demi-tour, mais assorti d’un tour complet en l’air avec les jambes croisées histoire de rendre la chose plus mysterious) se barre chez Columbia et sort d’entrée de jeu un tube disco, l’impitoyablement dansant et suave Disco lady. Ici, on ne pense plus à une quadragénaire en feu mais plutôt à une adolescente dans la force de l’âge qui aurait envie de bouffer du dancefloor, histoire de déguster quelques knackis à la sortie de la boîte. La face B, You’re the best in the world, n’est pas en reste et écrase tout sur son passage. Bref, dans le genre, ça défouraille sévère.

Ne comprenant pas qu’elle a en magasin une pépite soul, Columbia n’aura de cesse de vendre Taylor comme un artiste disco, alors que Johnnie est comme les prises : multiple. Bilan : les ventes fondent comme un Twix sur une lunette arrière à Palavas-les-flots. Alors Johnnie se casse. Forçat du tube et de la mélodie en or, le mellow man continue à enfiler avec une régularité délirante perle sur perle et se rapproche au début des 80’s d’un style très influencé par Roger Nelson, aka Prince le nain de Minneapolis. Comme en témoigne par exemple I need a freak.

Tu l’auras compris – ou alors je me suis mal exprimé ce qui est fort possible, Johnnie Taylor était un monstre et son oubli progressif semble incompréhensible. Most underrated soul singer of all time? Etant de religion suisse, j’aurais quelques difficultés à me prononcer clairement, mais entre nous, je ne suis parfois pas loin de le penser.

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