Dimanche 17 Avril, après avoir régné sur la littérature anglo-saxonne pendant quatre décennies, John Graham a cassé sa pipe. Né en Chine en 1930, décédé à Shepperton en 2009. L’homme est mort mais reste une œuvre colossale : dix-sept romans et une douzaine de recueils de nouvelles. Science-fiction ? Non, il était le romancier et novelliste d’un « présent visionnaire ».
Mon Ballard, fondateur des mythologies au cœur de tout son travail, c’est La foire aux atrocités (1969). Ce roman hermétique, démantibulé, anarchique, révolutionne ma vie de lectrice. Obsessions du monde contemporain, myriade de narrateurs, fascination morbide pour l’automobile et sa charge érotique (concentré dont naîtra Crash en 1973), tout y est craché, pêle-mêle. Lecture aride où l’on doit accepter de ne pas tout saisir, tout comprendre. La littérature, vierge effarouchée, qu’on ne peut qu’effleurer, qui peut faire bander, mais qu’il est impossible de posséder pleinement. Sur les traces de Burroughs, Ballard ouvre la brèche d’une écriture fantastique, fantasmée, qui contamine d’autres formes artistiques. Joy division s’en inspire pour Atrocity Exhibition, Merzbow (musicien expérimental japonais) reprend le titre d’un chapitre (Great American Nude) pour un de ces albums. Sombre, désespérée, jouissive, l’écriture de l’anglais me chavire encore.
Décidée à entrer plus avant dans son œuvre, je dévore Crash, dont Cronenberg signe une adaptation vénéneuse, troublante et fidèle. Ecriture métallique pour un roman techno-érotique. Suivent, entre mes mains, Super-Cannes (des cadres se détendent sous le soleil de la Côte d’Azur en organisant des lynchages), Que notre règne vienne (un centre commercial, épicentre d’une rébellion middle class), Millenium People (quand une banlieue cossue de Londres se révèle le QG d’un groupuscule terroriste bourgeois) et dernièrement Sauvagerie.
On ne sort pas indemne d’un livre de Ballard. Parce que l’expérience esthétique est forte, la lecture intransigeante, exigeante. Parce que sous couvert d’anticipation, c’est notre présent, notre monde, notre sale monde que Ballard disséquait. Le consumérisme effréné et ses temples périurbains. L’urbanisation démentielle des villes nouvelles, bunkers d’un nouveau genre où les bourgeois se terrent. La passion malsaine qu’on entretient avec la voiture, symbole de réussite et de mort. Cercueils roulants qui te trimballent le long d’autoroutes hypertrophiées, asphyxiant ta vie à laquelle tu t’es résigné sans lutter. Autant d’images obsédantes. Et la violence. Celle des rapports humains, familiaux, sociaux.
Sauvagerie, court roman réédité en 2008, mettait en scène une tuerie dans un « pleasantville » luxueux où aucun adulte n’était épargné, pas plus que les enfants, portés disparus. Un an après cette dernière publication, c’est au tour de l’auteur de s’évaporer.
Quoi de plus (para)normal ; il fallait bien qu’un jour la réalité dépasse la fiction.